La quasi renaissance du musée d’Amiens, l’un des plus considérables de France, n’a eu lieu, après huit ans de travaux, qu’en février 2020, juste en marge du contrariant covid, lequel, on s’en doute, n’aura guère facilité la résonance médiatique de l’événement [1]. Cela dit, une telle monstrance nous réservait, on s’en doute, quelques heureuses surprises. Pouvait-il d’ailleurs en être autrement ? Comment imaginer que des conservateurs de musée ne soient pas aussi et même d’abord des historiens d’art susceptibles de trier et honorer, disposer et réencadrer si besoin est, faire restaurer, étudier et documenter, cataloguer et attribuer (une double opération souvent), commenter et expliquer, augmenter à l’occasion et ce, malgré les difficultés du temps, les avoirs de leurs collections, lesquelles sont désormais comme à Amiens très vertueusement réexposées [2] ?. Qu’il nous soit permis au passage de tancer l’actuelle mode, incroyablement débridée, de l’expositionite qui ne saurait (et ne devrait !) jamais constituer l’alpha et l’oméga de la vie et de la réalité des musées ! La réouverture d’Amiens, toute axée sur l’essentiel et le permanent, a vraiment quant à elle du bon et même plus que du très bon !
- 1. Benjamin Gerritsz. Cuyp (1612-1652)
L’Adoration des bergers
Huile sur panneau - 92 x 70 cm
Amiens, Musée de Picardie
Photo : Musée de Picardie - See the image in its page
Aussi bien voudrions-nous parmi les nouveautés bienvenues du réaccrochage, spécialement attirer l’attention sur l’Adoration des bergers de Benjamin Gerritsz. Cuyp (1612-1652) jamais montrée au public jusqu’à maintenant (ill. 1), de ce Cuyp qui est l’un des membres de l’illustre famille des peintres de ce nom à Dordrecht, laquelle se distingue notamment par Jacob Gerritsz., un demi-frère d’une génération plus ancienne (1594-1651), et par le neveu de Benjamin, Aelbert (1620-1691), le seul des Cuyp qui soit aujourd’hui vraiment célèbre.
Donné au musée de Picardie en mai 2011 par les enfants [3] de Jacques Foucart-Borville [4] (1912-2005), cet érudit et historien d’art et d’histoire si attaché à Amiens, singulièrement à l’étude de la cathédrale et du musée comme à tout le passé de la région, ce tableau sans autre provenance connue que directement familiale depuis le XIXe siècle [5] n’avait pu être exposé à temps pour la réouverture du musée du fait d’une restauration achevée seulement en mai 2020 [6], par le fait d’un retard dû cette fois encore au fâcheux covid…
Dans la foisonnante (et fascinante !) galerie des peintres d’histoire du Siècle d’or néerlandais, au premier chef les Rembranesques, qu’ils soient ou non de vrais élèves de Rembrandt ou simplement des artistes manifestement influencés par le maître, ce qui représente un considérable élargissement de la curiosité et de l’histoire de l’art au cours de ces dernières années [7], émerge justement l’attachant Benjamin Cuyp, peintre d’histoire et de genre aussi savoureux que prolifique qui ne mérite certes plus d’être relégué loin derrière les autres Cuyp précédemment cités, tels Jacob, probe portraitiste, et le fils de ce dernier, Aelbert, l’enchanteur paysagiste et lui aussi peintre d’histoire sacrée, comme le prouve au musée d’Amiens une belle acquisition effectuée en1984 [8]).
Benjamin Cuyp pourrait même être surnommé en quelque sorte le maître des Adorations des bergers et accessoirement celui des Annonces aux bergers, tant il en a multiplié les évocations, succès qui a sans nul doute entraîné des répétitions, copies, imitations, pour raisons commerciales, ainsi que l’a établi la spécialiste hongroise du peintre, Ildikó Ember, dans une ample et novatrice étude monographique, quasi un catalogue sommaire (provisoirement !) complet de l’œuvre peint de cet artiste qui fut longtemps minoré. Dans ce travail publié en 1979 et 1980 [9], le tableau désormais à Amiens était alors recensé sous le n° 58 chez Jacques Foucart [-Borville] [10].
Sur une bonne centaine – 123 à peu près – de peintures d’histoire sacrée (essentiellement Ancien et Nouveau Testament) que Ildikó Ember retient comme authentiques, on compte quelque trente Adorations des bergers dont plusieurs déjà dans des musées à la date de la publication de ce corpus (par exemple à Berlin, Bremen, Bordeaux, Dessau, Dordrecht [11], Gateshead, Madrid, Mannheim, Poitiers, Roanne, Utrecht, etc.), treize Annonces aux bergers, un thème connexe qui se prête lui aussi à des frappants effets d’éclairage [12], dix Adorations des Rois mages, sans compter nombre de sujets tirés de la vie du Christ, spécialement L’Ange soulevant la pierre du sépulcre et La Résurrection de Lazare, avec ce goût si affirmé pour les rayonnements de lumière théâtraux (ainsi à Lille, Stockholm, Dordrecht ou Budapest pour l’Ange au sépulcre, à Valenciennes ou à Augsbourg pour la Résurrection de Lazare), et l’on se doute que bien d’autres peintures de Cuyp sur de tels sujets sont apparues depuis, notamment dans les ventes publiques. Une telle spécialisation de notre artiste dans la peinture ne saurait bien sûr faire oublier son adhésion résolue au genre rustique-populiste. Ildikó Ember retient à cet égard au moins cent cinquante tableaux de paysages, scènes villageoises, batailles. Une adhésion à la peinture de genre que Benjamin Cuyp partage avec tant de ses contemporains nordiques, tels Adriaen Van Ostade (1610-1685) avec lequel Cuyp a été parfois significativement confondu ou même David Teniers (1610-1690). D’où la typique et sympathique figuration alertement bonhomme qui, elle aussi, agrémente immanquablement chez Cuyp la plupart de ses scènes d’histoire religieuse.
- 2. Benjamin Gerritsz. Cuyp (1612-1652)
L’Adoration des bergers
Huile sur panneau - 69 x 92 cm
Roanne, Musée Déchelette
Photo : Musée Déchelette - See the image in its page
- 3. Benjamin Gerritsz. Cuyp (1612-1652)
L’Adoration des bergers
Huile sur panneau - 68 x 97 cm
Dordrecht, Dordrechts Museum
Photo : Dordrechts Museum - See the image in its page
Avantage insigne pour Amiens, au vu de toutes les comparaisons photographiques qu’on peut faire entre la présente Adoration des bergers d’Amiens et celles repérables sur le base Internet du RKD à La Haye et sur celles de ventes publiques de type Artprice et Artnet.com, le tableau du musée de Picardie se révèle sans conteste, comme le met bien en valeur la belle restauration récente, l’un des plus heureusement composés et d’un équilibre qui fait tout autant allégeance au plaisir de la forme plastique qu’à la sincérité du ressenti religieux. C’est que le choix du format vertical adopté dans le tableau d’Amiens est particulièrement propice à une insistante dramaturgie d’éclairage tombée d’en haut, disons d’un ciel peuplé d’angelots comme il sied à cet épisode du récit évangélique (Luc II, 8). Le parti vertical adopté ici, pour être étroitement contraignant, efficacement resserré, magnifie en fin de compte la scène, la dignifie en quelque sorte en lui conférant de la profondeur et du recul, autrement dit une nécessaire distanciation autant sacrale que spatiale. Bestiaux par exemple et bergers sont à dessein regroupés en bloc à gauche, hiérarchisation s’impose ! Cette bienfaisante tendance à l’ascensionnel, va au rebours de l’horizontalisme qui affecte, gêne parfois même les Adorations des bergers étirées en largeur, nettement les plus nombreuses (ill. 2 et ill. 3), ce qui n’est pas surprenant – idem bien sûr pour les Adorations des Rois –, où l’effet de coulée de lumière risque alors d’être moins prédominant, voire concurrencé par la prosaïque réalité des bestiaux [13] et des bergers. Il n’est que juste d’observer ici combien la restauration du tableau amiénois lui a été profitable, rendant pleinement force et sens à l’effet d’éclairage : une lumière suggestivement fractionnée [14] et de ce fait davantage démonstrative, une lumière vivante, dynamique, comme une (surnaturelle !) lumière de l’Esprit, qui s’en vient isoler, détacher et littéralement illuminer le groupe sacré des parents et de l’Enfant. L’allègement du vernis a révélé ainsi à nouveau et le pur bleu ciel – pas trop pur cependant – et l’irradiante blancheur du linge enveloppant l’enfant, et la discrète, un je ne sais quoi attendrissante note bleu pâle de la robe de la Vierge qui rime seule avec le bleu clair du ciel mais tranche sur un chaleureux concert de bruns et de dorés. Seul regret peut-être dans ce tableau presque trop parfait, une saillie d’une partie de nuages à droite qui ballonnent presque maladroitement.
- 4. Benjamin Gerritsz. Cuyp (1612-1652)
L’Adoration des bergers (détail)
Huile sur panneau - 92 x 70 cm
Amiens, Musée de Picardie
Photo : Musée de Picardie - See the image in its page
Soulignons surtout le geste tellement parlant, ô combien symbolique de la Vierge qui élève les bras (ill. 4), geste d’acclamation et d’exhortation pour signifier (c’est le mystère de Noël !) que l’enfant – l’Enfant-Dieu – est d’une nature autre que purement terrestre, qu’il est à saluer et à reconnaître ici comme tel. Le détail est pratiquement exceptionnel dans les Adorations des bergers de Benjamin Cuyp. A lui seul, il justifie la primauté qui doit revenir de toute évidence au tableau d’Amiens. En général, la Vierge, dans les autres versions, est assez peu participative, joint simplement les mains, tient parfois un pan de drapé de l’Enfant. Notons cependant un autre cas rare dans un tableau proposé en vente à Londres en 2013 [15] où l’on voit, ce n’est pas moins porteur de sens, la Vierge posant une main sur la tête de l’Enfant pour le désigner aux bergers et en même temps marquer sa filiation divine, tandis qu’elle brandit son autre main en signe d’oraison (ill. 5). Comme à Amiens, l’évidence du rôle de Marie doit ici être relevée [16], mais le motif montre alors bien moins d’éloquence, et le tableau de la vente de 2005 reste dans son effet d’ensemble peu persuasif, disons trop peu signifiant.
- 5. Benjamin Gerritsz. Cuyp (1612-1652)
L’Adoration des bergers
Huile sur panneau - 167 x 215 cm
Localisation actuelle inconnue
Photo : Christie’s - See the image in its page
Reste à savoir comment situer l’Adoration des bergers d’Amiens dans l’évolution stylistique de l’artiste. Or, l’on ne conserve de Benjamin Cuyp pratiquement aucune œuvre datée, à une exception près peu concluante, une Vue de port [17], et rien ne transparaît de la première formation du peintre à Dordrecht (chez son demi-frère Jacob Gerritsz. Cuyp, au dire de Houbraken en 1718). Ensuite, on sait seulement qu’en 1631 Benjamin Cuyp devient maître à la Corporation des peintres de Dordrecht, puis on le trouve mentionné encore dans cette ville en 1641, il demeure à La Haye en 1643, à Utrecht en 1645, ville où il doit avoir des liens familiaux, et il est attesté de nouveau à Dordrecht en 1652 où il décède. Rien d’éclairant hors le simple contexte de l’époque pour expliquer de fait l’extraordinaire emprise qu’exerce l’art de Rembrandt sur Benjamin Cuyp, laquelle dut être sans nul doute assez précoce, si l’on en juge, comme le propose Ildikó Ember, par de multiples emprunts et démarquages de Rembrandt constatés chez Cuyp et ce, à partir d’œuvres appartenant elles-mêmes à la jeunesse du maître leydois. L’indéniable gaucherie de telles imitations, parfois dûment signées de Cuyp, peut-être pour qu’on ne les confonde pas avec les productions mêmes de Rembrandt, pourrait permettre ainsi une première évaluation, il est vrai laborieuse, des débuts de Benjamin Cuyp qui pour autant ne paraît pas avoir été un véritable élève de Rembrandt.
Convenons-en alors, une meilleure maîtrise des effets de lumière et davantage d’alacrité formelle justifieraient raisonnablement de situer dans les années 1630 et au-delà nombre de tableaux de Benjamin Cuyp qui se révèlent être en parallèle justement avec Rembrandt, tant d’un point de vue qualitatif que stylistique. Est-ce à dire que Cuyp cherchait en quelque sorte à rivaliser avec son modèle et chef d’inspiration leydois ? Ainsi en est-il des œuvres de Benjamin Cuyp vraiment discernables comme telles avec leur écriture saccadée si particulière, nourrie de brusqueries, d’éclairages théâtraux et de coups de lumière fantastique qui tendent à parodier le langage de la gravure rembranesque. Comme l’attestent notamment les virtuoses rayonnements qui qualifient si bien ses Résurrections du Christ (voir les versions déjà citées de l’Ange soulevant la pierre du sépulcre à Lille et à Budapest) ou une frappante Résurrection de Lazare comme celle de l’Ermitage.
- 6. Rembrandt (Rembrandt Harmensz. van Rijn) (1606-1669)
L’Annonce aux bergers, 1634
Gravure, 26,2 x 21,8 cm.
Paris, Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris
Photo : Paris Musées/Domaine public - See the image in its page
C’est dans cette phase de rembranisme accompli et mûri, toute en baroquisation et narratif merveilleux que se déploie chez Benjamin Cuyp le thème privilégié de par ses possibilités expressives de l’Adoration des bergers tout comme celui de l’Annonce aux bergers qui en est nécessairement inséparable. Comment ne pas s’appuyer ici sur la sublime, incontournable gravure de l’Annonce aux bergers de Rembrandt datée de 1634 [18] (ill. 6), avec sa somptueuse théâtralisation de nuées célestes trouant la nuit terrestre et sylvestre ! Tout de même, ne serait-ce que par le choix du format vertical, Cuyp change hardiment de référence rembranesque, ne s’intéressant plus aux modestes petites gravures réalistes de la jeunesse de Rembrandt. Non peut-être sans un certain décalage chronologique par rapport au Rembrandt graveur de 1634 : Ildikø Ember (p. 134) propose bien pour de telles Adorations des bergers de Cuyp une datation relativement tardive, à la fin des années 1630 ou au début des années 1640, comme si l’artiste était plus à même d’assimiler enfin la puissante novation créatrice de Rembrandt sans pour autant la pasticher, ce qui serait faire aveu d’impuissance.
Pourrait-on même dire qu’il veut en ce tableau d’Amiens faire du rembranesque plus fort que celui de Rembrandt, presque comme pour se substituer à lui ? Le fait est que le maître de Leyde, paradoxalement, ne s’est guère attaqué au thème de l’Adoration des bergers mis à part une gravure d’ailleurs assez tardive, vers 1654 [19], en fait une simple Nativité ou Sainte Famille, petite évocation à format horizontal et nantie de quelques pieux bergers, ainsi que deux peintures conservées à Londres et à Munich, toutes deux de 1648 [20], narrations elles aussi concentrées sur un effet d’intimisme et dépourvues de toute illumination à caractère proprement hiérophanique où l’éclairage tombe significativement d’en haut.
- 7. Benjamin Gerritsz. Cuyp (1612-1652)
L’Ombre de Samuel évoquée devant Saül par la pythonisse d’Endor
Huile sur panneau - 55 x 59 cm
Remiremont, Musée municipal Charles de Bruyères
Photo : Musée de Remiremont - See the image in its page
De quoi conclure avec ce nouveau Benjamin Cuyp amiénois, dernier à être entré à ce jour dans les collections publiques françaises, sur une belle séquence d’achats d’œuvres religieuses de Cuyp effectués au XXe siècle. Pour une fois, ne disons pas que nos musées restent peu acheteurs et médiocrement curieux ! Ainsi ont-ils su élire, pour s’en tenir à l’exemple privilégié de Cuyp, des Adorations des bergers comme celles des musées de Poitiers et de Roanne. Telle jolie Fuite en Egypte presque elsheimérienne par son pittoresque effet d’éclairage lunaire est arrivée à Soissons et un Ermite complaisamment rembranesque (dans l’esprit des premiers exercices pittoresques du maître leydois en ses débuts) se voit désormais à Chalon-sur-Saône, tout comme, à Remiremont, une étrange représentation biblique, L’Ombre de Samuel évoquée devant Saül par la pythonisse d’Endor brillamment acquise en 1991 (ill. 7). Enfin, à des dates plus anciennes, remontant nettement au XIXe siècle, sont parvenus dans divers musées maints Cuyp avantageux : à Lille (L’Ange soulevant le couvercle du tombeau du Christ), à Valenciennes (La Résurrection de Lazare), à Bordeaux (L’Adoration des bergers), à Epinal (La Montée du Christ au calvaire). Autant de sujets d’histoire religieuse plus attractifs, admettons-le, que le genre simplement rustique ou batailliste dans lequel abonde également Benjamin Cuyp et qui retint facilement l’attention des musées ou des amateurs (Aix en Provence, Amiens – Réjouissances villageoises –, Bordeaux, Douai – deux tableaux –, Quimper, Rennes, Paris (Louvre), etc.
Tant qu’à faire, le sous-aimé Benjamin Cuyp trouvera pleine et glorieuse audience dans ce nouveau musée d’Amiens tout paré de chefs-d’œuvre comme celui-ci.