La Villa française et la Villa parisienne, construites à Mers-les-Bains, de 1904 à 1907 par Niermans présentent plusieurs similitudes avec le Castel Béranger, chef-d’œuvre emblématique de l’Art Nouveau, édifié par Guimard à Paris entre 1894 et 1898. Au-delà des ressemblances formelles entre ces constructions, il vaut la peine de s’interroger sur les liens avérés ou fictifs entre Guimard et Niermans, deux architectes quasiment contemporains et sur la destinée de Guimard et de sa fameuse porte.
Guimard à Paris : Le Castel Béranger
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- 1. Hector Guimard (1867-1942)
Castel Béranger
14, rue La Fontaine, Paris
Photo : Dominique Morel - Voir l´image dans sa page
À la fin de l’année 1894, Hector Guimard, jeune architecte de 27 ans, est missionné pour construire un immeuble de rapport au 14, rue La Fontaine, dans le XVIe arrondissement de Paris (ill. 1). La commande émane de Madame Fournier (1835-1923) représentante de la bourgeoisie catholique d’Auteuil. Son statut de veuve l’incite à développer des projets immobiliers dont elle attend des retombées financières non négligeables. Achevé en 1898, le Castel Béranger abrite trente-six appartements répartis en trois immeubles. La variété des matériaux utilisés, la prolifération des ornements décoratifs, la volonté de Guimard d’alterner sur sa façade des saillies et des creux et son refus de toute symétrie font du Castel Béranger un manifeste du nouveau style.
À peine terminé, le Castel Béranger est primé au Concours de façades, récemment institué par la Ville de Paris. Ce succès attire l’attention de la critique sur Guimard. Avec savoir-faire, celui-ci orchestre une campagne publicitaire pour faire connaître ses prouesses architecturales. Il édite en novembre 1898 un somptueux album intitulé L’Art dans l’habitation moderne, le Castel Béranger, œuvre de Hector Guimard. En avril 1899, Le Figaro inaugure dans ses locaux une exposition consacrée au Castel Béranger. À cette occasion, Guimard prononce deux conférences. Il a désormais « l’orgueilleuse conviction de s’être hissé, par la réalisation du Castel Béranger, au rang de premier architecte moderne de son temps [1] ».
Niermans à Mers-les-Bains : la Villa française, la Villa parisienne
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- 2. Édouard Niermans (1859-1928)
Villa Française
29, avenue du Maréchal Foch,
Mers-les-Bains
Photo : Dominique Morel - Voir l´image dans sa page
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- 3. Édouard Niermans (1859-1928)
Villa Parisienne
15, avenue du Maréchal Foch,
Mers-les-Bains
Photo : Dominique Morel
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En 1904, année où il commence la construction de la villa Jan et Helena (voir l’article), de la Villa française (ill. 2) et de la Villa parisienne (ill. 3), Niermans a acquis une aisance financière certaine. Il est connu comme décorateur et rénovateur de théâtres et music-halls parisiens. De 1894 à 1903, il a construit et aménagé de nombreuses brasseries à Paris dont la plus célèbre et une des rares à avoir été conservée est la brasserie Mollard, rue Saint Lazare.
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- 4. Édouard Niermans (1859-1928)
Porche de la Villa Française
29, avenue du Maréchal Foch,
Mers-les-Bains
Photo : Dominique Morel - Voir l´image dans sa page
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- 5. Édouard Niermans (1859-1928)
Porche de la Villa Parisienne
15, avenue du Maréchal Foch,
Mers-les-Bains
Photo : Dominique Morel
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Édifiée, à l’angle de la rue Boucher-de-Perthes et de l’avenue du Maréchal-Foch, la Villa française est mitoyenne de la villa Jan et Helena que Niermans avait construite, au départ, pour son usage personnel. Comme la Villa parisienne qui occupe l’angle de l’avenue du Maréchal-Foch et de la rue Faidherbe, la Villa française a été construite pour Édouard Desportes, hôtelier-restaurateur au Tréport. Édifiées sur un sous-sol et comportant trois niveaux, les deux villas sont de petits immeubles de rapport contenant chacun huit appartements. La polychromie des briques rouges interrompue par des bandeaux blancs, les montants et supports des bow-windows aux courbes sinueuses donnent aux façades des deux immeubles un style résolument Art Nouveau. Mais l’élément le plus original est sans doute la porte d’entrée (ill. 4 et 5) dont les caractères stylistiques montrent une parenté ou, en tout cas, une proximité avec le porche du Castel Béranger (ill. 6). Un arc en plein cintre supporté par deux piédroits, encadre et délimite les marches d’escaliers.
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- 6. Hector Guimard (1867-1942)
Porche du Castel Béranger
14, rue La Fontaine, Paris
Photo : Dominique Morel - Voir l´image dans sa page
Niermans connaissait-il Guimard ?
Jean-François Pinchon, l’auteur d’une monographie de référence sur Niermans [2] réfute tout lien personnel entre Guimard et Niermans. Dans sa thèse soutenue à Paris IV en 1987, il note « qu’aucune correspondance ou témoignage tangible des enfants d’Edouard Niermans ne peuvent apporter de réponses satisfaisantes sur ce sujet [3] ». Si Guimard a exercé une influence quelconque sur Niermans, ce ne peut être que de manière indirecte, par le biais des revues d’art, fréquemment consultées par Niermans. Celui-ci, relève Pinchon, « connaissait parfaitement les œuvres de ses confrères, par la lecture des grandes revues qui jouent un rôle déterminant dans la diffusion de la nouvelle esthétique, telle L’Art Décoratif [4] ».
Au demeurant, le porche de Guimard, notamment la grille d’entrée fait preuve d’une exubérance décorative, bien étrangère aux portails de Niermans, encore empreints des schémas de l’architecture classique. Au sommet des piédroits, sont dessinées deux volutes qui évoquent en effet un chapiteau ionique. De plus, l’auvent qui surplombe l’entrée des deux villas avec ses supports en bois peints et sa toiture en ardoise donne un accent régionaliste aux constructions de Niermans, complètement absent du Castel Béranger.
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- 7. Édouard Niermans (1859-1928)
Cartouche de la Villa Française
29, avenue du Maréchal Foch,
Mers-les-Bains
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- 8. Édouard Niermans (1859-1928)
Porche de la Villa Parisienne
15, avenue du Maréchal Foch,
Mers-les-Bains
Photo : Dominique Morel
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- 9. Hector Guimard (1859-1928)
Enseigne du Castel Henriette, vers 1900
Lave émaillée
Paris, musée d’Orsay
Photo : RMN-GP/P. Schmidt - Voir l´image dans sa page
Les cartouches dans lesquels sont inscrits le nom des deux villas : Villa française et Villa parisienne (ill. 7 et 8) témoignent également d’une influence ou du moins d’une parenté entre Guimard (ill. 9) et Niermans. Les maîtres de l’Art Nouveau attachaient beaucoup d’importance aux cartels portant le nom de l’habitation. Ils choisissent une typographie originale, des fonds colorés et inscrivent leurs titres dans un cadre architectural. Les bandeaux de texte jouent un rôle décoratif important et sont en étroite harmonie avec l’architecture. Comme le note Philippe Thiébaut : « Tracé des lettres et rythme architectural relèvent d’une même démarche qui accorde à la ligne une valeur essentielle [5] ». Notons, à cette occasion, que Niermans a commencé sa carrière, comme dessinateur industriel. Il a conçu des cartouches publicitaires et orné des couvertures de livres [6].
Pastiches ou re-créations ? La porte d’entrée du Castel Béranger et ses avatars
« Le Castel Béranger ne pouvait pas faire école, affirme Georges Vigne, tant il apparaît encore aujourd’hui comme l’enfant d’une imagination exceptionnelle et un monument unique qu’il était impossible d’imiter [7] ». L’auteur mentionne cependant plusieurs pastiches, copies ou transpositions de la porte d’entrée. Il cite à Paris, le portail de l’hôtel particulier édifié 12, rue Sédillot par Jules Lavirotte en 1899 (ill. 10), et celui du 4, rue Benjamin Godard, œuvre de Henri Tassu en 1905 [8] (ill. 11).
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- 10. Jules Lavirotte (1864-1929)
Porche du 12, rue Sédillot, Paris
Photo : Dominique Morel - Voir l´image dans sa page
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- 11. Henri Tassu (1853-1937 ?)
Porche du 4, rue Benjamin Godard, Paris
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On peut y ajouter la porte de l’immeuble construit par Charles Achille Lemaire au 5, rue de Capri (ill. 12) dans le douzième arrondissement, au graphisme souple et élégant.
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- 12. Charles Achille Lemaire (1868-1926)
Porche du 5, rue de Capri, Paris
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Guimard et Niermans, héritiers de Ledoux et de Palladio ?
Dans la notice du catalogue de l’exposition Chaillot-Passy-Auteuil [9], Frank Folliot note que la porte du Castel Béranger « insère sa totale asymétrie dans un schéma classique ». Pour lui, Guimard a trouvé ses modèles chez Claude-Nicolas Ledoux (1736-1836), l’auteur de la saline d’Arc-et-Senans et de la rotonde de La Villette à Paris : « Le porche transpose en effet la structure de la baie thermale [10] dont les piédroits seraient remplacés par des colonnes, selon une composition très probablement dérivée de Ledoux (entrée du parc de Bourneville (ill. 13), abreuvoir de Meilliand) ».
Le grand architecte de la Renaissance italienne, Andrea Palladio (1508-1580) qui a notamment influencé Ledoux a pu également fournir à Guimard des motifs d’inspiration. Dans plusieurs de ses constructions, la villa Bagnolo (ill. 14) ou la villa Foscari, il utilise un arc en plein cintre interrompu par deux montants verticaux.
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- 13. Nicolas Ransonnette (1745-1810)
d’après Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806)
Entrée de Bourneville
Estampe - Voir l´image dans sa page
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- 14. Andrea Palladio (1508-1580)
Villa Bagnolo, 1542
Photo : Hans A. Rosbach (CC BY-SA 3.0) - Voir l´image dans sa page
Niermans, architecte de villas
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- 15. Illustration dans « L’Art de M. E. Niermans », Art et curiosité. Notes d’art décoratif, 10 avril 1904
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Entre 1899 et 1907, Niermans construit quatre villas ou « immeubles-villas » à Mers-les-Bains, dans un étroit périmètre compris entre l’avenue du Maréchal-Foch et l’esplanade du Général-Leclerc. Une villa triple, Cyclamen-Les Iris-Les Phlox, deux villas identiques, la Villa française et la Villa parisienne (ill. 15) et une villa double : la villa Jan et Helena, rue Boucher-de-Perthes. Ce sont, comme l’écrit Jean-François Pinchon, « les exemples uniques de constructions individuelles Art Nouveau d’Édouard Niermans [11] ».
Par la suite, entre 1909 et 1914, Niermans dessine plusieurs villas à Nice et sur la Côte d’Azur. Pour répondre aux exigences des promoteurs et des investisseurs, il abandonne le style Art Nouveau et utilise un vocabulaire architectural classique, nourri de références à l’art du XVIIIe siècle. Mers-les-Bains offre donc un exceptionnel témoignage de la période « Modern’Style » d’Édouard Niermans.