La loi (article L111-1 du code du patrimoine) définit les trésors nationaux comme étant les biens appartenant aux collections publiques françaises, les biens classés monuments historiques, et ceux « qui présentent un intérêt majeur pour le patrimoine national au point de vue de l’histoire, de l’art ou de l’archéologie »
Pour sortir de France, un bien culturel doit obtenir un certificat d’exportation. « Ce certificat atteste à titre permanent que le bien n’a pas le caractère de trésor national » (article L111-2).
Un trésor national s’étant vu refuser le certificat est bloqué pendant 30 mois et peut être acquis par l’État. Si l’État n’a pas réussi à l’acquérir, en suivant la procédure prévue par la loi, l’œuvre peut sortir de France.
À aucun moment la loi ne conditionne le caractère de trésor national à la capacité ou non de l’État de l’acheter.
- 1. Rembrandt van Rijn (1606-1669)
Portrait de Marten Soolmans, 1634
Huile sur toile - 210 x 135 cm
Paris, collection Éric de Rothschild
Photo : WGA (domaine public) - Voir l´image dans sa page
- 2. Rembrandt van Rijn (1606-1669)
Portrait de Oopjen Coppit,
épouse de Marten Soolmans, 1634
Huile sur toile - 210 x 134 cm
Paris, collection Éric de Rothschild
Photo : WGA (domaine public) - Voir l´image dans sa page
Si l’« intérêt majeur pour le patrimoine national au point de vue de l’histoire, de l’art ou de l’archéologie » peut être discuté pour de nombreuses œuvres, il est impossible qu’il le soit pour des portraits en pied peints en pendants par Rembrandt et conservés dans la collection Rothschild depuis plus d’un siècle (ill. 1 et 2). Rembrandt est un des plus grand génies de la peinture, ces portraits sont des chefs-d’œuvre absolus et aucun musée français ne conserve d’œuvres équivalentes, pas même le Louvre. Les portraits de Marten Soolmans et de son épouse SONT des trésors nationaux. Or, l’État vient de leur refuser cette qualité en acceptant leur sortie de France.
La manière dont cette autorisation a été accordée est d’ailleurs étrange. Les conseillers du ministère, pour les trésors nationaux, sont les chefs des « grands départements ». Pour les peintures anciennes, il s’agit du directeur du département des peintures du Musée du Louvre qui agit au nom de tous les musées des beaux-arts français, pas seulement le Louvre. C’est lui qui décide ou non de signer les certificats d’exportation qui lui sont demandés. En cas de refus, les œuvres sont présentées à la Commission consultative des trésors nationaux qui donne un avis, et la décision finale de refus est prise par le ministère de la Culture. En ce domaine, les chefs des grands départements ne sont pas hiérarchiquement rattachés au président directeur du Louvre.
Selon nos informations, même si Vincent Berjot, le directeur des patrimoines, nous a assuré que la discussion avait été collective, c’est le président du Louvre qui a choisi d’autoriser l’exportation des deux tableaux de Rembrandt [1], considérant que ce musée n’avait pas les moyens de les acquérir. Les œuvres n’ont même pas été soumises à l’avis de la Commission consultative des trésors nationaux.
Il n’y aurait rien eu de honteux à ne pas réussir à acheter ces toiles si tout avait été tenté pour le faire. Mais cette reddition en rase campagne, sans même combattre, est indigne d’un pays comme la France. N’hésitons pas à employer les grands mots : conserver dans notre pays deux des plus importants tableaux demeurés en collection privée pour les montrer au plus grand nombre était un devoir majeur du ministère de la Culture et du Louvre. On rappellera le scandale que causa au début des années 60 la vente aux États-Unis de la Diseuse de bonne aventure de Georges de La Tour. André Malraux, ministre de la Culture, dut venir s’expliquer devant l’Assemblée nationale et l’affaire aurait à terme coûté son poste au directeur du Louvre, Germain Bazin. C’était sans doute une autre époque où l’intérêt national était au cœur de la mission des fonctionnaires et des élus français. Aujourd’hui, c’est une vision comptable qui prévaut et il est probable que l’ombre du ministère des Finances a également pesé sur la décision, Vincent Berjot nous ayant rappelé que l’acquisition d’un trésor national via le mécénat engage une dépense fiscale de l’État et qu’il s’agissait donc aussi d’un sujet touchant aux finances publiques.
S’il ne discute pas qu’il s’agit effectivement de tableaux majeurs, il nous a expliqué qu’il était « impossible de boucler un financement en trente mois » et qu’« interdire de sortie des tableaux qu’on ne peut pas retenir serait un dévoiement du dispositif ». Dévoyer le dispositif, c’est plutôt accorder un certificat d’exportation à ces tableaux sans même les proposer à l’examen de la commission consultative des trésors nationaux. Ce document vient en effet certifier que « le bien n’a pas le caractère de trésor national ». Ce qui est faux.
Le Louvre a par ailleurs justifié son choix ainsi : « L’État doit […] être en capacité financière d’acquérir les œuvres proposées. Dans ce cas précis, leur acquisition s’avérait malheureusement difficile. » C’est difficile, surtout n’essayons pas ! Imaginons ce que serait aujourd’hui ce musée si ses anciens responsables avaient agi dans cet état d’esprit...
Cette affaire marque clairement la fin d’un système qui s’essoufflait terriblement ces dernières années. Lorsque la volonté de se battre pour conserver en France les trésors nationaux fait défaut, cette procédure ne sert plus à rien et ce n’est pas l’exception de la table de Teschen qui viendra contredire ce constat. Désormais, si l’on autorise la sortie de France d’œuvres telles que ces deux Rembrandt, c’est que la notion même de trésor national n’existe plus.
D’après nos informations, le prix des œuvres indiqué sur la demande de certificat se situerait autour de 150 millions d’euros pour les deux tableaux. Montant évidemment très élevé, certainement d’ailleurs trop élevé. Des expertises et contre-expertises sont pourtant prévues par la loi pour aboutir à un prix conforme à celui du marché. S’il est difficile d’évaluer celui de deux toiles de cette importance, si l’on trouvera peut-être un acheteur comme le Qatar prêt à les payer plusieurs centaines de millions d’euros, il est probable qu’on aurait pu aboutir à un montant moindre. La durée de l’interdiction de sortie d’un trésor national est de deux ans et demi. En deux ans et demi, on peut faire beaucoup de choses, encore faut-il en avoir la volonté, d’autant que Rembrandt est un nom suffisamment connu pour attirer les mécènes.
Le Louvre porte donc une lourde responsabilité. Il n’est évidemment pas le seul. Car c’est bien le ministère de la Culture qui, in fine, délivre le certificat d’exportation. Et bien entendu, cette affaire est remontée jusqu’à la ministre. Mais désormais, plus personne n’attend rien de Fleur Pellerin dans le domaine des musées et du patrimoine.
Il faut, enfin, pointer aussi du doigt le propriétaire, Éric de Rothschild que nous ne sommes pas parvenu à joindre, malgré nos efforts.
Il fut un temps, pas si lointain, où les Rothschild étaient de grands mécènes des musées français. Il n’est pas question ici de demander qu’il donne à la France ces deux tableaux. Mais rien ne l’obligeait à se comporter ainsi. Il aurait pu, il aurait dû, pour faire honneur à son nom, se rapprocher du ministère et du musée, convenir avec eux d’un montant raisonnable sans chercher à en obtenir le plus haut prix, et trouver un accord pour leur laisser le temps, pourquoi pas sur plusieurs années, de réunir la somme demandée.
Éric de Rothschild est membre du conseil d’administration de la Société des Amis du Louvre. Drôle d’ami !