L’incendie qui a en partie détruit samedi dernier le château du Grand-Serquigny dans l’Eure est un drame. Mais une fois de plus, il s’agit d’un drame qui aurait pu être évité : toutes les conditions étaient en effet réunies pour qu’il survienne, et comme d’habitude tout s’est passé sous les yeux d’un ministère de la Culture qui ne remplit pas ses missions. Car quelle que soit l’origine de l’incendie, l’État qu’il représente a failli à de multiples reprises.
- 1. Le château du Grand-Serquigny, carte postale ancienne
Photo : Wikimedia (domaine pubic) - Voir l´image dans sa page
Constatons d’abord que ce monument n’était que partiellement inscrit : seules les façades et la toiture du château, ainsi que les deux pavillons d’entrée, les douves, le colombier et la « grande allée et [les] prairies qui s’étendent en avant des deux façades principales » l’étaient.
Une protection donc très insuffisante : un simple coup d’œil aux photographies du monument montre qu’il aurait dû être classé, pas seulement inscrit, et entièrement, pas partiellement. Cette pratique d’une protection des façades et toitures seules est désormais rarement pratiquée, on préfère qu’elle soit globale. Mais le ministère de la Culture ne s’est jamais penché sur la question d’une remise à jour globale des niveaux de protection.
Quant à classer ce monument, à défaut de le faire d’office, encore aurait-il fallu l’autorisation de tous les propriétaires, qui sont aujourd’hui une quarantaine…
- 2. Le château du Grand-Serquigny en flammes le 31 décembre 2023
Photo : SDIS 27/Préfecture de l’Eure - Voir l´image dans sa page
Car - et c’est là le plus grand scandale - ce château avait fait l’objet d’une opération immobilière et fiscale de transformation en appartements. Rappelons en deux mots de quoi il s’agit : l’État autorise, et même encourage le découpage en appartements des châteaux, en donnant aux propriétaires la possibilité de déduire fiscalement les travaux qui y sont effectués. Sous prétexte de sauver le patrimoine, en réalité on le détruit. La découpe avait eu lieu avant 2009, date à partir de laquelle était imposée une autorisation de la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC), autorisation qui n’est plus nécessaire depuis 2017. N’importe quel château monument historique peut ainsi être découpé en morceaux, et d’autant plus si l’intérieur n’est pas protégé (ou protégé seulement partiellement) puisque les travaux ne nécessitent pas de contrôle du ministère. Rappelons l’exemple terrible du château de Pontchartrain (voir l’article).
Le promoteur (la Financière Barbatre) n’avait pas fait les travaux dans le château, puis avait été placé en redressement et en liquidation. Les propriétaires n’avaient donc jamais pu occuper le bâtiment principal ; en revanche, ils avaient bénéficié de la déduction fiscale et étaient désormais prêts, pour ceux qu’avait pu joindre la mairie, à lui céder leur part pour un euro symbolique ! Comme nous l’a confirmé le maire, le château n’était pas en ruines, hors d’eau et hors d’air. Il était en revanche abandonné, et s’il n’était pas squatté à proprement parler, il avait été visité à plusieurs reprises (notamment pour voler les éléments en cuivre). Le premier et le dernier étage avait été largement transformés au cours du temps mais le rez-de-chaussée conservait encore des éléments anciens - non protégés donc.
- 3. Le château du Grand-Serquigny après l’incendie
Photo : Préfecture de l’Eure - Voir l´image dans sa page
Depuis trois ans, la mairie essayait de récupérer ce monument. Mais seul l’État pouvait mener une expropriation. Car que prévoit le code du patrimoine ? Que « L’autorité administrative peut […] poursuivre au nom de l’État l’expropriation d’un immeuble déjà classé au titre des monuments historiques ou soumis à une instance de classement, en raison de l’intérêt public qu’il offre au point de vue de l’histoire ou de l’art ». Certes, les collectivités territoriales peuvent également mener une expropriation uniquement si le monument est classé. Celui-ci ne l’étant pas, seule une instance de classement, responsabilité du ministère de la Culture, pouvait le permettre. Qu’a fait ce dernier ? Rien, bien sûr.
Le pont des douves n’étant pas suffisamment solide pour autoriser le passage des camions de pompier (évidemment, puisqu’il n’y avait pas eu de travaux !), ceux-ci ne sont pas intervenus dans de bonnes conditions, comme ils l’auraient pu en luttant contre les flammes avec une grande échelle et, en faisant « la part du feu », sauver l’aile centrale et l’aile est. Les dégâts n’en ont été que plus considérables…
Tout, dans cet incendie, et quelles qu’en soient ses causes (probablement une occupation temporaire et illégale des lieux), pointe donc l’immense responsabilité du ministère de la Culture et de l’État. Et tout cela avec l’argent des contribuables. Il est essentiel que, comme le demande l’association Sites & Monuments (voir cet article), on revienne d’urgence à l’obligation d’un agrément des Directions régionales des affaires culturelles pour les opérations de défiscalisation sur monument historique. Celles-ci doivent être interdites sur les châteaux, seuls les monuments qui ne risquent pas de souffrir d’un tel découpage par lot pouvant, dans certains cas, en bénéficier (par exemple les parties des abbayes qui étaient autrefois les logements des moines ou les casernes)… Cela doit rester l’exception et faire l’objet d’une surveillance particulière.
Que va donc devenir le château du Grand-Serquigny ? Malgré l’inquiétude que nous avons pu ressentir en parlant avec le maire, Frédéric Delamarre, nous avons senti celui-ci très déterminé à le sauver. Il faudra, dans un premier temps, consolider les murs. Puis rapidement procéder à une expropriations au profit de la commune, parallèlement à un classement. Et que la mairie bénéficie du soutien général (Ministère de la Culture, fondations, etc.).
Quant à la ministre de la Culture, elle sait ce qu’il lui reste à faire : inscrire dans le code du patrimoine la limitation stricte de ces opérations de défiscalisation qui détruisent le patrimoine.