Nous avions dénoncé en 2011 le dépeçage des panneaux peints du Bar Romain (voir l’article). Depuis neuf ans, d’autres décors de boutiques ou de restaurants ont ainsi été démantelés sous l’œil indifférent du ministère de la Culture dont on se demande de plus en plus souvent à quoi il sert.
- 1. Le café Barjot, 18 avenue Ledru-Rollin, dont le décor va être vendu aux enchères
Photo : La Parisienne du Nord - Voir l´image dans sa page
Une vente aux enchères prévue le 10 décembre par la SVV AuctionArt (Rémy Le Fur) témoigne une nouvelle fois de ce vandalisme discret. Il s’agit en effet d’un décor Art nouveau datant, d’après l’annonce, de 1915, qui va être vendu en un seul lot. Le café Barjot (ill. 1), dont il provient, se trouve au 18 avenue Ledru-Rollin près de la gare de Lyon, et celui qui emportera l’enchère devra venir les chercher sur place…
Comme nous avons déjà eu l’occasion de l’écrire, la question n’est pas de mettre en cause le commissaire-priseur. Celui-ci a pour rôle de vendre des œuvres d’art, et il vend ce qu’on lui apporte. En l’occurrence, bien entendu, cette vente est légale puisque le décor n’est pas protégé monument historique. Et c’est bien là que le bât blesse. Que fait le ministère de la Culture contre ce type d’affaire ? Pas grand-chose à vrai dire. Comment expliquer que les décors historiques des boutiques et des restaurants parisiens ne soient pas depuis longtemps répertoriés et protégés lorsqu’ils en valent la peine, comme cela est évidemment le cas ici ? À quoi sert un ministère de la Culture qui n’est même pas au courant de ce type de vente, et qui manifestement s’en moque complètement ? À quoi sert d’avoir une des législations de protection du patrimoine les plus performantes si on ne l’utilise pas ?
Ceci est d’autant plus grave qu’après avoir publié cette information sur Twitter, plusieurs personnes nous ont fait connaître d’autres décors ayant disparu, parfois très récemment. C’est ainsi que Guillaume Giraudon, sur Twitter à nouveau, nous a appris que celui du Grand Café Capucines (ill. 2), près de l’Opéra, avait été entièrement remplacé l’année dernière…
Le Grand Café Capucines, la célèbre brasserie Art Nouveau (verrière, lambris) à deux pas de l’Opéra, transformée l’année dernière en brasserie chic comme il y en a des centaines d’autres dans Paris.
Le proprio : pas classé et « franchement pas une grande qualité esthétique »... pic.twitter.com/m4jThTCNQf
— Guillaume Giraudon (@Guiguiii94) November 30, 2020
- 2. Décor Art nouveau du Grand Café Capucines. Nous ne savons s’il a été vendu ou détruit mais il n’est plus en place depuis plus d’un an...
Photo : René Boulay (CC BY-SA 3.0) - Voir l´image dans sa page
Selon cet article du Parisien, l’objectif était de « séduire davantage la clientèle de la capitale ». Comme si un décor authentique Art nouveau n’était pas suffisant pour cela. On apprend aussi que « La grande révolution a consisté à remplacer les vitraux Art Nouveau au plafond par une vague de lames en métal qui surmonte toute la salle du bas du restaurant aux 250 couverts. » et que de toute façon « Cette verrière […] n’était pas classée et n’avait franchement pas une grande qualité esthétique » ! Que faisait la DRAC Île-de-France ? Elle dormait. Et elle dort encore. Interrogée par nos soins le 29 novembre sur la vente à venir du décor du café Barjot, et ce qu’elle comptait faire pour empêcher cette nouvelle attaque contre le Paris historique, nous n’avons toujours pas reçu de réponse à ce jour. Depuis lundi 30 novembre, cela fait donc quatre jours pleins sans réponse. Il est vrai qu’hier, alors que nous la relancions, nous recevions ce message « Ces décors n’étant pas protégés au titre des monuments historiques, votre demande nécessite une analyse approfondie que nous ne sommes pas en mesure de vous transmettre dans un si court délai. » Faut-il vraiment plus de quatre jours pour conclure que ce décor mérite une protection monument historique ? Or les choses pressent, puisque la vente a désormais lieu dans moins d’une semaine.
- 3. Ancienne librairie Le Pont Traversé, avec décor extérieur inscrit monument historique
Photo : Celette (CC BY-SA 4.0) - Voir l´image dans sa page
Pas davantage que la DRAC ne semble avoir de problème avec cette vente, elle n’en a eu pour laisser détruire l’intérieur de la librairie Le Pont Traversé. Celle-ci était installée depuis 1973 dans une ancienne boucherie dont tout le décor, intérieur et extérieur, était conservé. Si la façade (ill. 3) est protégée, l’intérieur, semble-t-il, ne l’était pas (ill. 4). Alors que la librairie avait conservé absolument tout, comme on le voit sur ces photos (céramique, mobilier, miroirs anciens, crocs suspendus au plafond…), tout vient d’être saccagé sans pitié (ill. 5). Seule peut-être la céramique sur les murs sera-t-elle conservée, derrière du placoplâtre ?
- 4. Intérieur de la librairie Le Pont Traversé (ancienne boucherie) avant les travaux
Photo : Julien Lacaze-Sites & Monuments - Voir l´image dans sa page
- 5. Intérieur de la librairie Le Pont Traversé (ancienne boucherie) pendant les travaux
Photo : Julien Lacaze-Sites & Monuments - Voir l´image dans sa page
Ce décor intérieur ne semblait pas protégé. On ne comprend pas, là encore, l’inertie du ministère de la Culture : incontestablement, cette ancienne boucherie constituait un morceau de ce « petit patrimoine » parfois aussi intéressant que l’autre, plus prestigieux. Et l’aménagement intérieur répondait à celui, plus artistique, de la façade. Il n’empêchait pas d’installer un autre commerce, et l’ancienne libraire avait d’ailleurs trouvé un remplaçant qui s’engageait à le conserver. Le propriétaire en a décidé autrement. C’est son droit. C’était le devoir du ministère de la Culture de s’y opposer.
Nous nous rappelons aussi, il y a plus de vingt ans, une pharmacie boulevard Richard Lenoir. Du jour au lendemain, son décor ancien avait été cassé et remplacé par ce qu’on trouve partout dans n’importe quelle pharmacie… Combien de décors ont-ils disparu ces dernières années, combien vont disparaître encore dans les prochaines années ? La solution est pourtant très simple (outre celle, à court terme, de protéger celui du café Barjot) : il faut, d’urgence, en s’appuyant sur l’inventaire général (on espère qu’il a déjà fait ce travail, au moins en partie), sur les associations, sur la bibliographie d’histoire de Paris, sur les protections déjà existantes mais souvent partielles, lister le plus rapidement possible tous les décors de boutiques parisiennes méritant d’être protégés et engager des procédures d’inscription et/ou classement. Ah, si seulement un ministère avait cela dans ses missions...