Des tableaux de Salon de Jean-Paul Laurens réapparus récemment.

1. Jean-Paul Laurens (1838-1921)
Saint Ambroise instruisant Honorius, 1870
Huile sur toile, 109 x 91 cm
Paris, vente Tajan du 20 octobre 2010, n° 170
Photo : Étude Tajan
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Plusieurs tableaux de Jean-Paul Laurens (1838-1921), qu’il avait exposés au Salon, et dont on avait complètement perdu la trace, ont réapparu récemment, ce qui n’était pas arrivé depuis très longtemps et fait la joie d’un chercheur ayant consacré de nombreuses années à l’étude de cet artiste. La rareté des tableaux de Salon de Laurens sur le marché de l’art s’explique par le fait qu’un grand nombre ont été achetés du vivant du peintre par des musées. Les trois œuvres que nous allons ici évoquer sont des tableaux de périodes différentes.

Dans une toile signée Jean-Paul Laurens, datée de 1870 et vendue sous le titre Un évêque bénissant un enfant (vente Tajan, Paris, 20 octobre 2010, n° 170), il faut reconnaître le Saint Ambroise instruisant Honorius présenté en 1870 au dernier Salon du Second Empire (n° 1611). Cette composition (ill. 1) n’était jusqu’ici connue que par une gravure à l’eau-forte de Pierre Teyssonnières réalisée en 1874. Au Salon de 1870, Jean-Paul Laurens avait également envoyé une grande toile Jésus chassé de la synagogue achetée par l’État (Ribérac, Notre-Dame-de-la-Paix). Depuis 1867, à chaque Salon, le futur peintre anticlérical et républicain vendait une composition à sujet religieux à l’administration des Beaux-Arts, qui ensuite les déposait dans des musées ou des églises. Le Saint Ambroise instruisant Honorius est un tableau moins ambitieux que les toiles acquises par l’administration des Beaux-Arts, les figures sont coupées à la taille, mais il peut être vu comme un tournant dans l’œuvre de Jean-Paul Laurens. Ainsi, Gaston Schéfer écrivait en 1887 que c’était « la première œuvre où J.-P. Laurens a rencontré sa véritable originalité [1] ». C’est en effet sa première composition avec un sujet relevant de l’histoire de l’Église, thème qui va le passionner pendant de nombreuses années. Elle annonce aussi les nombreuses confrontations entre les deux pouvoirs, l’Église et l’Empire ou la Royauté, qui vont se multiplier dans son œuvre. L’intérêt de Jean-Paul Laurens pour saint Ambroise est peut-être à relier au chantier de décoration de l’église Saint-Ambroise de Paris. Des dessins de Jean-Paul Laurens consacrés à cet illustre saint (collection particulière) semblent des projets pour ce décor, finalement exécuté par Jules-Eugène Lenepveu [2]. Si les rapports de saint Ambroise et de l’empereur Théodose ont suscité une riche iconographie, il n’en est pas de même pour ceux de l’évêque de Milan et du fils de Théodose, Honorius, devenu empereur d’Occident à 11 ans. Dans ce sujet, en plus du thème des deux pouvoirs, c’était le face à face d’un vieillard et d’un enfant qui avait séduit le peintre. Laurens en réaliste, dont l’art était alors assez proche de celui de Théodule Ribot, a insisté sur la barbe grise, la peau tannée, la main aux veines saillantes de l’évêque qu’il a opposé aux cheveux blonds et roux, à la peau délicate et claire de l’enfant. Il a recherché également un contraste entre la tunique rouge du jeune empereur et la chape verte de l’évêque. Sa palette aux riches couleurs rappelle celle des romantiques. Par son goût du noir et du blanc, qui favorise les effets de relief - le noir règne dans les ombres et le fond du tableau, le blanc de la mitre ressort particulièrement – il se rapproche du courant naturaliste et de leurs sources d’inspiration, les artistes ténébristes du XVIIe siècle, Le Caravage, Zurbaran. Et comme souvent dans ses œuvres, s’y déploient de belles pâtes. Schéfer concluait que « ce petit tableau contient toute la poétique picturale de l’artiste ». Laurens attachait de l’importance à cette composition puisqu’il l’envoya à l’Exposition universelle de 1878. Notons que le personnage d’Honorius a donné lieu plus tard à une des toiles les plus somptueuses de Jean-Paul Laurens, Le Bas-Empire-Honorius (Norfolk (Virginia), The Chrysler Museum), exposée au Salon de 1880.


2. Jean-Paul Laurens (1838-1921)
Le Pape et l’Inquisiteur, 1882
Huile sur toile, 113 x 134 cm
Bordeaux, musée des Beaux-Arts
Photo : François de Vergnette
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3. Jean-Paul Laurens (1838-1921)
Les Murailles du Saint-Office, 1883
Huile sur toile, 116,5 x 82 cm
Toulouse, musée des Augustins.
Photo : Musée des Augustins de Toulouse
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Sous la IIIe République, Jean-Paul Laurens privilégie les scènes d’histoire, aux sujets macabres, ou dénonçant le cléricalisme et sa manifestation la plus terrible, l’Inquisition. Au Salon de 1883, il présente Le Pape et l’Inquisiteur (n° 1409, ill. 2) et un tableau en pendant Les Murailles du Saint-Office (n° 1410, ill. 3), que le musée des Augustins de Toulouse vient d’acquérir (voir la brève du 11/9/14) et que l’on ne connaissait que par les descriptions des commentateurs du Salon. Dans le premier tableau, Torquemada impose sans doute sa nomination d’Inquisiteur général au pape Sixte IV. Les conséquences de cette décision se trouvent dans le second tableau : une femme en noir, agenouillée, dépose une couronne devant le mur de la prison de l’Inquisition où a sans doute été emmuré son mari. Laurens avait déjà utilisé ce procédé des pendants pour des œuvres du Salon de 1875, L’Excommunication de Robert le Pieux (Paris, musée d’Orsay) et L’Interdit (Le Havre, musée). Remarquons que dans les deux couples de tableaux, le premier met en scène des personnages historiques, le second montre une architecture quasiment vide, qui suggère de manière originale un fait historique. Les Murailles du Saint Office est un tableau très impressionnant et très curieux avec cette architecture immense, en brique, couverte par endroit d’un enduit, aux arches gothiques aveugles, occupant la plus grande partie de la toile, et dont on ne voit pas le sommet. Le bas de la composition avec la veuve se recueillant est enveloppé d’une ombre inquiétante. La prison est construite dans un paysage aride, seules quelques plantes et un arbre frêle réussissent à pousser au premier plan. Sur la gauche, monte vers une falaise rocheuse une autre figure sombre, sans doute une femme d’emmuré encore, et non « un moine personnifi[ant] l’odieuse troupe des pourvoyeurs du Saint Office » comme le croit le journaliste catholique de L’Union, ulcéré par cette toile anticléricale [3]. Au-dessus, en haut à gauche, la composition s’ouvre sur un morceau de ciel bleu surmontant quelques nuages blancs, qui contraste avec l’aspect sinistre du reste du tableau.

4. Jean-Paul Laurens (1838-1921),
Le Pape et l’Empereur, 1894
Huile sur toile, 139 x 185 cm
Fontainebleau, vente Osenat du 18 janvier 2015, n° 153
Photo : Expert Jean-Claude Dey
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Le troisième tableau de Jean-Paul Laurens, réapparu récemment lors d’une vente (vente Osenat, Fontainebleau, 18 janvier 2015, n° 153), sous un titre erroné (Entrevue de Napoléon Ier et du pape Pie VII, en janvier 1813), est Le Pape et l’Empereur (ill. 4), que le peintre avait exposé au Salon de 1894 (n° 1072). Il faisait partie de l’étonnante collection napoléonienne du palais princier de Monaco, mais nous ne le savions pas. C’est peut-être lors de la vente de la collection d’Albert Gallot le 13 juin 1920 à Drouot (le tableau a dans cette vente le n° 52) ou peu après qu’il est entré dans les collections de ce musée napoléonien constitué par le Prince Louis II à partir de la décennie 1920. Albert Gallot, député radical de l’Yonne, était très amateur de l’œuvre de Jean-Paul Laurens. En plus du Pape et l’Empereur, la vente de sa collection en 1920 comprenait deux autres toiles du peintre, La Petite de Bonchamps devant le tribunal révolutionnaire exposé au Salon de 1893 (localisation actuelle inconnue) et La Liseuse du Salon de 1892 (Japon, collection particulière).
Dans ce tableau, on retrouve le thème cher à Laurens de l’affrontement des deux pouvoirs, déjà évoqué, et qu’il avait traité l’année précédente dans le très beau Saint Jean Chrysostome et l’impératrice Eudoxie (Toulouse, musée des Augustins). Pour mettre en valeur l’idée de cette lutte multiséculaire, Laurens a choisi de donner à son œuvre un titre général sans les noms précis des personnages, comme il l’avait fait avec Le Pape et l’Inquisiteur. Dans une lettre reproduite dans un article sur le Salon de 1894 (coupure d’article sans référence à la bibliothèque du musée des arts décoratifs), l’artiste reconnaît sa dette pour le sujet de l’œuvre : il affirme que l’idée du tableau lui est venue en lisant Servitude et grandeur militaires d’Alfred de Vigny, dont la première édition date de 1835. L’orientation anti-bonapartiste de l’ouvrage n’avait pu que plaire au peintre de L’Exécution du duc d’Enghien, présentée en 1872 au premier Salon après la chute du Second Empire (localisation inconnue, une seconde version exécutée en 1873 se trouve au musée des Beaux-Arts d’Alençon). L’écrivain romantique consacre un chapitre au « dialogue inconnu », en 1804 à Fontainebleau, quelques jours avant le Sacre, entre l’empereur et le pape, scène qui n’a rien d’historique. Lors de ce tête-à-tête, Napoléon « rencontra plus fort que lui et recula un instant devant un ascendant plus grand que le sien » [4]. Confronté au double jeu de Napoléon, Pie VII marmonna « Commediante » puis « Tragediante ». Laurens a voulu peindre la colère de Napoléon ayant été traité de « commediante ». Il a sans doute choisi le moment précis où, devant cette colère, le pape prononce son second mot : « tragediante ». Le futur empereur, son bicorne à terre, qui vient de renverser une chaise, est représenté debout, les bras croisés sur la poitrine, cambré et toisant le souverain pontife. Laurens a peint un Napoléon au physique encore svelte puisque la scène est sensée se dérouler en 1804. Le pape assis reste lui imperturbable, excepté son geste de la main tenant la chaîne de « la croix d’or suspendue à son cou » [5]. L’œuvre est un témoignage du renouveau de l’intérêt pour Napoléon à partir de 1890, qui se manifeste tant chez les historiens, les hommes de lettres que les artistes. Les Salons de 1894 présentaient une dizaine de toiles consacrées au général Bonaparte ou à l’empereur. Certains critiques d’alors attribuèrent cette floraison de Napoléon au succès l’année précédente de la pièce de théâtre de Victorien Sardou, Madame Sans-Gêne.

5. Jean-Paul Laurens (1838-1921),
Le Pape et l’Empereur,
Huile et crayon sur toile, 31,9 x 40,3 cm
Collection particulière
Photo : François de Vergnette
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A la scène inventée par Vigny, le peintre a voulu donner un cadre exact historiquement. Il situe la confrontation dans le Grand Salon de l’appartement du Pape à Fontainebleau, tel que celui-ci était à l’époque du peintre et en partie en 1804, avec un tapis de la Savonnerie, une console à figures égyptiennes du menuisier Trompette et du sculpteur Buteux, datant de 1787, et sur les murs des lambris gris, et deux tapisseries desTriomphes des dieux d’après des cartons de Noël Coypel, le Triomphe de la Philosophie et le Triomphe de Vénus. C’est un des tableaux de Laurens les plus remplis d’accessoires que l’on connaisse et ainsi il n’a pas focalisé la scène sur les personnages comme il y avait pensé dans un premier temps (ill. 5). De nombreux critiques en 1894 en ont fait le reproche à l’artiste. Cependant, à la différence de beaucoup de peintres de Salon de l’époque, et à l’exemple de la tradition classique, les éléments décoratifs jouent un rôle dans la signification du tableau. Ainsi, la disposition des personnages sur le tapis de la Savonnerie est pleine de sens. Le pape est placé dans le cercle central tissé sur le tapis tandis que Napoléon est rejeté à sa périphérie, comme pour suggérer que le pouvoir du pape durera plus que celui de l’empereur des Français, qui ne domine donc le pape que provisoirement. Beaucoup de commentateurs du Salon n’ayant pas remarqué cela ont critiqué la trop grande importance donnée à ce tapis. Pie VII est sous la menace d’une autre figure dans la toile, le Neptune se trouvant sur la tapisserie du Triomphe de Vénus, qui semble pointer son trident vers lui. Laurens aime souvent introduire de tels détails ironiques dans ses toiles. Ainsi dans Saint Jean Chrysostome et l’impératrice Eudoxie (Toulouse, musée des Augustins), peint l’année précédente, les moutons de la mosaïque derrière l’impératrice se dirigent vers elle. D’autres éléments de la mise en scène dans Le Pape et l’Empereur ne sont pas dus au hasard. Laurens a sans doute placé intentionnellement Napoléon entre les deux tapisseries des Triomphes des dieux pour suggérer son immense orgueil. Son bicorne à terre annonce peut-être ses futures défaites. Le pape par son geste met en avant le crucifix qui est son rempart et sa force dans l’adversité. La toile de ce peintre habituellement anticlérical est ainsi plus favorable au pape qu’à l’empereur, et cela explique qu’elle ait été plusieurs fois reproduite dans des manuels scolaires ou des ouvrages pour la jeunesse, qui étaient catholiques.
Plastiquement, cette toile montre le grand compositeur qu’est Jean-Paul Laurens. La composition est un jeu de rectangles, indiqués notamment par les lambris et les tapisseries, et de cercles, que développe le tapis. La couleur de ce tableau, qui n’était jusqu’ici connu que par des reproductions en noir et blanc de la fin du XIXème ou du début du XXème siècle, montre l’évolution de l’art de Laurens après 1885. On voit l’éclaircissement de sa palette par rapport à l’époque où il peignait Saint Ambroise instruisant Honorius. Le noir est peu utilisé sinon pour la redingote et les bottes de Napoléon. Laurens a privilégié les crèmes, les blancs et de nombreuses couleurs vives pour le tapis. La matière picturale est également moins épaisse que précédemment.


6. Jean-Paul Laurens (1838-1921),
Pie VII et Napoléon Ier, 1898
Gravure à l’eau-forte par Champollion et Decisy,
8,1 x 8,6 cm
Illustration de Servitude et Grandeur militaires
Alfred de Vigny (Paris, Armand Magnier, 1898)
Collection particulière
Photo : François de Vergnette
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7. Jean-Paul Laurens (1838-1921),
Pie VII et Napoléon Ier, 1898
Gravure à l’eau-forte par Champollion et Decisy
12,7 x 6,7 cm
Couverture de Servitude et Grandeur militaires
Alfred de Vigny (Paris, Armand Magnier, 1898)
Collection particulière
Photo : François de Vergnette
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Notons enfin que Laurens a dessiné à nouveau le face à face des deux personnages lorsqu’il a réalisé les illustrations d’une édition de Servitude et Grandeur militaires parue en 1898 chez Armand Magnier. L’artiste a cette fois-ci mis en scène le passage du livre précédant celui peint dans le tableau, passage à la fin duquel le pape dit « Commediante » (ill. 6). Dans ce dessin, est traduite l’opération de séduction de Napoléon, en le montrant rapproché du pape, non plus cambré mais incliné vers ce dernier. Ces deux personnages historiques fascinaient tant Jean-Paul Laurens, qu’il a choisi de faire figurer leurs têtes, plutôt que celle du héros du livre, le capitaine Renaud, sur la couverture du deuxième tome de l’ouvrage de Vigny (ill. 7).

François de Vergnette

Notes

[1Gaston Schéfer, « Jean-Paul Laurens », L’Artiste, novembre 1887, p. 315.

[2Sur le décor de Jules-Eugène Lenepveu à Saint-Ambroise, voir la brève du 26/2/15.

[3J. C. L. Dubosc de Pesquidoux, « Salon de 1883 », L’Union, 26 mai 1883

[4Alfred de Vigny, Servitude et grandeur militaires, Paris, Éditions Gallimard, « Folio classique », 1992, p. 178

[5Alfred de Vigny, op. cit. , p. 183

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