Le 29 octobre 2008, une journée de présentation du projet du Louvre-Abou Dhabi était organisée à l’auditorium du Louvre. Signalons tout de suite que, contrairement à l’ostracisme envers les opposants qui avait prévalu au début du projet, l’Agence France-Muséums joue aujourd’hui la transparence et avait convié fort courtoisement La Tribune de l’Art. Ce fait très positif n’implique cependant pas la fin de la langue de bois. Un malaise perceptible flottait sur l’assemblée (l’auditorium n’était pas plein). Fort peu de conservateurs étaient présents hors ceux qui se trouvaient sur l’estrade, presque aucun applaudissement n’a ponctué les différentes interventions, et seule une petite dizaine de questions de la salle est venue enrichir les « débats » de tables rondes au contenu plutôt univoque. Le tout donnait ainsi une impression d’autocensure générale comme d’autocongratulation, au point que dans sa conclusion, Dominique de Font-Réaux, en charge du projet au sein du Louvre, affirma qu’elle aurait préféré des débats plus vifs (bien que les rares questions posées par la salle à propos de la nature du régime d’Abou Dhabi ou encore sur la manière d’aborder les questions religieuses dans les salles n’aient reçu que des réponses vagues et embarrassées). Elle fut par ailleurs la seule, à la fin de cette journée, à rappeler qu’au début du projet l’argent pouvait sembler être la motivation première, tout en affirmant cependant que l’équipe de France-Muséums en a fait un projet scientifique. Cela reste à voir.
Henri Loyrette, président du Louvre et de l’Agence France-Muséums a ouvert la journée, pour rappeler que ce projet « avait certes suscité quelques réactions dans le monde des musées », un doux euphémisme, mais surtout qu’il se plaçait « dans la tradition des musées français », ce qui ne manque pas d’audace. Il s’est targué de bénéficier dans le conseil scientifique de personnalités prestigieuses. Allant une nouvelle fois contre l’évidence, il a prétendu qu’Abou Dhabi « n’était pas une antenne du Louvre » et qu’il s’agissait du « premier musée universel hors Occident ». Nous reviendrons plus loin sur cette notion de « musée universel » largement affirmée tout au long de la journée. Ajoutons que l’intervention d’Henri Loyrette, pas plus que les autres, n’a été applaudie, ce qui est inhabituel dans ce genre de réunion.
Puis la parole a été donnée à Marc Ladreit de la Charrière (président du conseil d’administration de France-Muséums) et ami proche d’Henri Loyrette, présenté comme « mécène et chef d’entreprise », ce qu’il est aussi, assurément. De son discours, on a pu retenir l’information étrange que le nom de France-Muséums avait été choisi car « c’est plus facile à comprendre qu’Agence internationale des musées de France » (sic). Il a rappelé qu’il s’agit d’une structure de droit privé inspirée d’un fonctionnement juridique anglo-saxon. Notons que le fait que l’agence soit de droit privé n’empêche pas son contrôle par des institutions d’Etat sous l’autorité du Ministère de la Culture, ce qui en fait pleinement un organisme public. Il a décrit l’agence comme ayant une « mission d’interlocuteur avec les émirats dans le but de transmettre un savoir-faire culturel » et conclu en affirmant que « le Louvre-Abou Dhabi est un projet à inventer », ce qui est un peu ennuyeux pour un contrat signé il y a maintenant plus d’un an et demi.
Bruno Maquart (directeur de France-Muséums) a précisé que le Louvre fournissait une « aide au démarrage ». Il a découvert, a-t-il dit, que « les Emirats Arabes Unis sont de culture anglo-saxonne ». Il a souligné la beauté du projet de Jean Nouvel (ce que nous ne contesterons pas) mais ajouté que « le contenant a précédé le contenu » puisque le projet architectural avait été sélectionné avant que le programme ne soit élaboré. Plus surprenant : « le projet [architectural] a été très inspirant pour adapter le contenu ». N’aurait-ce pas dû être plutôt le contraire ?
Bruno Maquart a rappelé que la construction démarrerait en 2010 pour une ouverture en 2013. Il n’a pas été question de l’espace de « préfiguration » qui commencerait dès 2010 et qui est pourtant prévu. Il est dommage que ce point fondamental (que va-t-on exposer dans cette préfiguration, et dans quel but) n’ait pas été abordé. Concluons sur la partie la plus savoureuse de l’intervention du directeur de l’agence : « pour renforcer la confiance des musées prêteurs et contrôler l’intégrité des œuvres, la technique de la géo-localisation va être utilisée afin de savoir où elles se trouvent ». On espère que cela indiquera qu’elles se trouvent dans les salles du musée…
Laurence des Cars (directrice scientifique de l’agence) s’est efforcée ensuite de présenter le contenu du projet que nous résumerons ici. Notons que le sujet des expositions temporaires (France-Muséums doit tout de même en organiser quatre par ans) n’a curieusement pas été abordé, sinon par une brève mention lors d’une des tables rondes, sans autre précision quant à leur contenu ni quant à leur organisation.
Il est rappelé à nouveau que le Louvre-Abou Dhabi est un « musée universel ». Celui-ci est « un héritage des Lumières » qui doit cependant « s’adapter à l’Arabie moderne ». « Il y aura une vision à la fois chronologique et thématique de la rencontre entre l’Orient et l’Occident. » Laurence des Cars a souligné également que ce ne sera pas « une reproduction du Louvre, mais une sorte de partage culturel » grâce à toutes les collections des musées parties prenantes de l’agence France-Muséums et des musées de région qui seraient volontaires. Ce sera un musée « pluridisciplinaire et trans-historique » (ce qui va sans dire puisqu’il s’agit d’un musée « universel » !). Cette pluridisciplinarité ira jusqu’à inclure la mode et le cinéma. Elle a souligné que « dans un contexte multiculturel, et un monde relativiste, il faut un dialogue des cultures dans le respect » et qu’il faut également « adapter notre modèle, le contextualiser dans cette mixité culturelle » afin d’obtenir une « universalité de l’art en terre d’Islam ».
On touche ici à une des limites de cette journée, où beaucoup de grands mots ont été prononcés et de grands principes décrétés, sans qu’on comprenne toujours ce qu’ils veulent dire exactement ni comment la réalité pourra s’y conformer.
Le parcours sera réparti sur 6000 m2, il sera « chronologique, humaniste et comparatiste » (sic). Il sera composé de 300 œuvres provenant des musées français, puis 250, puis 200, les œuvres des musées français étant progressivement remplacées par des œuvres acquises par Abou Dhabi (nous y reviendrons). Les œuvres seront renouvelées chaque année. Rappelons que dans le contrat, celles-ci pouvaient être déposées pour deux ans, éventuellement renouvelables.
Le parcours sera réparti sur cinq sections, la première proposant une introduction synthétique dont le contenu n’est pas encore bien défini.
La deuxième section ira de la naissance de l’art (le paléolithique) aux premiers siècles, c’est-à-dire à la fin de l’Antiquité. Comme les autres, elle concernera toutes les civilisations.
La troisième section couvrira la période suivante jusqu’au XVe siècle, (soit un millénaire d’art universel, toutes techniques confondues !), en proposant des rapprochements entre l’Occident, l’Islam et l’Asie…
La quatrième section portera sur les XVe, XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Deux period-rooms s’y ajouteront.
La dernière section ira du XVIIIe à l’époque contemporaine, l’art d’aujourd’hui étant traité essentiellement par des commandes. Cette partie permettra de mixer des collections venant du Louvre, d’Orsay et de Beaubourg. Là encore, deux period-rooms seront incluses dans cette partie.
Une fois ce cadre chronologique fixé, chaque accrochage d’un an sera l’objet d’une « thématisation ». Le thème choisi pourra être du type « le pouvoir et l’histoire », « le corps et l’autre », etc. Il s’agira « d’un mode hybride, entre collection permanente et temporaire », « d’un laboratoire, pas d’un musée des beaux-arts »…
Que penser de ce programme dont les grandes lignes semblent fixées, mais pas encore les détails. Tout d’abord que le choix d’une exposition des objets pendant un an va plutôt dans le bon sens. Rappelons que le contrat prévoyait le dépôt d’œuvres pour deux ans « éventuellement renouvelables ». Si une durée d’un an multipliera les déplacements et donc les risques pour les œuvres, elle aura au moins l’avantage de limiter la durée de leur absence de leur musée d’origine.
En dehors de ce point, et de celui des acquisitions sur lequel nous reviendrons, interrogeons-nous sur la réelle portée de ce programme, et sur son intérêt.
On ne peut sincèrement parler ici de programme « scientifique » lorsque l’on entend traiter, par exemple, du « spirituel » (ce sujet a été évoqué) en 300 œuvres couvrant toutes les époques et toutes les civilisations. Dans le meilleur des cas, le musée du Louvre à Abou Dhabi sera pédagogique et apportera à ses visiteurs les plus motivés une introduction très partielle et très partiale à l’histoire de l’art (l’hétérogénéité des publics attendus, locaux et touristiques, a été présentée comme justifiant cette conception didactique). Est-ce cela le rôle du Louvre ? Nous ne le croyons pas. Le rôle du Louvre est de présenter à ses visiteurs un panorama le plus complet possible des périodes et des ères géographiques qu’il couvre. Le Louvre doit participer à la recherche en histoire de l’art en publiant des catalogues – ce qu’il fait brillamment, en proposant des expositions scientifiques – ce qu’il réalise avec non moins de panache, il n’y a qu’à voir la programmation remarquable de cet automne - et de participer à des projets internationaux (expositions, fouilles archéologiques,…) faisant avancer la réflexion en histoire de l’art. Il n’est pas et ne devrait pas être de favoriser le tourisme dans un pays en y présentant une sélection d’œuvres qui pourraient au mieux illustrer un livre de classe (mais en moins raisonné).
On ne parlera pas ici du programme des expositions temporaires puisque celui-ci n’a pas été abordé.
Les réponses aux autres questions que soulève ce projet n’ont pas été réellement claires. Ainsi de la censure. Il a été dit et répété qu’il n’y en aurait pas, mais on nous a précisé que le choix des œuvres serait validé par une commission sur laquelle le Cheik Sultan, en charge de la culture et du projet touristique des Emirats, aurait un droit de veto ! Il faut savoir : s’il y a droit de veto possible sur l’exposition d’une œuvre, il y aura forcément possibilité de censure, à moins que l’autocensure ne sévisse préventivement.
Il a été affirmé, une fois de plus, que les musées de province seront libres de « prêter » ou non leurs œuvres. Les conservateurs de France-Muséums nous ont par ailleurs certifié personnellement qu’ils ne tenteraient jamais de passer derrière leurs collègues en faisant pression pour l’obtention d’une œuvre, et leur sincérité n’est pas à mettre en doute. Mais c’est oublier que le projet n’est pas réellement entre les mains des conservateurs, pas même ceux de l’agence, le dernier mot revenant toujours au politique. Les contreparties pour les musées prêteurs n’ont d’ailleurs pas été clarifiées lors de la journée, puisqu’il a été dit qu’elles pourraient être d’ordre financier, ou que les musées volontaires pourraient bénéficier de prêts en échange. Ce dernier point est très inquiétant : les musées de province, prêteurs ou non, devraient pouvoir emprunter des œuvres pour leurs projets d’exposition sans que cela soit conditionné par le fait d’envoyer des œuvres à Abou Dhabi…
Autre sujet d’inquiétude : la politique d’acquisition du Louvre-Abou Dhabi. Un intervenant a dit que, contrairement à ce que la presse avait affirmé, il s’agirait d’une collection d’Etat, pas de celle de l’Emir. Il s’agit d’un renversement de la chronologie, car lorsque le projet a été signé, tel était bien le cas. Il est exact qu’aujourd’hui France-Muséums tente d’obtenir que la collection soit celle de l’Emirat, à travers une structure juridique « publique », et non celle de l’émir. Mais dans une monarchie héréditaire, la différence est assez difficile à faire, ce que les intervenants ont reconnu à mots couverts. La question de l’inaliénabilité des œuvres acquises avec l’expertise des conservateurs français s’inscrit dans la même problématique. Les membres de l’agence la souhaitent mais qu’en sera-t-il in fine ?
Le plus important n’est pas là : qu’il s’agisse de la collection d’un Etat ou d’une personne privée, rappelons une fois de plus que les conservateurs français ont toujours eu pour rôle d’enrichir uniquement les musées français. Mettre en place, contre espèces sonnantes et trébuchantes, une commission constituée de conservateurs français en charge d’acquérir des œuvres pour quelqu’un d’autre qu’un musée français aurait constitué naguère un grave manquement à la déontologie de la conservation. C’est aujourd’hui encouragé par le Ministère de la Culture….
On nous affirme que dans tous les cas, les musées français auront la priorité pour les achats. Mais tout tableau de qualité a vocation à entrer, un jour ou l’autre, dans un musée français. Si le Louvre n’est pas intéressé, d’autres peuvent l’être. Prenons l’exemple d’un tableau convoité par un musée municipal dont le maire refuserait l’achat pour des raisons purement budgétaires, politiques ou de désintérêt pour l’art. Une fois acquis par Abou Dhabi, il serait définitivement perdu alors que les cas d’œuvres acquises par des musées français plusieurs années (voire dizaines d’années) après une première tentative ratée sont légion.
Le budget d’acquisition a été fixé à 40 millions d’euros par an, ce qui est à la fois beaucoup (le Louvre est loin d’avoir ce montant si l’on exclut le mécénat) et peu (cela paierait à peine un Picasso, et pas de premier choix). Quelqu’un a affirmé lors de la journée que cela ne déstabiliserait pas le marché de l’art… En quoi la stabilisation ou la déstabilisation du marché de l’art concerne-t-elle les musées français ? On s’interroge.
Revenons enfin, avant de conclure, sur l’aspect « laboratoire » qui nous est promis. Il s’agit d’une tarte à la crème qui nous est ressortie pour tout projet de ce type. Lens est aussi un « laboratoire », et l’opération des beffrois du Louvre-Lens en 2007 à la médiathèque George Sand de Louvroil était déjà « devenu le laboratoire de préfiguration du Louvre-Lens » ! Quant à l’exposition du Louvre à Québec, elle était, pour Henri Loyrette, « un laboratoire sur la façon de travailler ensemble »…
Mais de quoi Abou Dhabi sera-t-il donc le « laboratoire » ? Entre autre, d’un meilleur accueil du public et d’une meilleure pédagogie pour les visiteurs. On se demande ce qui empêche les musées français de s’y mettre tout de suite afin d’en faire profiter nos concitoyens et en quoi il y a besoin de multiples « laboratoires » hors de nos frontières pour améliorer la signalétique, les espaces de repos ou la formation des personnels de salles et les audio guides (dont il a été longuement question) de nos propres établissements.
Si cette journée a donc éclairci quelques points, on voit aussi qu’elle en a soulevé au moins autant sans toujours apporter de réponse claire. Les raisons de s’opposer à ce projet sont toujours présentes même s’il est évidemment trop tard pour cela. La Tribune de l’Art sera plus que jamais attentive à ce que les dérives potentielles soient les moins nombreuses possibles.