Ce qui vient de se passer à l’Opéra avait déjà été envisagé et étudié peut-on lire dans le texte que vous signez pour Le Journal du Dimanche. Pouvez-vous nous rappeler l’historique ?
Cette idée de supprimer les loges remonte au rapport Vilar en 1967. L’idée en était de créer un opéra populaire et finalement, de faire de l’Opéra Garnier une manière de TNP de l’art lyrique et de la danse. Il s’agissait de « démocratiser » l’art lyrique et la danse en veillant à ce que le palais Garnier, « temple de l’élite bourgeoise », soit plus ouvert et moins cher. Les loges, symboles de la société du XIXe siècle, devaient disparaître et la salle « à l’italienne » se rapporocher le plus possible d’une salle frontale, à l’image du futur Théâtre de la Ville.
Le projet Vilar, Béjart et Boulez a été, Dieu soit loué !, emporté par la tornade de mai 1968. L’Opéra Garnier a , par la suite, fait l’objet de nombreuses campagnes de travaux, portant notamment sur la mise en conformité des réseaux électriques et des fluides , mais la salle était restée intacte à l’exception de l’adjonction, que je suis sans doute le seul à déplorer, du plafond de Chagall, marouflé sur celui de Lenepveu.
Lorsque je suis arrivé à l’Opéra en 1969, les spectacles y étaient tombés, à de rares exceptions près, dans une médiocrité tragique mais le bâtiment, le grand escalier, les foyers et surtout la salle constituaient un « produit d’appel » touristique majeur. Les « tours opérators », comme on ne disait pas encore à l’époque, achetaient par lots les places les moins chères pour une clientèle de Japonais qui restaient pour un acte et redonnaient leur contremarque à un autre autocar pour l’acte suivant ! C’était le seul moyen de voir la salle. Le Palais Garnier n’était pas autrement ouvert à la visite !
En 1973 a eu lieu le grand renouveau dû à Rolf Liebermann dont j’étais l’adjoint. Nous avons veillé à entretenir le monument le plus respectueusement et à y donner des spectacles de la plus haute qualité.
Puis, en 1980, l’idée de la suppression des loges a refait surface, alors que l’excellent Jean-Loup Roubert, grand prix de Rome, était architecte en chef du Palais Garnier. C’est lui qui, appuyé par des historiens et des amoureux de ce bâtiment historique classé, a pu repousser le projet. L’année suivante, en 1981, l’hydre a ressurgi, pour répondre - c’était l’antienne - au souhait de « démocratisation », en réclamant à nouveau la suppression des cloisons des loges qui semblait la panacée, au mépris du respect du monument.
Or on ne peut imaginer l’histoire de l’Opéra sans les loges. Elles avaient une fonction sociale et font donc font partie consubstancielle de son histoire, de sa structure. Une nouvelle fois elles ont été sauvées grâce à Roubert. La décision de construire la nouvelle salle à la Bastille a été prise. J’étais alors à Genève et je pensais que le problème était réglé avec la création d’un nouveau théâtre plus populaire qui donnait finalement corps à l’idéal du rapport Boulez, Béjart et Vilar.
Ensuite, vous êtes revenu à l’Opéra pour le diriger, et vous l’avez fait restaurer. Pouvez-vous nous rappeler ce qui s’est passé pendant cette période ?
Quand en 1993 j’ai accepté la proposition de revenir à l’Opéra de Paris, j’ai posé une condition : mettre fin à la décision de ne donner des opéras qu’à Bastille et de réserver la salle Garnier à la danse. Je souhaitais qu’on pût moduler la programmation entre les deux salles. J’ai voulu aussi la restauration de l’Opéra Garnier dans sa dimension patrimoniale et j’ai obtenu l’arbitrage favorable d’Édouard Balladur, ce qui a entrainé la fermeture de la salle pendant deux ans afin de doter la cage de scène de la machinerie nécessaire, tout en respectant l’essentiel, c’est à dire la pente de 5% de la scène du plateau. Celle-ci établit un rapport idéal avec la salle, qui a elle-même une pente inverse . Nous avons échappé de peu à la volonté « modernisatrice » d’un certain nombre de scénographes et de décorateurs qui auraient voulu toute une machinerie à l’allemande, c’est-à-dire un plateau horizontal avec des ponts élévateurs sur vérins hydrauliques qui aurait dénaturé ce rapport si remarquable, sans parler de l’acoustique. J’ai tenu bon et on dispose aujourd’hui du théâtre à l’italienne tel que l’a voulu Garnier, mais doté des équipements modernes nécessaires à son bon fonctionnement.
Pendant cette longue fermeture, nous avons restauré la salle. Le rideau d’avant-scène, un des chefs-d’œuvre du genre, dû à Rubé, grand décorateur, collaborateur de Garnier, avait disparu, et sa copie qui le remplaçait depuis 1952 était en très mauvais état. Nous avons fait peindre un nouveau rideau par Mattei, qui l’a créé dans le respect des maquettes et de ce qui existait. Nous avons refait un grand nombre de loges et fauteuils en mauvais état, et retapissé l’ensemble du théâtre du damas retissé sur le modèle des damas rouge du temps de Garnier et l’on a respecté le velours cramoisi des loges… Tous ces travaux ont eu lieu entre 1994 et 1996.
Puis, avec Alain-Charles Perrot, qui avait succédé à Roubert, nous avons continué la campagne de restauration par celle du Grand Foyer et de son plafond remarquable de Paul Baudry [1]. Nous avons pu, enfin inaugurer successivement la Loggia, rééquipée de ses candélabres de bronze, volés pendant la guerre, et de son sol où les marbres choisis par Garnier y reconstituent désormais un somptueux tapis polychrome. On a bien sûr restauré la façade, jusqu’aux initiales de l’Empereur qui avaient été effacés par la République
Pourquoi avez-vous décidé de sortir de la réserve que vous vous imposiez ?
Ce monument, je le connais, je l’admire et je l’aime. Je le respecte. Voilà pourquoi, au moment où revient ce serpent de mer de la suppression des loges, je ne peux pas rester indifférent. Le raisonnement qui consiste à dire « dans l’après-midi les loges seront là, mais le soir on les enlève », c’est de la bouillie pour les chats. En supposant que ce soit possible, cela voudrait dire que les « cochons de payant », les spectateurs qui viennent voir les spectacles, se trouveront dans une salle défigurée, il n’y a pas d’autre mot. Les loges sont des alvéoles indispensables à l’esthétique générale et, surtout, à la « couleur » de Garnier, à la magie de cette salle. Faire croire qu’on peut manipuler ces cloisons tous les jours en les installant sur des rails et qu’on les rangera tous les soirs, avec un personnel déjà trop peu nombreux, c’est nous prendre tous pour des imbéciles. De l’aveu même des gens de l’Opéra, on ne gagnerait que 30 fauteuils ce qui, mis bout à bout, représente à peine plus de 300 000 € par an. Et c’est pour cela qu’on a vendu l’âme du chef d’œuvre de Charles Garnier !
Ces travaux ont été menés en catimini. Chapeau pour la communication ! Comment Stéphane Lissner, un politique si avisé, a-t-il pu se laisser entraîner dans une histoire pareille ? D’après ce que j’ai compris, l’Architecte en Chef (sic !) aurait donné un avis négatif à un certain stade de l’avancement, l’aurait transmis à la Direction Régionale des Affaires Culturelles, et il semblerait que la DRAC n’avait encore rien avalisé officiellement. D’aucuns s’interrogent sur l’autorité de l’État ! Où est-elle en l’occurrence ?
Si l’Opéra Bastille appartient à l’Établissement Public [2], le Palais Garnier, n’appartient pas à la direction de l’Opéra qui, nommée pour six ans, n’en est qu’affectataire. Ce monument appartient à tous les Français, et même au monde entier qui l’admire et nous l’envie.
Secrétaire général de l’Opéra 1969-1972
Aministrateur-adjoint de l’Opéra 1973-1980
Directeur de l’Opéra National de Paris 1995-2004