Jamais le patrimoine monumental français n’aura fait l’objet de tant d’attention. Il ne faudrait pas que ce soit celle qui entoure un mourant au moment de l’extrême-onction.
Le Conseil Economique et Social (CES), sous la houlette de Jean-Jacques Aillagon, se fend à son tour d’un rapport, qui succède à bien d’autres [1]. Celui-ci, après une excellente synthèse de l’historique et de la situation actuelle, émet de nombreuses propositions dont plusieurs ont un réel intérêt et surtout un pragmatisme qu’il convient de saluer. Elles ont le mérite de ne pas être toutes conditionnées à une dotation budgétaire supplémentaire, même si cet aspect n’est évidemment pas négligé, l’argent restant le nerf de la guerre.
On renverra au texte complet du rapport et du projet d’avis (qui récapitule les propositions), disponibles sur le site du CES pour en connaître le détail [2]. Examinons ici les plus importantes, celles qui vont dans le bon sens et - nous commencerons par là - celles qui nous semblent discutables.
La première suggère (proposition II, B, 1 ; page I -19), de « partager la décision de protection ». En clair, il s’agirait de transférer aux régions les décisions d’inscription à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques, non sans organiser au préalable une expérimentation dans deux régions pilotes. A terme, les monuments déjà inscrits le resteraient, et les monuments inscrits selon les nouvelles modalités seraient portés à l’inventaire du patrimoine d’une région. Le degré de protection serait le même que celui existant actuellement.
On sait que Jean-Jacques Aillagon, en tant que Ministre de la Culture, avait largement entamé la décentralisation des services du ministère (notamment l’Inventaire général des richesses artistiques de la France). Il n’a pas varié sur ce point. On peut, comme lui, considérer que les régions sont à même de remplacer l’Etat dans certaines missions qu’il assurait auparavant. On peut, au contraire – et c’est notre cas – penser qu’il s’agit d’une politique présentant de nombreux risques, notamment parce qu’elle crée des disparités réelles sur le territoire national. Si l’Etat n’est pas, c’est évident, toujours efficace dans la protection des Monuments Historiques (on en voit des exemples régulièrement), la transmission de cette prérogative aux régions impliquera forcément des traitements différents en fonction de la localisation des monuments. Si certaines régions seront sans doute meilleures que l’Etat, d’autres seront certainement bien moins efficaces. Où est l’urgence d’une telle réforme et quelle est sa justification, alors que les régions sont déjà associées aux décisions de protection, comme le rappelle le rapport ?
Plutôt que de transférer l’inscription aux régions, il aurait certainement mieux valu créer une protection régionale et/ou départementale, dont les critères auraient pu être décidés au niveau national et l’application effective au niveau local.
Jean-Jacques Aillagon, à des questions de journalistes, a répondu que l’expérimentation pourrait se dérouler sur une période de trois à cinq ans, et que les régions pilotes devraient être déjà exemplaires dans le domaine du patrimoine. Un choix dangereux puisque des régions motivées auront forcément un bilan positif dont rien n’assurerait qu’il soit généralisable. De plus, Jean-Jacques Aillagon n’a pas répondu à une autre question, non abordée dans le rapport : selon quels critères cette expérimentation sera-t-elle évaluée ? Comment savoir qu’elle aura réussi ?
Autre action préconisée qui mériterait un vrai débat, le transfert de certains monuments historiques aux collectivités locales (proposition II, A, 1 ; page I - 17). On sait que cette procédure avait déjà été proposée par Jean-Jacques Aillagon, alors ministre, qui avait avait commandé une étude sur ce sujet à René Rémond. Bien peu de monuments ont finalement trouvé preneur par des collectivités locales, inquiètes d’un prévisible désengagement de l’Etat. Le rapport du CES chiffre à 50 le nombre de monuments transférés (Renaud Donnedieu de Vabres donnait en 2006 le nombre de 65…). Mais ceux-ci sont essentiellement des portions d’ensembles n’appartenant déjà plus à l’Etat ou des monuments dont l’entretien est déjà assuré par les villes, les département ou les régions comme nous l’avons déjà écrit (voir brève du 27/7/06). Là encore, aucun bilan qualitatif n’a réellement été effectué. Il est donc hasardeux de vouloir étendre ce dispositif. La question du volontariat des collectivités locales n’est pas abordée dans le rapport : cela signifie-t-il que l’Etat pourrait imposer à certaines collectivités locales la reprise de monuments nationaux dont il ne voudrait pas ? Cette hypothèse semble peu réaliste.
On appréciera en revanche qu’il soit suggéré l’inverse (comme le faisait le rapport Rémond), c’est-à-dire la « nationalisation » de certains bâtiments très importants actuellement gérés par les collectivités locales. Ce point n’a jamais été mis en œuvre par le ministère.
Les cathédrales font l’objet d’un chapitre spécifique (proposition II, A, 2 ; page I - 17 et 18) : le rapport remarque avec justesse qu’il n’est pas logique que l’affectation à l’Etat ou aux villes relève uniquement d’un critère religieux. D’anciennes cathédrales (il prend l’exemple de celles de Senlis, de Sens et de Toul) ne sont pas moins importantes du point de vue de l’architecture et peuvent l’être même davantage que certaines cathédrales actuelles.
Si le rapport préconise de se pencher de manière très détaillée sur ce sujet et d’en débattre largement, on regrette cependant qu’il apparaisse à sa lecture que seules quelques grandes cathédrales puissent être finalement retenues par l’Etat (celles « plus particulièrement liées à l’histoire nationale »), ce qui semble extrêmement malthusien. On s’étonne aussi qu’une espèce de "pureté" soit proposée comme critère : la cathédrale Saint-Etienne de Toulouse, qualifiée de « malhabile collage entre un édifice roman et un édifice gothique », ne mériterait plus sa prise en charge par l’Etat, au profit de Saint-Sernin, édifice « plus important » et implicitement considéré comme plus "pur" (il est vrai que cette église a été lourdement dérestaurée de son état Viollet-le-Duc il y a quelques années…).
Certaines propositions sont excellentes. On passera rapidement sur ce qui fait l’objet d’un consensus assez large au sein de la communauté des acteurs du patrimoine (y compris du ministère de la Culture) et qui n’attend plus que l’accord du gouvernement et du parlement (propositions III, A ; pages I - 21, 22 et 23). Il s’agit de l’instauration d’un financement stable (passant par la pérennité des crédits affectés au patrimoine) et suffisant des Monuments Historiques par l’Etat. Le chiffre nécessaire de 400 millions d’euros par an (nous en sommes loin), régulièrement repris, est ici à nouveau réaffirmé.
Le rapport fait également sienne l’idée de mobiliser une source de financement supplémentaire pour atteindre cette somme, une idée défendue par le Ministère de la Culture. S’il reprend le projet d’une taxe sur les jeux, sa proposition de l’asseoir uniquement sur le chiffre d’affaire de la Française des Jeux en échange d’un maintien de son monopole n’est pas réellement crédible, ce monopole ne pouvant être durablement défendu car il n’est pas conforme aux règles européennes. Il est sans doute vrai, cependant, comme l’affirme le rapport, qu’une taxe sur les jeux en ligne ne permette pas de couvrir l’intégralité des besoins, une grande partie des sociétés étant basées hors du territoire national. Pourquoi ne pas envisager alors une taxe de 0,5 voire de 1% sur les recettes de tous les jeux de hasard ?
La nécessité d’un « financement spécifique pour répondre à l’urgence » et rattraper le retard pris ces dernières années (rappelons qu’aujourd’hui certaines DRAC n’engagent plus aucun nouveau chantier, faute de crédits) est réaffirmée. Tous les acteurs du patrimoine y sont favorables mais ils ne semblent pas entendus par le ministère qui évoque uniquement l’affectation de la ressource pérenne issue des jeux.
Le rapport fait également des propositions sur la fiscalité dont certaines apparaissent réellement novatrices (propositions III, D ; pages I - 24, 25 et 26).
Pour la TVA d’abord, en suggérant que celle-ci soit – après négociation au niveau européen – arrêtée au taux inférieur de 5,5 %. Il y a en effet « une forme d’absurdité à considérer que des travaux souvent urgents et dans tous les cas nécessaires à la conservation d’un immeuble protégé par la Collectivité nationale puissent être alourdis par un taux de TVA plus important ». Permettre la récupération de la TVA par les maîtres d’ouvrages publics semble également une proposition d’absolu bon sens, l’Etat amputant actuellement 19,6 % des crédits qu’il accorde.
La défiscalisation des monuments historiques (confirmée dans le budget 2009) est confortée, et le rapport fait aussi une très bonne proposition à propos de la défiscalisation Malraux. On sait que cet avantage sera plafonné à partir de 2009, à un niveau (140 000 €) qui ne semble pas vraiment contesté par les associations. Il est proposé que la « défiscalisation en faveur des dépenses engagées pour rétablir la stabilité des immeubles, leur clos et couvert, la restauration de leurs façades et décors » dans les secteurs sauvegardés ne soit pas inclus dans ce plafonnement.
Le mécénat fait l’objet de deux propositions, ce qui ne surprendra pas de la part de celui qui a donné son nom à une loi sur ce sujet (propositions III, E ; pages I - 26 et 27). La première consiste à affirmer son importance pour les monuments privés. Ceci est déjà possible, mais pour les seuls monuments ne dégageant pas plus de 60 000 € de ressources commerciales, ce qui est contre-productif en handicapant les propriétaires les plus dynamiques. Le rapport ne parle pas d’une telle condition. Il souhaite que « les dons faits en faveur [des monuments privés] transitent par une association agréée, que les montants en soient affectés à des travaux, que l’ensemble des recettes tirées de l’exploitation du monument soit affecté à l’entretien de ce monument et qu’en cas de cession prématurée, l’Etat puisse récupérer, selon un dispositif convenable d’amortissement, une quote-part de l’avantage fiscal consenti ». Bonne proposition donc, sauf ce dernier point qu’on ne comprend pas vraiment : on ne voit pas pourquoi la cession du bâtiment imposerait de reprendre une partie de l’argent si celui-ci a été affecté à la restauration.
La seconde proposition sur le mécénat est innovante. Elle consiste à adapter le régime des « trésors nationaux » à des monuments d’intérêt national majeur selon le principe suivant : tous les trois ans, une liste de cent « monuments historiques d’intérêt national majeur » serait établie ; ceux-ci pourraient pendant cette période faire bénéficier aux dons faits en leur faveur (par les entreprises) d’un taux de réduction exceptionnel de 90%. Une idée séduisante, le seul risque étant de réduire d’autant le mécénat vers les édifices ne faisant pas partie de cette liste.
Plusieurs recommandations sont relatives aux architectes en charge des restaurations (propositions IV, A ; pages I - 27 à 31). On passera rapidement sur la nécessité affirmée d’une formation accrue aux « architectures du passé, de leur mode de construction et de toutes les techniques et doctrines qui s’appliquent à leur restauration », pour nous attarder sur deux mesures.
La première porte sur les « perspectives d’évolution de l’activité des Architectes des Monuments Historiques (ACMH) ». Actuellement, certains d’entre eux sont simultanément Inspecteur des Monuments Historiques. Ceci peut entraîner, selon le rapport, des conflits d’intérêt. Comment penser, en effet, qu’un ACMH puisse librement s’opposer aux travaux d’un confrère exerçant la même fonction que lui ? Pour éviter ces conflits, il est préconisé qu’un ACMH qui auraient la fonction d’Inspecteur des MH ne puisse, dans le même temps, exercer comme architecte. Il propose également que les établissements publics affectataires de monuments nationaux puissent choisir leur architecte comme le font aujourd’hui les propriétaires privés.
L’ouverture des chantiers des monuments historiques à des architectes étrangers, voire à des architectes français n’appartenant pas au corps des ACMH est un sujet d’actualité. Le seul pré-requis devrait être une formation adéquate et, surtout, le respect des règles et des principes de restauration (charte de Venise entre autre…). Le rapport préconise que des « travaux d’équipement à l’intérieur des monuments historiques qui ne relèvent pas de problématiques strictes de restauration puissent être confiés à des maîtres d’œuvres libéraux français ou étrangers ». Or, ceci semble déjà le cas, il n’y a qu’à voir l’exemple des Bernardins. Que cette réhabilitation discutable (voir article) soit citée comme un exemple dans le rapport est légèrement inquiétant. Dans ce paragraphe, il est demandé que « l’Etat ne renonce pas à développer la pratique de l’insertion harmonieuse de constructions contemporains de qualité dans le cadre de bâtiments anciens, auxquels on a trop souvent imposée la construction de médiocres pastiches qui ne donnent pas le change ». Que les pastiches ne soient pas une solution est assez vrai. Mais qui va décréter qu’une construction contemporaine est « de qualité » ou s’inscrit « harmonieusement » dans un bâtiment ancien ? Prendre l’exemple des Bernardins et de Jean-Michel Wilmotte montre assurément que la définition de ces deux termes n’est pas la même pour tout le monde. Soyons modestes, et limitons au maximum les interventions contemporaines comme les pastiches dans les monuments anciens. Dans bien des cas, des restaurations minimales, respectueuses du dernier état historique, et réversibles, devraient être privilégiées. Elles seront dans tous les cas moins coûteuses.
Le chapitre se conclut sur l’utilité et la nécessité de la réutilisation des monuments historiques, opinion que nous partageons entièrement.
D’autres propositions, pour intéressantes qu’elles soient, sont un peu trop génériques. On peut citer ainsi la nécessaire coordination des actions, au niveau national comme local ; l’importance du système éducatif, des médias audiovisuels, de la presse et de l’édition qui doivent accorder une attention particulière au patrimoine et qu’il est nécessaire de soutenir (on aurait aimé que l’apport d’Internet soit également souligné…) ; la « reconnaissance du travail irremplaçable des associations »…
Si ce rapport présente donc de nombreux aspects positifs, il reste que le système des monuments historiques tel qu’il existe aujourd’hui n’est pas entièrement satisfaisant. Dans un contexte budgétaire difficile, voire critique, les chantiers de restauration devraient se caractériser par leur discrétion et éviter les restaurations tape-à-l’œil, trop poussées ou non respectueuses du monument. Ce n’était pas le but de ce rapport de proposer une réforme en profondeur et l’on peut se satisfaire de certaines des avancées qu’il propose, en répétant à nouveau que la décentralisation trop poussée aboutit à ce qu’on voit aujourd’hui, un désengagement progressif de l’Etat, ce qui n’est pas souhaitable.
Le projet d’avis sera soumis au vote demain mercredi 22 octobre 2008 par le Conseil Economique et Social. Aucun amendement n’ayant été déposé, et tous les groupes du CES – à l’exception notable de celui de Force Ouvrière qui s’abstiendra, en raison justement de réserves sur la décentralisation - ayant affirmé qu’ils y étaient favorables, il sera forcément adopté. Il restera à attendre la réaction du Ministère de la Culture en espérant que les meilleures propositions seront retenues. Les plus urgentes sont connues de tous : affectation d’une ressource exceptionnelle pour résorber les retards de paiement et d’un budget pérenne de 400 millions d’euros pour assurer le financement annuel. Comme le disait le Président de la République (une phrase opportunément rappelée dans la conclusion du projet d’avis) : « Il ne sert à rien d’être fier de notre patrimoine français et de continuer à mégoter pour l’entretenir ». Tout le monde constate pourtant qu’aujourd’hui le gouvernement mégote.