- 1. Jean Murat (1807-1863)
Abraham et les trois anges (Genèse - chap. XVIII), 1849
Huile sur toile - 159 x 227,5 cm
Vert-Saint-Denis, église Saint-Pierre
Photo : Yvan Bourhis - Voir l´image dans sa page
Lors de diverses discussions avec des collègues et historiens d’art, j’ai eu plusieurs fois l’occasion de mentionner des découvertes dans le domaine de la peinture religieuse du XIXe siècle que j’avais eu l’occasion de faire lors de tournées, tout particulièrement en Seine-et-Marne, Essonne et Seine-Saint-Denis. Les conservateurs des antiquités et objets d’art m’ont aussi fait partager leurs propres découvertes auxquelles j’ai pu parfois donner l’importance qu’elles méritaient dans un domaine qui m’est familier. Ce travail, que j’ai longtemps mené en Limousin sans jamais avoir eu le temps de le publier, doit être livré à la connaissance de tous et j’ai décidé de publier dans la Tribune de l’Art, sous forme de fiches sommaires, les principales découvertes de ces dernières années en Île-de-France. C’est avant tout à une mise à disposition que je tiens à me livrer, sans autre ambition que le « faire connaître ». Que l’on veuille donc bien pardonner la brièveté des analyses et des références ainsi que les renvois par liens aux sites officiels pour les œuvres de comparaison, technique qui m’a semblé convenir à une revue électronique. Si certains lecteurs avaient des informations sur les tableaux ainsi publiés ou sur les artistes, souvent mal connus, je leur serais reconnaissant de prendre contact avec moi par courriel (thierry.zimmer@culture.gouv.fr).
Jean Murat (La Pisseloche, hameau de Felletin, 16 septembre 1807 - Paris, 19 septembre 1863)
Abraham et les trois anges (Genèse - chap. XVIII) (ill. 1) [1]
1849
Huile sur toile ; bois (châssis) ; bois peint en noir (cadre)
H. 159 ; L. 227,5 ; La du cadre : 5
S.d.b.g. : J. Murat – 1849 (ill. 2)
- 2. Jean Murat (1807-1863)
Abraham et les trois anges (Genèse - chap. XVIII), 1849
Détail de la signature
Huile sur toile - 159 x 227,5 cm
Vert-Saint-Denis, église Saint-Pierre
Photo : Yvan Bourhis - Voir l´image dans sa page
Historique :
Nous ne possédons aucun renseignement sur le mode d’arrivée de ce tableau à Vert-Saint-Denis.
Expositions :
Salon de 1849, n° 1526.
Bibliographie :
Anonyme, « Salon de 1849. Peinture d’histoire », in La Tribune des artistes, I/2, Paris, 1849, p. 22 ; Auguste Galimard, Examen du Salon de 1849, Paris, 1849, p. 35-36.
Lieu de conservation :
Vert-Saint-Denis (Seine-et-Marne), église paroissiale Saint-Pierre, mur nord de la nef.
En cours de protection au titre des Monuments historiques.
Propriété de la commune, dans l’état actuel de nos connaissances.
- 3. Pierre-Nicolas Brisset (1810-1890)
Portrait de Jean Murat
Détail de la signature
Huile sur toile
Rome, Villa Médicis
Photo : Villa Médicis - Voir l´image dans sa page
- 4. Jean Murat (1807-1863)
Portrait d’Eugène-Ferdinand Buttura
Huile sur toile
Rome, Villa Médicis
Photo : Villa Médicis - Voir l´image dans sa page
Nous ne possédons aucun renseignement sur la jeunesse, les études ou les premiers pas dans le dessin et la peinture de Jean Murat, né en Creuse d’une famille dont nous ignorons tout, si ce n’est que l’artiste est issu de père inconnu (ill. 3) [2]. Nous le retrouvons, dès l’âge de quinze ans, élève de Jean-Baptiste Regnault et de Merry-Joseph Blondel à l’École des beaux-arts de Paris où il entre le 4 octobre 1822 [3]. Dès 1829, il remporte une mention honorable au concours d’esquisses dans la catégorie composition [4] et reçoit, en 1830, le prix de la demi-figure peinte fondé par Maurice Quentin de la Tour. Il présente pour la première fois, au Salon de 1827, un Saint Jean écrivant l’Apocalypse dans l’île de Pathmos [5] et exposera régulièrement à cette manifestation ainsi qu’à l’exposition universelle de 1855 [6]. Il est second prix de Rome en 1836 avec le Frappement du rocher par Moïse et premier grand prix l’année suivante pour le Sacrifice de Noé [7]. Il passe près de cinq ans à Rome où il semble s’être lié avec le musicien Charles Gounod, grand prix de Rome en 1839, qu’il accompagne dans des escapades [8].
- 5. Jean Murat (1807-1863)
Agar dans le désert, 1842
Huile sur toile
Guéret, Musée de la Sénatorerie
Photo : Musée de la Sénatorerie - Voir l´image dans sa page
- 6. Jean Murat (1807-1863)
Les Lamentations de Jérémie, 1844
Huile sur toile - 306 x 450 cm
Saint-Léonard-de-Noblat, collégiale Saint-Léonard
Photo : Philippe Rivière - Voir l´image dans sa page
Il reçoit ensuite, à son retour, une seconde médaille au Salon de 1842 (n° 1408) pour Agar dans le désert [9], suite iconographique logique de l’œuvre ici présentée (voir ill. 5), puis une première médaille, en 1844, pour Les lamentations de Jérémie [10] (ill. 6). Il se spécialise, tout au long de sa carrière, dans la peinture d’histoire et religieuse, décorant, entre autres, la chapelle Sainte-Madeleine de l’église Saint-Séverin de Paris (1847) [11] (ill. 7, 8 et 14), effectuant plusieurs portraits pour le musée d’histoire de France de Versailles [12] et recevant deux commandes de l’État [13].
- 7. Jean Murat (1807-1863)
Madeleine écoutant le concert des anges dans la Sainte-Baume
et Jésus chez Marthe et Marie, 1847
Paris, église Saint-Séverin
mur est de la chapelle Sainte-Madeleine
Photo : COARC-Jean-Marc Moser - Voir l´image dans sa page
- 8. Jean Murat (1807-1863)
Noli me tangere et
Madeleine oignant les pieds de Jésus, 1847
Paris, église Saint-Séverin
mur ouest de la chapelle Sainte-Madeleine
Photo : COARC-Jean-Marc Moser - Voir l´image dans sa page
En 1860, Jean Murat est chargé de la restauration du salon Louis XIII du château de Fontainebleau [14]. On possède également de lui des Saintes Femmes au tombeau (ill. 9), tableau sans doute donné par l’artiste à la commune qui avait vu naître sa mère [15] et une très belle huile sur toile à l’iconographie mystérieuse connue sous le titre de Concert antique [16] (ill. 10), sans doute réalisé après le retour de Rome de l’artiste en 1842. Il a sans doute quelques élèves, puisque Jules-Félix Ragot (1835-1912), par exemple, se présente comme tel dans les catalogues des Salons. Il semble être tombé ensuite malade et ne plus guère avoir peint, jusqu’à son décès à l’âge de cinquante-six ans. De sa vie personnelle, nous ne savons guère de choses. Il semble bien qu’il ait habité principalement à Paris et nous n’avons aucune trace de séjours en Creuse pendant sa courte carrière. Il réside de 1827 à 1833-1834 dans l’actuel Vème arrondissement, au 149 rue Saint-Victor, puis dans le XIIe, au 78 grande rue de Reuilly jusqu’au moins 1842 [17]. Il revient dans le Ve, au 15 quai Saint-Michel, où il demeure, de façon certaine, entre 1846 et 1849. 1853 le voit s’installer dans le Xe arrondissement, au 12 rue Albouy puis, en 1863, au 8 rue Saint-Vincent-de-Paul où il décède [18]. À une date inconnue, il épouse une certaine Eulalie Cherloneix dont le patronyme laisse présumer qu’elle était aussi originaire de la Creuse [19].
- 9. Jean Murat (1807-1863)
Les Saintes Femmes au tombeau, vers 1842-1849
Huile sur toile
La Nouaille en Creuse, église Saint-Pierre-Saint-Paul
Photo : Philippe Rivière - Voir l´image dans sa page
- 10. Jean Murat (1807-1863)
Concert antique
Huile sur toile - 82 x 65 cm
Beauvais, Musée départemental de l’Oise
Photo : Didier Rykner - Voir l´image dans sa page
Dans Abraham et les trois anges, présenté au Salon de 1849 (ill. 1), l’artiste reprend le thème de l’apparition de Mambré [20]. Ce site était une chênaie (ou l’emplacement d’un seul chêne ombreux) dotée d’un point d’eau, choisie par Abraham pour élever un autel à Yahvé et y établir son camp principal en Canaan (à trois kilomètres au nord de l’actuelle Hébron). Lorsqu’Abraham reçut la visite des trois hommes, il reconnut la présence de son Dieu en leur sein et celle de deux anges ; ils lui annoncèrent la naissance prochaine d’Isaac et la destruction de Sodome. Beaucoup de pères de l’Église virent dans cet épisode une annonce du mystère de la Trinité et les théologiens du moyen âge y décelèrent la préfiguration du lavement des pieds des apôtres par le Christ.
Galimard décrit ainsi l’œuvre en 1849 : « M. Murat a représenté Abraham et les Anges. Cette composition brille par sa simplicité ; il y a une parfaite harmonie de lignes ; seulement, nous reprocherons à l’artiste de manquer d’unité dans le clair-obscur ; l’ombre portée sur deux anges empêche le parti-pris et nuit au beau caractère de cette scène ; surtout lorsqu’on est à une grande distance. C’est peut-être un sacrifice que M. Murat a cru devoir faire pour produire plus d’effet, mais cet artiste est trop savant dans son art pour ignorer que les beaux sujets de la Bible sont soumis à d’autres conditions que les tableaux de genre. Dans le fond, on remarque une figure de femme du plus beau geste et d’une bien grande tournure ». Le critique anonyme de La Tribune des artistes, s’attache plus à la représentation des figures qu’à l’atmosphère qui émane de la toile, concédant à Murat d’être digne parmi de nombreuses représentations religieuses qu’il trouve médiocres : « Dans son tableau d’Abraham, M. Murat a su mettre une simplicité qui n’est pas sans grandeur ; le patriarche est bien tout entier aux devoirs de l’hospitalité ; on voudrait seulement que la nature des anges se révélât par l’élévation de leur physionomie ; ce sont des anges déguisés, il est vrai. – A ce point de vue, le Christ ne serait qu’un homme ! »
- 11. Jean Murat (1807-1863)
Abraham et les trois anges (Genèse - chap. XVIII), 1849
Détail de la figure féminine du second plan
Huile sur toile - 159 x 227,5 cm
Vert-Saint-Denis, église Saint-Pierre
Photo : Yvan Bourhis - Voir l´image dans sa page
- 12. Jean Murat (1807-1863)
Abraham et les trois anges (Genèse - chap. XVIII), 1849
Détail de la figure des trois « voyageurs ».
Huile sur toile - 159 x 227,5 cm
Vert-Saint-Denis, église Saint-Pierre
Photo : Yvan Bourhis - Voir l´image dans sa page
L’artiste a axé sa représentation sur le triangle-rectangle formé par le personnage (Yahvé ?) assis, Abraham presque totalement allongé sur le sol et le jeune garçon qui en constitue le côté droit. Les deux anges debout derrière ce groupe forment le sommet d’un second triangle dont le côté droit passe sur la tête de l’enfant apportant la cruche d’eau et le gauche le long des reins d’Abraham. La masse sombre de l’arbre au large tronc dont les feuilles semblent curieusement être celles d’un érable, est contrebalancée à gauche par la luminosité du paysage où se dressent plusieurs palmiers et la masse claire d’une fontaine maçonnée où une femme vient remplir des cruches (ill. 11). Fréquemment, dans cette scène, c’est Sarah qui apparaît comme personnage féminin annexe mais il ne serait pas impossible qu’ici Murat ait voulu évoquer le jeune Ismaël alors âgé de treize ans et sa mère Agar dont il avait représenté l’exil dans le désert en 1842. C’est en tout cas la sérénité qui domine cette scène. Les trois anges, asexués, sont vêtus de tuniques semblables et leurs traits paraissent identiques : trois mêmes visages d’une seule entité [21] (ill. 12). Cette symbolique, évidemment voulue par l’artiste, semble unique pour la représentation de cette scène. La carnation blanche de l’ange assis devant le patriarche évoque par ailleurs la pureté, s’opposant à celle d’Abraham et de l’enfant beaucoup plus sombre, et lui seul est complètement baigné par la lumière qui semble irradier d’un point situé en haut à gauche de la scène, si l’on en croit les ombres portées (ill. 13) [22]
- 13. Jean Murat (1807-1863)
Abraham et les trois anges (Genèse - chap. XVIII), 1849
Détail de la figure d’Abraham
Huile sur toile - 159 x 227,5 cm
Vert-Saint-Denis, église Saint-Pierre
Photo : Yvan Bourhis - Voir l´image dans sa page
Les tonalités utilisées par l’artiste sont, hormis l’arbre et l’ombre qu’il projette, claires et chaudes dans une dominante de beiges, d’ocres jaune et rouge éteints où seul le bleu du ciel tranche par sa couleur froide. Formellement comme par sa palette, Murat évoque le Charles Gleyre du Soir (1843), après que l’artiste soit revenu de son périple égyptien. Ce rapprochement est tout à fait sensible dans la présente toile, mais surtout dans Les lamentations de Jérémie et le Concert antique du musée de Beauvais aux arrière-plans très égyptiens. Jean Murat ne parcourut pas ce pays, mais il est tout à fait possible que les huiles du peintre suisse, d’un an son aîné, l’aient profondément touché et influencé. Peut-être est-il à ce propos significatif que le Creusois ait donné à l’église du château de Felletin un Saint Jean dans l’île de Pathmos, d’après Blanchard semble-t-il, iconographie qui marqua le retour de Gleyre, après son périple oriental, au Salon en 1840 [23].
Le support est en bon état, la toile est encrassée et le vernis jauni.
Le lavement des pieds ne fut pas, dans cet épisode de la vie d’Abraham, l’anecdote qui retint généralement l’attention des artistes. Lui furent souvent préférés le repas proprement dit offert par le patriarche comme chez Gérard de Lairesse (1641-1711), l’adoration par Abraham de son Dieu qu’il a reconnu dans différentes versions de Giambattista Tiepolo (1696-1770), l’annonce de la maternité de Sarah chez Louis Gauffier (1762-1801), voire le simple accueil des voyageurs chez Bartolomé Esteban Murillo (1617-1682) ou Nicolas-Antoine Taunay [24] (1755-1830). Néanmoins, certains artistes, comme Jean Restout (1692-1768), le représentèrent [25], ce dernier marquant l’appartenance des trois personnages au monde divin en les munissant d’ailes, comme d’ailleurs Tiepolo, alors que la plupart du temps ils sont traités comme de simples voyageurs, voire des pèlerins, les « trois hommes » du texte biblique. Cette anecdote fut d’ailleurs le sujet du concours d’esquisses de l’École nationale des beaux-arts en 1854 qui vit une seconde médaille décernée à Édouard-Alphonse Dupont (1831-1857) [26] et une troisième à Jules-Joseph Lefebvre (1834-1911) [27] qui semblent bien tous deux avoir eu en mémoire le tableau de Murat présenté au Salon cinq ans auparavant, jouant, comme lui, sur l’ombre et la lumière diffusées par l’arbre. En 1854, ce thème fut également celui du concours du prix de Rome remporté par Félix Giacomotti (1828-1909) [28]. Dans ce dernier tableau, l’homme dont on lave les pieds montre une physionomie mâle et une autorité absentes de la composition de Murat dominée par la blondeur du groupe. Sarah est présente, au seuil de sa maison, comme chez la plupart des concurrents. De ce même concours, sont conservées les huiles de Théodore-Pierre-Nicolas Maillot (1826-1888) [29] et d’Émile Lévy (1826-1890) [30] Il est intéressant de remarquer que les œuvres de tous ces artistes sont les seules qui figurèrent au Salon représentant cette iconographie jusqu’en 1882 [31].
Ancrant symboliquement cet épisode dans une allégorie de la Trine, Jean Murat se distingue de ses prédécesseurs et successeurs. Influencé par l’orientalisme de Charles Gleyre, il se rattache aussi à une tradition préraphaélite, presque nazaréenne dans la figure centrale de l’ange, évoquant certaines œuvres de son contemporain Émile Signol (1804-1892). Le travail effectué par ailleurs deux ans auparavant à Saint-Séverin, où ce dernier artiste travaille également, marque sans doute profondément Murat qui reprit, presque textuellement, la silhouette du personnage de Marie dans le Jésus chez Marthe et Marie, pour celle de la femme à la fontaine du présent tableau [32] (ill. 7).
- 14. Jean Murat (1807-1863)
Madeleine oignant les pieds de Jésus, 1847
Paris, église Saint-Séverin
mur est de la chapelle Sainte-Madeleine
Photo : Thierry Zimmer. - Voir l´image dans sa page
Pour sa richesse iconographique et sa qualité picturale, ainsi que sa représentativité des recherches des peintres du genre religieux dans la deuxième moitié du règne de Louis-Philippe, la commission départementale des antiquités et objets d’art de la Seine-et-Marne a émis un vœu de classement de ce tableau au titre des Monuments historiques. Il sera présenté lors d’une prochaine réunion de la Commission nationale des Monuments historiques et sa restauration est d’ores et déjà envisagée avec la commune propriétaire.