À La Réunion, une sculpture déboulonnée ?

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Le 14 juin 2020, alors que les destructions de sculptures battaient leur plein, le président de la République Emmanuel Macron affirmait : « aucune statue ne sera déboulonnée » (voir cette vidéo). C’est pourtant ce que l’État s’apprête à laisser faire à Saint-Denis de La Réunion.
L’œuvre en question est une sculpture de Louis Rochet, un élève de David d’Angers (ill. 1 à 4). Elle représente François Mahé de La Bourdonnais, date de 1854 et a été présentée à l’Exposition Universelle de 1855 où l’artiste avait reçu une médaille de troisième classe. Elle est installée depuis 1856 à son emplacement actuel, au centre de la place se trouvant à côté de l’hôtel de la Préfecture, au milieu d’un jardin qui porte le nom de square La Bourdonnais et qui s’est créé progressivement autour de ce monument [1].
Celui-ci est inscrit monument historique depuis le 14 août 2000. Le 14 janvier 2002, son classement, avec le socle, l’emmarchement et la grille, avait été approuvé par la Commission nationale des monuments historiques (ancien nom de la Commission nationale du patrimoine et de l’architecture) « en raison de sa qualité architecturale et sculpturale ». La ministre de la Culture de l’époque, Catherine Tasca, par la voix de Francis Jamot, Chef du Bureau de la Protection des Monuments Historiques demandait que le projet d’arrêté de classement lui soit adressé avant le 13 mai 2002, mais celui-ci n’a jamais été pris. On ne sait pourquoi.


1. Louis Rochet (1813-1878)
Monument de Bertrand-François Mahé de La Bourdonnais
Bronze, socle en pierre
Saint-Denis de la Réunion, place La Bourdonnais
Photo : Thierry Caro (CC BY-SA 3.0)
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La sculpture a été entièrement badigeonnée de peinture rose en octobre 2022 comme on le voit sur nos photos (ill. 2 et 4), ce qui est facilement nettoyable car il s’agit d’un bronze. Mais depuis, malgré la demande du préfet à la maire de Saint-Denis, Ericka Bareigts, rien n’a été fait pour la restaurer. Cette dernière, cédant à certaines associations, demande désormais que ce monument historique, qu’elle n’estime pas à sa place car représentant un « esclavagiste », soit déménagé, pour « redonner à cette place sa vérité historique ». Ou comment renverser le sens des mots, à défaut de pouvoir le faire du sens de l’histoire. Ce qui est historique en ces lieux, c’est bien le monument qui s’y trouve depuis près de deux siècles, et qui est reconnu comme tel par son inscription. L’installer, comme elle le souhaite, dans l’enceinte militaire de la caserne Lambert, priverait ce jardin de ce qui a été à l’origine de sa création et de son nom, et enlèverait à la vue du public (l’enceinte militaire ne lui est pas accessible) une œuvre d’art qui lui appartient, comme elle appartient à tous.


2. Louis Rochet (1813-1878)
Monument de Bertrand-François Mahé de La Bourdonnais
(état actuel, badigeonné en rose)
Bronze, socle en pierre
Saint-Denis de la Réunion, place La Bourdonnais
Photo : La Tribune de l’Art
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Or, cette demande a été officialisée par une conférence de presse tenue par la maire et le préfet de La Réunion Jérôme Filippini. Celui-ci a déclaré que « cette statue de Mahé de La Bourdonnais, elle est aujourd’hui dans un espace où elle n’a pas sa place compte tenu de l’intention de la maire de réaménager l’espace public et d’en faire un lieu plus ouvert et plus général » . ll apporte ainsi la caution de l’État à une opération contraire aux promesses du président de la République. Pourtant, la réponse obtenue du ministère de la Culture que nous avons interrogé semble le contredire : « Rien n’est acté. À ce stade, aucune demande de permis de construire n’a été déposée pour une opération de déplacement ». Un démenti, mais un démenti bien mou qui ne met pas un coup d’arrêt ferme à ces velléités et qui pour l’instant ne nous satisfait pas. Le ministère doit s’opposer sans ambiguïté au déplacement sans raisons d’un monument protégé, qui menace d’ailleurs sa pérennité (on ne transporte pas sans risques une telle sculpture, et surtout le socle qui la supporte et qui est également inscrit). Remarquons que le règlement du site patrimonial de Saint-Denis de La Réunion prohibe aussi ce déplacement, ce que renforcerait le classement demandé par la commission nationale (aujourd’hui CNPA).


3. Louis Rochet (1813-1878)
Bertrand-François Mahé de La Bourdonnais
Bronze
Saint-Denis de la Réunion, place La Bourdonnais
Photo : Thierry Caro (CC BY-SA 3.0)
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Comme le dit un courrier des lecteurs signé J. F. Bourdais publié le 29 septembre dernier sur le site Zinfos974.com : « À ma connaissance, aucun Réunionnais ne se prosterne devant la statue Mahé de La Bourdonnais. Sa disparition effacera l’histoire de son passage, mais profitera-t-elle à La Réunion, aux Réunionnais, au patrimoine et à l’éducation des jeunes générations ? Expliquer, éduquer plutôt qu’effacer. »
Heureusement, beaucoup de personnalités de La Réunion s’opposent à ce déboulonnage. Nous avons pris connaissance au moment où nous écrivions cet article du communiqué de la Région de la Réunion qui, par une décision unanime de sa commission permanente (voir cet article du journal Clicanoo), « a décidé de surseoir à l’examen du dossier de réhabilitation du square Labourdonnais, présenté par la commune de Saint-Denis ». Celle-ci dit « attendre des précisions sur la question controversée du déboulonnage et du déplacement de la statue de Mahé de La Bourdonnais », et « souhaite bénéficier de l’éclairage d’historiens et pouvoir échanger avec la mairie de Saint-Denis sur ce dossier ». Michel Vergoz, le maire de Sainte-Rose, une autre ville de La Réunion, qui siège à cette commission permanente, se réjouit de cette décision : « on n’efface pas l’Histoire, on l’enrichit » a-t-il dit, ajoutant qu’il ne fallait pas déboulonner les statues, et proposant par exemple plutôt l’installation dans l’espace public d’autres sculptures d’anciens esclaves. Soulignons aussi qu’il ne s’agit pas, et c’est heureux, d’une opposition droite-gauche dans cette affaire : si Erika Bareigts est socialiste, Michel Vergoz est un ancien socialiste désormais proche de la REM, et il a été soutenu vigoureusement, selon cet article de Zinfo par Huguette Mello, ancienne communiste, présidente de Pour la Réunion, un parti membre de la NUPES.
Cette prise de position de la Région est cruciale car elle suspend une subvention de 2,9 millions d’euros promise à la commune de Saint-Denis pour la réhabilitation du square Labourdonnais, « réhabilitation » qui passerait par l’enlèvement de la statue.
Signalons également la réaction de l’historien réunionnais Raoul Lucas, maître de conférence à l’Université de La Réunion, qui s’oppose lui aussi à ce déboulonnage comme on peut le lire ici sur le site de France Info : « Notre rapport à l’histoire et à notre passé est changeant, mais il ne faut pas confondre ce qui relève de l’histoire et ce qui relève de la mémoire ». I


4. Louis Rochet (1813-1878)
Bertrand-François Mahé de La Bourdonnais (état actuel, badigeonné en rose)
Bronze
Saint-Denis de la Réunion, place La Bourdonnais
Photo : La Tribune de l’Art
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Le wokisme, dont certains nous disent qu’il n’existe pas, trouve ici une nouvelle occasion de se manifester, et est soutenu par une maire qui est également une ancienne ministre puisqu’elle fut en 2016 et 2017 successivement secrétaire d’État chargée de l’Égalité réelle puis ministre des Outre-mer alors que François Hollande était président de la République.

Cette affaire est exemplaire à plus d’un titre. D’abord car elle engage la parole d’Emmanuel Macron qui a clairement dit qu’aucune statue ne serait déboulonnée, c’est-à-dire exactement ce que veut faire la maire de Saint-Denis de la Réunion soutenue par le préfet.
Si la France procédait officiellement à un tel déboulonnage de statue, cela constituerait un précédent particulièrement inquiétant dont on ne sait à qui elle pourrait ensuite s’appliquer. Va-t-on demain, débaptiser l’avenue de La Bourdonnais ? Va-t-on supprimer toutes les sculptures de Napoléon (il n’était pas toujours gentil, paraît-il) ? S’il fallait déboulonner toutes les statues d’hommes célèbres ayant eu leur part d’ombre (surtout si l’on se réfère à nos critères d’aujourd’hui), très peu d’entre elles résisteraient à cette vague de vandalisme [2].

Le monument de La Bourdonnais doit rester en place, et être classé monument historique, s’il le faut après un nouveau vote de la CNPA qui devrait se saisir de cette question. Il faut également qu’il soit restauré afin d’enlever le badigeon rose qui le recouvre, sous la supervision des services de la direction des Patrimoines, ce que la mairie de Saint-Denis a soigneusement évité de faire.

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