La notoriété de Carlo Marochetti, en France comme au Piémont, est associée à la Statue équestre d’Emmanuel-Philibert, duc de Savoie qui fut exposée à Paris dans la cour du Louvre au printemps 1838 avant d’être transportée à Turin pour y être inaugurée le 4 novembre de la même année, jour de la Saint-Charles, sur la place du même nom. Dès lors le nom de Marochetti restera attaché à ce type de monument dont de nombreux exemples jalonneront la carrière de l’artiste
Nous allons voir que, concernant Napoléon, les statues équestres seront au cœur de la plupart des projets de Marochetti. Cependant aucun d’eux finalement n’aboutira à un monument.
La statuette éditée par Louis-Auguste Asse
La souscription, décembre 1839
- 1. D’après Emile Signol (1804-1892)
Portrait de Auguste Asse, 1845
Estampe, 24 x 15cm
Paris, Bibliothèque de l’Arsenal
Photo : C. Hedengren-Dillon - Voir l´image dans sa page
Lorsqu’une souscription fut ouverte fin décembre 1839 « chez Asse, seul éditeur, d’un bronze nouveau de M. Marochetti » [1], le renom de l’auteur de la Statue équestre d’Emmanuel-Philibert devait suffire à attirer les clients.
Sur Louis-Auguste Asse (1799-1869), nous savons ce que nous dit de lui son fils Eugène. Auguste Asse (ill. 1) avait ouvert en 1826 au 14, rue de Bellechasse, une « papeterie de luxe » ou plutôt, comme on appelait ce genre de boutiques à l’époque, un magasin de nouveautés, où, comme Giroux et Susse, il vendait également des tableaux et des bronzes Les publicités paraissaient en fin d’année. Ce « grand magasin d’étrennes » était également une « galerie de tableaux et de dessins modernes » [2]. Grand amateur d’art, Asse s’intéressait aux artistes de son temps comme en témoigne la collection que son fils a léguée à la Bibliothèque de Versailles [3] (Musée Lambinet). On ignore malheureusement les circonstances dans lesquelles il a connu Marochetti et on ne sait rien de son activité d’édition de bronzes. Comme Susse à ses débuts, Asse sous-traitait certainement la fonte des bronzes qu’il éditait. On ne peut en dire plus concernant cette activité.
Une lettre de Marochetti à Henry Greville, alors attaché à l’ambassade de Grande-Bretagne à Paris, nous apprend également que dès janvier 1840 l’éditeur (certainement encouragé par le sculpteur) souhaitait étendre outre-Manche la vente de la statuette : « J’ai fait une petite statue équestre de l’Empereur et mon éditeur voudrait en envoyer à Londres mais il voudrait y conserver son droit de propriété », Marochetti demandait à Greville de lui indiquer la marche à suivre. « C’est une affaire qui peut avoir quelque importance, comme argent, bien entendu » concluait-il (Carlo Marochetti à Henry Greville, 25 janvier 1840, anc. Coll. Éric Bertin, « Ingres, Delacroix et leurs contemporains », inv. MA-3-6).
L’article et les publicités du Constitutionnel, mai 1840
- 2. Carlo Marochetti (1805-1867) sculpteur
Louis-Auguste Asse (1799-1869), éditeur
Statuette équestre de Napoléon, 1840
Bronze, 46 x 42cm
Vente Valoir Pousse-Cornet, 25 mars 2015
Photo : Valoir Pousse-Cornet - Voir l´image dans sa page
Ce n’est qu’en mai 1840 que le mystère de ce bronze fut levé, on pouvait alors lire cette publicité dans Le Constitutionnel : « Statue équestre de Napoléon par Marochetti chez Asse éditeur » [4]. Ce mois ne fut pas choisi au hasard. Le 12 mai, Charles de Rémusat, ministre de l’Intérieur, annonçait à l’assemblée l’intention de rapatrier la dépouille de Napoléon et de lui ériger un tombeau sous le dôme des Invalides.
Ce projet de loi fut adopté le 26 mai mais la proposition de statue équestre de Napoléon réclamée par Bertrand Clauzel, rapporteur de la commission chargé d’examiner cette loi, fut rejetée. Le maréchal Clauzel, s’exprimant au nom de la commission, avait déclaré lors de la séance du 23 mai au cours de laquelle il exposait son rapport : « Nous avons désiré aussi qu’une statue équestre de l’empereur soit enfin érigée, sur l’une de nos places publiques ; honneur qui appartient aux têtes couronnées et qui manque encore à Napoléon. [5] mais trois jours plus tard ce point soulevait une controverse. Le député Gais-Bizoin notamment suscita exclamations et rires en déclarant : « On vous demande une statue, une statue équestre. Et pourquoi ? Parce que, dit la commission, c’est l’attribut, le privilège des rois chevaliers de l’ancienne race. Étrange inconséquence ! vous voulez faire descendre le héros du haut de la colonne Vendôme pour le mettre sur une place publique au niveau du cavalier de la place des Victoires. » [6] On notera ici l’allusion à la Statue équestre de Louis XIV par Bosio. L’article 3 dédié à la statue équestre ne fut pas adopté.
Ce vœu exprimé par la commission est un élément essentiel pour expliquer la concomitance de la statuette éditée par Asse (ill.2). Le 4 mai 1840, en effet, Le Constitutionnel faisait paraître un article intitulé : « Statuette équestre de Napoléon par M. Marochetti (Projet de monument) ». Après avoir rappelé le succès de la Statue équestre d’Emmanuel-Philibert, duc de Savoie exposée dans la cour du Louvre deux ans auparavant et en avoir comparé le fier animal aux chevaux de Gros (dont Marochetti avait été l’élève), le rédacteur, signant d’un simple B., déclarait :« Dans un temps où le gouvernement, poussé par la tendance de l’opinion, semble surtout placer sa grandeur dans les travaux qui ont pour but l’utilité publique ou l’embellissement de nos grandes cités, M. Marochetti pouvait avoir l’espérance de trouver quelque digne emploi de son génie. Il a donc conçu l’idée d’un vaste monument d’art destiné à décorer l’esplanade des Invalides. Dans ce plan, deux immenses statues figurent en parallèle, celle de Charlemagne, et celle de Napoléon [7] ».
Le journaliste, après avoir abordé la question du costume et critiqué le Napoléon de Seurre (1833) qui surmontait alors la colonne Vendôme [8], ajoutait à propos de Marochetti : « il a déjà exécuté en statuette la statue monumentale telle qu’il la conçoit. C’est Napoléon tel que tous les portraits, dessins et vignettes nous le montrent, avec l’uniforme et le chapeau. Mais sous le ciseau de M. Marochetti cet ajustement a pris une étonnante élévation de style. Le petit chapeau a la poétique noblesse d’une couronne et se trouve en une merveilleuse harmonie avec cette belle et pensive tête de Napoléon. Le corps est admirablement campé sur le cheval, et sa ferme immobilité fait encore ressortir tout ce que révèle d’activité intérieure l’expression de la figure. Quant au cheval, il est de la même race que celui du duc de Savoie, c’est la même force un peu massive, mais c’est aussi la même vie, la même obéissance intelligente à la domination absolue du cavalier » [9].
Après avoir ainsi loué la maîtrise d’exécution de la statuette, il concluait : « Le seul aspect de la statuette produit sur l’esprit une impression grave et profonde, et naturellement l’effet grandirait proportionnellement à la dimension colossale dans laquelle devrait s’exécuter ce beau modèle. Nous ignorons si le gouvernement adoptera le plan monumental de M. Marochetti, mais si cela était, l’esplanade des Invalides présenterait, nous n’en doutons pas, l’une des plus belles œuvres de l’art moderne. » [10]
Les publicités pour la statuette, qui parurent dans ce journal un jour sur deux du 8 au 18 mai, renvoyaient au « feuilleton du 4 courant » dont nous venons de parler. Tout cela était fort bien orchestré, le journal bien informé, tout comme Marochetti apparemment.
Cet article nous apprend en effet qu’à l’heure où la France ignorait encore tout du retour des cendres de Napoléon et du lieu choisi pour ériger son tombeau, Marochetti, lui, avait conçu un projet monumental pour honorer la mémoire de Napoléon à ce même emplacement. Cette coïncidence ne pouvait être le fruit du hasard, ni la parution de l’article dans un quotidien connu pour être le porte-parole de Thiers. En l’occurrence, c’est de Marochetti que le rédacteur se faisait l’interprète. Ce plan monumental, on en trouvera l’écho vingt ans plus tard lorsque Marochetti proposera d’ériger à Londres une statue équestre de Edward, the Black Prince [11] en pendant de son Richard Cœur de lion inauguré le 26 octobre 1860. Avec la mort du prince Albert, principal soutien du sculpteur, en décembre 1861, ce projet n’aboutira pas.
Une statuette de Charlemagne offerte par Marochetti à Sir Francis Chantrey ?
Le catalogue de la vente après décès de W.J. Broderip, l’un des exécuteurs testamentaires de Sir Francis Chantrey, le sculpteur britannique, mentionne une figure équestre en bronze de Charlemagne envoyée par Marochetti à Chantrey [12]. Ce dernier étant décédé le 25 novembre 1841, il est légitime de supposer que Marochetti, qui aurait conçu cette statuette au même moment que son Napoléon édité par Asse, l’aurait offerte à Chantrey entre juin 1840 et novembre 1841. Cet élément prouve également que Marochetti avait mené à bien les préparatifs de son projet grandiose. Il fut contraint d’y renoncer lors du rejet de la statue équestre par la Chambre des députés le 26 mai 1840. Il est surprenant cependant que Marochetti n’ait pas gardé un exemplaire de son Charlemagne pour lui-même, comme il le fera souvent pour ceux de ses bronzes non destinés à l’édition.
Le rôle de Thiers
Thiers avait confié à Marochetti en 1833 et 1834 deux commandes prestigieuses, un grand bas-relief pour l’Arc de Triomphe et le maître-autel de l’église de la Madeleine. Il avait rendu visite au sculpteur dans son château de Vaux-sur-Seine en août 1836 (et sans doute à d’autres reprises), leur amour pour la ville de Florence les avait rapprochés et, sans que l’on puisse parler d’amitié, ils entretenaient des relations cordiales. Depuis l’Emmanuel-Philibert l’habileté du sculpteur pour les statues équestres était reconnue et sa renommée établie. Il paraît évident qu’une conversation entre les deux hommes, bien avant le retour au pouvoir de Thiers le 1er mars 1840, fut à l’origine du projet de Marochetti et de l’édition de la statuette Asse. On se souvient qu’au moment même où la Statue équestre d’Emmanuel-Philibert, duc de Savoie était exposée dans la cour du Louvre, au printemps 1838, paraissait sa réduction « chez les marchands de nouveautés [13] » . Cette fois, Marochetti espérait sans doute le même succès, l’édition de sa statuette coïncidant avec l’annonce du retour des cendres de Napoléon et la proposition de la commission, que soutenait le gouvernement, de lui ériger une statue équestre « sur une des places publiques de la ville de Paris » [14]. Mais les choses ne se déroulèrent pas comme prévu, l’article relatif à cette statue ne fut pas adopté et la diffusion de la statuette resta confidentielle.
- 3. Carlo Marochetti (1805-1867) sculpteur
Louis-Auguste Asse (1799-1869), éditeur
Statuette équestre de Napoléon, 1840
Bronze, 46 x 42cm
Vente Valoir Pousse-Cornet, 25 mars 2015
Photo : Valoir Pousse-Cornet - Voir l´image dans sa page
La statuette
Fièrement campé sur son coursier, Napoléon (ill. 2 et 3), porte son uniforme de colonel des chasseurs à cheval de la Garde impériale, la main droite glissée dans son gilet, la gauche tenant les rênes. Il arbore son célèbre chapeau, un bicorne porté « en bataille », c’est à dire parallèle à la ligne des épaules, avec sa cocarde placée sur la gauche. Pour Marochetti, ainsi qu’il l’exprime dans une lettre datée du 5 mai 1839, « le costume c’est la date, c’est une étiquette indispensable, c’est l’histoire » [15]. De fait, ce bronze reste fidèle dans les moindres détails aux représentations de l’empereur à cheval que nous connaissons à travers la peinture. Le tapis de selle porte le N impérial, on aperçoit le bout des fontes sous la paire de chaperons à deux étages, frangés, comme le tapis. La passementerie des épaulettes est traitée avec finesse, et l’épée avec précision. Le calme de l’empereur contraste avec l’animation du cheval, tout en mouvement. Les naseaux dilatés, les oreilles dressées, les yeux écarquillés traduisent la fougue de l’animal maîtrisé par son cavalier (ill. 3).
- 4. Paire de bottes à l’écuyère portées par Napoléon Ier à Sainte-Hélène
Maroquin noir, 48 x 26,5cm
Vente Binoche et Giquello du 29 novembre 2019, lot 48
Photo : Binoche et Giquello - Voir l´image dans sa page
Il faut ajouter une anecdote concernant les bottes de l’empereur. On ignore dans quelles circonstances le Général Bertrand en avait confié une paire (ill. 4), que Napoléon portait à Sainte-Hélène, à Marochetti « désireux d’exécuter une statue équestre de l’Empereur », pour qu’il puisse les transcrire le plus fidèlement possible. Ces bottes, qui entre temps avaient été données par le fils aîné du sculpteur au sénateur Paul Le Roux, puis présentées lors de l’exposition « Gros, ses amis et ses élèves » en 1936 au Petit-Palais (n° 777), ont été mises en vente il y a deux ans [16]. Bertrand était rentré de Martinique en août 1839 et parti pour Sainte-Hélène le 7 juillet 1840. Il aura donc remis les bottes au sculpteur dans l’intervalle.
- 5. Antoine-Jean Gros (1771-1835)
Marengo, 1801
Huile sur toile, 64 x 80cm
Vente Sotheby’s New York 26 Janvier 2012, lot 75
Photo : Sotheby’s / Wikimedia Commons - Voir l´image dans sa page
- 6. Horace Vernet (1789-1863)
L’Empereur Napoléon et ses officiers à cheval
Huile sur panneau, 30,7 x 39,8cm
Amsterdam, Rijksmuseum
Photo : Rijksmuseum Amsterdam - Voir l´image dans sa page
Carlo Marochetti aimait les chevaux et montait fort bien à cheval. S’est-il inspiré ici du portrait qu’avait fait Gros de Marengo (ill. 5), un des chevaux favoris de Napoléon ?
Son cheval semble plus proche en réalité de celui du tableau de Horace Vernet qui se trouve maintenant au Rijksmuseum (ill. 6).
Si le Napoléon de Marochetti est plus altier, plus digne, légèrement cambré, sa monture ressemble à s’y méprendre au cheval peint par Vernet. Même expression, même allure, le trot, on remarque dans les deux cas que les membres en mouvement sont l’antérieur gauche et le postérieur droit. Enfin, la terrasse irrégulière de la statuette évoque le sol caillouteux du tableau. La presse italienne salua le naturel avec lequel Marochetti avait traité le sujet et en loua le caractère novateur : « il a créé une nouvelle poésie de l’art [17] », faisant ici écho aux propos du Constitutionnel : « M. Marochetti a voulu résoudre le problème de représenter l’empereur tel que nous l’avons vu, et de le poétiser par la disposition des lignes et le caractère de l’ensemble. Il a fait ce périlleux essai, et, selon nous, il a complètement réussi [18]. »
La contribution de Marcel Vicaire, 1974
Le 7 décembre 1974, Marcel Vicaire fit une communication à la Société de l’Histoire de l’art français intitulée « Un projet de Marochetti pour le tombeau de l’Empereur Napoléon Ier, quelques documents inédits » [19] . Il avait pressenti l’ambition de Marochetti derrière cette statuette éditée par Auguste Asse. Il avait accès à des informations de première main puisque son père, le célèbre bibliophile Georges Vicaire était l’ami le plus proche d’Eugène Asse, le fils d’Auguste, qui fut lui-même bibliothécaire à la Bibliothèque de l’Arsenal.
Le 20 janvier 1897, à l’occasion du centenaire de la victoire de Rivoli, Eugène Asse avait écrit un sonnet pour Jean, frère aîné de Marcel, portant cette dédicace : « À Jean Vicaire en lui offrant le Napoléon de Marochetti [20] » .
Dans cette communication, donc, Marcel Vicaire évoque la proposition du maréchal Clauzel d’ériger une statue équestre mais, enchaînant sur les projets pour le tombeau de Napoléon, sème le trouble en imaginant « cette statue, offerte en souscription par Auguste Asse, surmontant un mausolée (…) », il renchérit en citant, parmi les souscripteurs d’une épreuve en plâtre, Thiers et Duchâtel pour dire à leur propos : « tous deux pensaient, sans doute, que cette œuvre pouvait constituer un élément du mausolée destiné à recevoir les cendres de l’Empereur [21] ». Sa démonstration, contribution de référence sur le sujet, a été reprise ces dernières années par les maisons de vente au catalogue desquelles se trouvaient la statuette de Marochetti [22]. Or, comme nous allons le voir, la statue équestre surmontant chacun des deux projets de Marochetti pour le tombeau de Napoléon ne reprenait en rien l’idée de la statuette éditée par Asse.
Grâce à Marcel Vicaire, nous possédons le nombre de bronzes coulés, 13 en tout, la liste des souscripteurs de la statuette sur laquelle on reconnaît également les noms de Camille Roqueplan, Louis Viardot, Louis Véron (alors directeur du Constitutionnel), le comte de Nieuwerkerke, le comte Horace de Viel-Castel, le comte de Lariboisière pour les plâtres. Pour les bronzes, Sa Majesté le Roi de Sardaigne Carlo Alberto, l’architecte Alexandre Villain, le sculpteur Lemaire, le baron de Heeckeren, le comte de Béarn. Asse bien sûr en conserva un exemplaire qui fut légué par son fils, avec l’ensemble de sa collection, à la Bibliothèque de Versailles (Musée Lambinet).
L’article du Constitutionnel est le seul témoignage du projet initial de Marochetti, il explique et justifie la commercialisation de la statuette, il présente le pari lancé par Marochetti, totalement distinct des projets qu’il allait élaborer pour le tombeau de l’Empereur.
Les projets de Carlo Marochetti pour le tombeau de Napoléon
Désigné d’emblée pour réaliser le tombeau de Napoléon, Carlo Marochetti soumettra durant l’été 1840 deux projets de tombeau, chacun couronné d’une statue équestre, qui seront présentés sous le dôme des Invalides au cours de l’été 1840.
Une nouvelle qui fâche, juin 1840
Alors que le Moniteur universel venait de publier la « Loi relative à la translation des restes mortels de l’empereur Napoléon [23] », le sculpteur Auguste Ottin, alors pensionnaire à la Villa Médicis, écrivait de Rome à ses parents le 16 juin 1840 : « Que dit-on de la nomination de Marochetti comme sculpteur de Napoléon ? C’est un gaillard diablement heureux et les artistes français sont bien misérables de se laisser voler un travail pareil par un charlatan comme celui-là et qui, en outre, n’est pas français [24]. »
Une dizaine de jours plus tard la nouvelle devenait officielle : le tombeau de Napoléon était confié à l’architecte Duban et au sculpteur Marochetti :
« On s’occupe beaucoup dans le monde artiste d’un acte de favoritisme ministériel qui doit exciter de vives réclamations et faire naître un grand scandale. Le ministère se refuse, dit-on, à mettre au concours le tombeau de Napoléon. M. Thiers, de son autorité privée, a accaparé pour deux de ses amis ces grands travaux d’architecture et de sculpture, il en a donné l’exécution à MM. Duban et Marochetti qui sont, dit-on, tombés d’accord pour refaire en l’honneur de Napoléon, le mausolée de l’empereur Maximilien Ier qui se trouve à Inspruck [sic], et qui est considéré comme un des beaux morceaux du XVIème siècle.
Personne ne contestera le mérite et le talent de l’architecte du palais des Beaux-Arts et du statuaire à qui Turin doit la statue d’Emmanuel-Philibert ; mais il est permis de regretter qu’un monument auquel on veut donner un grand caractère national ne soit pas l’objet d’un concours ; les intérêts de l’art comme ceux de la justice l’exigent. On ne comprend pas que les plans et le programme de ce monument, auquel toute la France s’associe, dit-on, et qui coûtera plus d’un million au pays, soient examinés et approuvés sous le manteau de la cheminée de M. Thiers, et que la France soit obligée d’accepter ce qui aura été du goût de Mme Dosne [25]. »
Le ton s’envenima quelques jours plus tard : « Le monument de l’Hôtel-Royal des Invalides, à l’empereur Napoléon, a été accordé, sans concours à M. Marochetti ! (…) il s’agit, et voilà pour l’instant tout notre reproche, d’un si grand travail donné à un jeune homme à huis-clos et sans concours !!! [26] »
Ces propos de L’Artiste furent relayés par La Presse le jour même, 6 juillet. Un lecteur anonyme écrivit à Émile de Girardin, le fondateur de ce quotidien, une lettre inédite qu’il convient de citer in extenso tant elle est représentative de l’opinion publique :« Monsieur,
La Presse du 6 juillet cite un extrait du journal L’Artiste qui annonce que M. Marochetti a été chargé sans concours de l’exécution du tombeau de Napoléon dans l’église des Invalides.
Si vous faisiez remarquer que M. Marochetti a déjà été chargé par M. Thiers d’un des grands bas-reliefs de l’arc de l’étoile qui lui a été payé 100.000 francs, qu’il exécute en ce moment pour l’église de la Madeleine un groupe de cinq ou six figures en marbre blanc qui doit être placé sur le maître autel, que M. Marochetti n’est pas français mais piémontais, qu’ainsi, indépendamment de plusieurs travaux moins importants, M. Marochetti doit à la faveur de M. Thiers les plus beaux travaux de sculpture qui se soient exécutés depuis dix ans, et cela au détriment artistique et financier des Pradier, David, Foyatier, Cortot, Antonin Moine, Rude, Etex etc. qui égalent s’ils ne surpassent M. Marochetti.
Cette dernière faveur que vous signalez a quelque chose de plus grave encore. Le tombeau de Napoléon doit être une œuvre tout à fait nationale et son exécution ne devrait être confiée qu’à des artistes français. Le contraire ne devrait arriver qu’autant que ce monument serait mis à un concours auquel le gouvernement appellerait tous les artistes de l’Europe. Il y aurait là quelque chose de grandiose qui consolerait de voir attribuer la victoire à des mains étrangères. Mais cette concession mystérieuse faite à un artiste étranger d’un talent encore douteux a quelque chose de blessant pour l’amour propre national, que vous ne pouvez manquer de sentir vivement. De plus elle fait supposer quelqu’intrigue secrète, quelqu’intérêt d’argent peut-être, que vous devez et à votre loyauté, et à votre franchise habituelle de signaler.
L’intérêt de la sculpture française dans le présent, comme dans l’avenir, exige que ce tombeau décerné à un grand homme, le plus célèbre des temps modernes, soit exécuté par nous et par d’autres (sic). La Postérité devra trouver sous le dôme des Invalides un témoignage éclatant de notre admiration pour Napoléon. Elle y cherchera aussi et devrait y trouver une preuve de l’état de la sculpture et de l’architecture française au 19ème siècle.
Vous pouvez compter, Monsieur, sur les sympathies publiques en vous faisant dans la Presse l’interprète des réflexions patriotiques qu’a l’honneur de vous soumettre
Un de vos abonnés [27]. »
Cette lettre est écrite avec moins d’humour que les articles de L’Artiste mais les arguments avancés sont identiques. On lit en effet dans la livraison du 13 juillet :
« Voici de nouveaux détails sur le monument-Napoléon-Marochetti. Ce monument dont la pensée première est si grande et qui n’aura pas son égal dans les temps modernes, accordé ainsi à huis clos à un artiste dont le nom tout au moins est étranger, a causé un vif chagrin à tous les artistes de la France. Ils se sont demandé en quoi donc ils avaient démérité de leurs pères, pour être ainsi chassés du monument de l’Empereur. Les plus illustres parmi eux, et la France n’en manque pas, auraient accepté avec reconnaissance le plus petit bas-relief à exécuter dans le coin le plus obscur de cette tombe illustre, et il leur fallait renoncer à cet honneur ! Certes, on n’afflige pas ainsi, de gaieté de cœur, des hommes qui ont donné tant de preuves de talent et de zèle : Pradier, David, Foyatier, Cortot, Antonin Moyne, Rude, Duret, Simart, et tant de jeunes gens de talent qui meurent de chagrin, faute d’un peu de marbre à tailler [28]. »
Il n’est plus ici question de Duban. Que dire à ce propos ? Charles de Rémusat nous expose son point de vue : « Pour le tombeau, je répugnais à le mettre au concours. J’avais l’idée d’en charger Duban, regardé alors comme le meilleur de nos architectes, et de confier tout ce qui était sculpture à Marochetti. L’association était difficile à arranger. (…) Je me confirmai dans cette combinaison, lorsque Duban m’eut remis divers projets dont aucun ne me satisfit. Marochetti me remit, au contraire, une esquisse qui me frappa beaucoup et dont Thiers fut enchanté. (…) J’espérais pourtant, en rapprochant Duban et Marochetti, avertis tous deux que je voulais qu’ils travaillassent ensemble, les amener à se concerter [29]. »
- 7. Félix Duban à Charles de Rémusat, 25 mai 1840
Toulouse, Archives municipales, 5S181/5
Photo : C. Hedengren-Dillon - Voir l´image dans sa page
En réalité, loin de se mettre d’accord, l’architecte et le sculpteur travaillaient, chacun de leur côté, à leurs projets respectifs. Une lettre de Duban à Rémusat prouve que déjà le 25 mai Duban n’en était pas à sa première tentative : « J’ai l’honneur de vous adresser une nouvelle intention du tombeau, plus conforme aux vues de Monsieur le Président du Conseil et je l’avouerai plus en harmonie avec mes idées modifiées par la réflexion [30]. »
Il imaginait deux figures, « le peuple et l’armée appelés à ce grand deuil » et poursuivait : « Quant à la figure impériale, c’est pour me conformer à un désir récent de Mr le Président du Conseil que m’a communiqué Mr Marochetti que je l’ai tracée ici. Je ne l’accepterais que dans l’hypothèse de la plus merveilleuse exécution [31]. »Le ton condescendant de cette dernière phrase ne laissait rien présager de bon quant aux relations entre l’architecte et le sculpteur. Cette lettre est intéressante à plus d’un titre, elle souligne le rôle de Thiers, alors Président du Conseil, elle prouve que l’architecte et le sculpteur avaient déjà été mis en contact et nous fournit de précieux renseignements grâce au devis qu’elle contient (ill. 7).
On voit en effet que, outre la figure impériale [32] réclamée par Thiers, la fameuse statue équestre faisait d’entrée de jeu partie du programme. On la retrouve dans un projet ultérieur de Duban : « Dans la cour des Invalides serait placée la statue équestre du jeune général de l’armée d’Italie [33] ». Ces archives confirment les dires de Rémusat dans ses mémoires, divers projets de Duban ont précédé ceux de Marochetti.
Premier projet, début août 1840
L’esquisse dont parle Rémusat, Marochetti a dû la lui montrer le 7 ou 8 juillet, Le Temps indique qu’à cette date « M. Marochetti a commencé le modèle du mausolée impérial ; il a voulu mettre la première main au monument, à l’instant même où les navires qui partent pour Sainte-Hélène appareillaient [34] ». L’Artiste confirme que le sculpteur a soumis son projet à M. de Rémusat. Prétendant d’abord, contrairement à ce que nous en dit Rémusat, que « ce projet lui paraissait peu logique, qu’il [ Rémusat] ne comprenait pas ce double monument encadré de cariatides, qu’il n’en voulait pas, qu’on n’allât pas plus loin avant qu’une commission fût passée par là [35] », le rédacteur poursuivait :
« Le ‘fac-simile’ du présent projet (la statue équestre au sommet, le cadavre de l’Empereur tout au bas, et les quatre cariatides) sera élevé au beau milieu de l’église de l’Hôtel des Invalides, à la place même indiquée par le projet de loi. Ce monument sera tout en bois, et l’on donnera à ce monument la couleur du marbre et des bronzes. Ceci fait, les adeptes seront admis à juger, par cette représentation fidèle, du monument à intervenir. Notez bien que la nouvelle est exacte, que déjà on est à l’œuvre, et que dans une quinzaine de jours ce cénotaphe, ce monument de vingt-quatre heures, sera ‘bâclé’ [36]. »
Quelques jours plus tard on annonça que Marochetti s’était « retiré dans sa maison de campagne, près de Mantes, pour travailler avec plus de recueillement au modèle du monument de Napoléon [37]. » Au même moment, Prosper Mérimée, au cours de sa tournée d’inspecteur général des Monuments historiques, écrivait de Niort à Ludovic Vitet, président de la Commission des Monuments historiques, à propos des tombeaux Renaissance de l’église d’Oyron (ou Oiron dans les Deux-Sèvres) : « Il est fâcheux que l’anonyme qui les a faits soit mort, car on pourrait le charger de préférence à M. Marochetti de l’exécution du tombeau de Napoléon [38]. »Ce commentaire peu amène reflète l’hostilité dont Marochetti faisait alors l’objet. Vitet, on le verra, ne partageait pas ce point de vue.
L’affaire du tombeau de Napoléon avait pris une telle ampleur que l’Académie des Beaux-Arts, sous le nom de son secrétaire perpétuel Raoul-Rochette, adressa le 29 juillet au Ministre de l’Intérieur Charles de Rémusat une lettre dans laquelle, sans nommer Marochetti, elle condamnait le choix du sculpteur et surtout la manière dont il avait été choisi.
Et Duban dans tout cela ? Une lettre adressée le 5 août à Hippolyte Fortoul par l’architecte Léon Vaudoyer, proche de Félix Duban, nous montre qu’à cette date « son affaire est perdue ». Vaudoyer n’hésita pas à avoir recours à la calomnie pour défendre son ami, il demandait à Fortoul son appui pour faire paraître « un petit article assez méchant » dans Le National : « Il faudrait de plus dévoiler les intrigues de Mme Dosne et faire comprendre que Marochetti a été son amant et enfin tomber sur la statue équestre sous le rapport politique vu qu’elle a été rejetée par la chambre des Députés et que d’ailleurs une statue équestre dans une église est toujours choquante [39]. »
Cette initiative ne semble pas avoir eu de suite. Quant aux ragots qu’elle souhaitait colporter, ils paraissent sans fondement mais ils font écho aux propos de La Gazette de France (cf. supra), qui cependant ne faisaient que souligner l’influence que Sophie (Eurydice) Dosne exerçait sur Thiers.
- 8. Adolphe Lafosse (1810-1879), lithographe
D’après un dessin de Charles Rony
Allégorie des fastes civils et militaires de l’empereur Napoléon, 1840 (détail)
Paris, BNF, Département des estampes, EF-292(D) Folio 11
Photo : C. Hedengren-Dillon - Voir l´image dans sa page
La présentation du fac-simile
Annoncé comme une réplique du « mausolée de l’empereur Maximilien Ier » à Innsbruck [40] ou de celui de François 1er [41], ce projet fut, lors de l’installation du fac-simile (début août 1840) comparé au tombeau de Louis XII à Saint-Denis [42], on en trouve une description détaillée dès le 4 août :
« Il est placé au point central de la mosaïque du dôme ; il se compose de quatre parties très distinctes :
1. Une large base entourée de colonnes et de bas-reliefs supportant aux quatre coins quatre statues, tenant l’une le globe, l’autre le sceptre, l’autre la main de justice ; la dernière, la couronne impériale.
2. Une autre base, de deux tiers moins large et de moitié moins haute, décorée de bas-reliefs et portant aux quatre angles quatre aigles ayant les ailes déployées ;
3. Un piédestal décoré encore de bas-reliefs et haut de huit pieds, portant ce mot au centre : NAPOLEON.
4. Enfin, une statue équestre et colossale de Napoléon. L’Empereur est représenté en selle sur un énorme cheval ; il porte le grand manteau impérial ; sur son front est la couronne de lauriers ; sa main gauche tient la bride ; la main droite, s’élevant à la hauteur de la tête, tient le sceptre de l’empire.
Les deux bases et le piédestal, qui ont près de quarante pieds de hauteur, sont construits en menuiserie ; les statues sont en carton, comme celles qui décorent les théâtres.
La statue équestre a quinze pieds ; les aigles ont six pieds de hauteur ; les quatre figures sont de la même proportion que la statue impériale. (…) La tombe de l’empereur sera tout en bronze [43]. »
Un modèle en plâtre représentant « l’empereur en grand costume, posé sur un lit de parade [44] » avait été apporté pour être placé en bas, visible entre les colonnes. Bien qu’il n’y ait aucune illustration de ce projet, sa description est suffisamment précise pour que nous nous en fassions une idée. Michael Paul Driskel [45] en voit une représentation à l’arrière-plan d’une lithographie allégorique d’Adolphe Lafosse d’après Charles Rony (ill. 8). Cependant, il manque un étage, Napoléon y est représenté en empereur romain et les aigles sont absents.
Il n’en reste pas moins que l’artiste s’est très probablement inspiré de ce qu’il avait lu dans la presse concernant ce projet de Marochetti. Thierry Issartel, sans doute influencé par la thèse soutenue par Marcel Vicaire, a vu dans une lithographie de Du Périer de 1840 une illustration de ce premier projet, thèse que soutient Suzanne Lindsay [46]. Le gisant de l’empereur, posé sur un lit, repose entre quatre colonnes supportant une statue équestre qui ressemble à la statuette éditée par Asse ; l’artiste a peut-être interprété librement le projet de Marochetti dont on parlait beaucoup dans la presse mais qu’on ne pouvait voir. Cependant cette lithographie ne correspond que très partiellement à la description du projet de Marochetti, qui n’a par ailleurs jamais envisagé de reprendre cette statuette pour couronner, à grande échelle, l’un ou l’autre de ses projets de tombeau, les descriptions sur ce point sont sans équivoque.
L’insuccès du premier projet, L’Artiste l’avait prévu, reprochant au gouvernement d’imposer au sculpteur l’épreuve du fac-simile : « Vous enlevez au concours des artistes français un chef d’œuvre qu’on eût peut-être bien fait de mettre au concours des artistes de l’Europe ; vous choisissez à votre gré un sculpteur encore peu connu, pour lui confier ce monument, qui est une propriété nationale. Puis, à peine votre artiste est-il choisi, que le trouble et l’inquiétude s’emparent de votre âme. (…) Alors, vous faites appeler l’artiste de votre choix, et de même que vous lui aviez rendu la veille un honneur inespéré en le choisissant, vous lui faites aujourd’hui même un chagrin inattendu en le soumettant à la plus triste des épreuves pour un artiste sérieux, l’épreuve du bois. De sa statue vous faites un mannequin, de son tombeau un coffre, de son marbre un badigeonnage, de son idée un jouet. Vous soumettez son idée à une épreuve toute matérielle ; or, à cette épreuve de charpente et de bois blanc, la meilleure idée ne saurait échapper, car on n’échappe pas au ridicule ! [47]. »
L’extrait de cet article paru le 13 juillet 1840 est intéressant à plus d’un titre. D’une part parce que, tout en soulignant le caractère national du tombeau de Napoléon, il suggère d’ouvrir un concours aux artistes de l’Europe entière, d’autre part parce qu’il se fait, contrairement à son habitude, l’avocat et défenseur de Marochetti. Ce dernier devait d’ailleurs demander aux journaux d’insérer cet entrefilet peu après le retrait de son premier projet : « Les journaux ont cru pouvoir donner une idée du monument projeté par M. Marochetti pour recevoir les restes de Napoléon, sur le simple aspect d’une construction en charpente dressée aux Invalides. Mais ce n’était là qu’un essai à faire apprécier l’effet général du monument ; toute cette charpente a été immédiatement enlevée. M. Marochetti prémunit le public contre les inductions qu’on a pu tirer d’une épreuve d’ensemble ; il demande à n’être jugé que sur son œuvre et lorsqu’elle sera terminée [48]. »
Une statue équestre au cœur des deux projets de Marochetti
- 9. Carlo Marochetti (1805-1867), sculpteur
Ferdinand Barbedienne (1810-1892), fondeur
Esquisse pour la statue équestre de Napoléon
Bronze doré, 41 x 31 x 20cm
Paris, Fondation Dosne-Thiers, Collection Frédéric Masson
Photo : C. Hedengren-Dillon - Voir l´image dans sa page
- 10. Bonino da Campione (actif 1350-1390)
Monument funéraire de Cansignorio della Scala, 1374
Vérone, Santa Maria Antica.
Photo : C. Hedengren-Dillon - Voir l´image dans sa page
Une statuette, du fonds Frédéric Masson de la fondation Thiers, représentant une des esquisses de Carlo Marochetti pour la statue équestre de Napoléon qui lui sera commandée en 1842, reprend très certainement la partie supérieure du premier projet pour le tombeau. Vêtu du manteau impérial, l’Empereur, le front ceint de laurier, tient les rênes de la main gauche et le sceptre de l’empire de la main droite, à la hauteur de la tête (ill. 10). Nous reviendrons sur cette statuette ultérieurement, dans le second volet de cet article.
- 11. Attribuée à Lorenzo Bregno (1475/1485-1523)
Statue équestre de Niccolò Orsini di Pitigliano
Monument funéraire de Niccolò Orsini di Pitigliano
Venise, Basilique Saint Jean et Saint Paul (San Zanipolo)
Photo : Didier Descouens / Wikimedia Commons - Voir l´image dans sa page
L’idée de jucher une statue équestre au sommet du tombeau n’est pas nouvelle. Driskel [49] voit dans le premier projet de Marochetti une combinaison de deux monuments funéraires réalisés l’un à Vérone par Bonino da Campione pour Cansignorio della Scala (ill. 10), l’autre par Jean Goujon à Rouen pour Louis de Brézé.
Dans son article intitulé « Le Tombeau de Napoléon [50] » consacré au deuxième projet de Marochetti, Ludovic Vitet (1802-1874), homme politique, archéologue et écrivain dont l’opinion faisait autorité, cite, outre ces deux tombeaux, celui de Nicolas Orsini (ill. 11) à Venise. Le cheval y est représenté en mouvement, comme celui de la statuette de Marochetti.
Le manuscrit de cet article donne une idée des recherches accomplies par cet érudit sur les monuments funéraires qui, comme celui imaginé par Marochetti, superposent « un tombeau commémoratif » à « une tombe mortuaire ». Il est clair que le fait d’incorporer « un Napoléon à cheval dans le tombeau lui-même [51] », interprété par Driskel comme une vengeance de Thiers à la suite du rejet par la chambre du projet de monument équestre (cf. supra), exprime davantage la volonté du sculpteur d’introduire, dans un monument aussi prestigieux, un élément d’un genre pour lequel il excellait et dans lequel il venait de s’illustrer, dans la tradition des portraits équestres funéraires du Moyen Âge et de la Renaissance.
On peut également supposer que Marochetti avait choisi dans ce premier projet de représenter le cheval en mouvement, contrairement au deuxième où le cheval est immobile, comme nous allons le voir. Les descriptions ne précisent malheureusement pas ce point mais la presse artistique souligne, en revanche, la présence d’une statue équestre pour chacun des projets et fait des commentaires à ce propos. Le Journal des Artistes par exemple ne peut s’empêcher de faire un jeu de mots : « M. Marochetti a tort de placer une statue équestre sur le tombeau de Napoléon ; les chevaux n’ayant pas l’habitude d’entrer dans les églises, celui de Napoléon pourrait bien prendre ‘le mors aux dents’ [52]. » Quant à L’Artiste, il évoque, dans un article consacré au deuxième projet, « l’inévitable statue équestre de tous les projets de M. Marochetti [53] ». Gabriel Laviron, l’auteur de l’article, semble peu au courant des exemples de monuments équestres dans l’art funéraire médiéval ou renaissant car il condamne ce « motif dont nous avons déjà fait ressortir l’inconvenance comme couronnement d’un tombeau, et particulièrement d’un tombeau destiné à l’intérieur d’une église [54]. » Seul Ludovic Vitet a souligné à propos du deuxième projet la symbolique de ce « tombeau commémoratif superposé à une tombe mortuaire » : « l’artiste a senti qu’au-dessus de cette dépouille mortelle, au-dessus de cette image terrestre, il fallait quelque chose qui parlât de gloire, de génie, d’immortalité, ou plutôt qu’il fallait deux monuments, l’un sépulcral, obscur, mystérieux, l’autre triomphal, lumineux, éclatant ; l’un pour l’homme périssable, l’autre pour l’éternelle renommée [55].
- 12. Auguste Bry (1805-1880), lithographe
Deuxième projet de tombeau de Napoléon par M. Marochetti
L’Artiste, Ser 2, Tome 5
Collection particulière
Photo : C. Hedengren-Dillon - Voir l´image dans sa page
Un mois après ce premier projet « si promptement élevé et plus promptement enlevé des Invalides [56] », Pierre Durand, dans sa « Revue de Paris », feuilleton du Siècle, annonçait : « Le modèle que M. Marochetti a ébauché pour le tombeau de Napoléon a été trouvé insuffisant. L’artiste recommence [57]. » Suivaient des piques xénophobes contre Marochetti, l’étranger, l’Italien, ce à quoi l’artiste rétorqua :
« Monsieur,
Vous dites dans votre feuilleton d’aujourd’hui que je suis étranger ; c’est une erreur que je vous prie de rectifier le plus tôt possible. Je suis fils de parents naturalisés Français, par conséquent je suis Français [58]. »
A la question de sa nationalité, maintes fois controversée, Carlo Marochetti donnait une réponse claire. Son père Vincent, alors avocat au conseil d’état, avait en effet obtenu la naturalisation en 1815 [59], quand son fils Carlo avait dix ans. Quant aux rectifications que le sculpteur proposait concernant son projet, il est bien regrettable qu’il ne nous donne pas davantage de détails : « Ce que vous dites aussi du projet de tombeau à élever à l’empereur, que j’ai présenté, est également inexact. Je suis tout disposé à vous donner à ce sujet tous les renseignements qui sont en mon pouvoir [60]. »
Quoi qu’il en soit, c’est le 13 septembre 1840 que Marochetti présenta son deuxième projet, à huis clos et sous le dôme des Invalides, comme le précédent. Le Commerce en témoigne : « Un nouvel essai de monument s’exécute encore en ce moment sous le dôme des Invalides, toujours par les soins de M. Marochetti. (…) C’est demain que ce nouvel essai sera jugé à huis clos, comme le premier [61]. »
On ignore qui assista à cette présentation et à la précédente, aucune trace d’une quelconque commission, on sait seulement par Rémusat que le duc d’Orléans, envoyé par son père, condamna le projet (Rémusat ne précise pas lequel).
La présentation du deuxième projet du sculpteur coïncide avec la somme de 20.000 francs allouée le 12 septembre par Charles de Rémusat à Carlo Marochetti « pour les travaux de dessin et de modèle du tombeau de Napoléon ainsi que pour les soins qu’il a donnés aux essais en grand qui ont été faits dans le dôme des Invalides [62]. » Cette somme serait imputée sur le crédit ouvert par la loi du 10 juin 1840 et considérée comme un premier acompte si Marochetti était chargé de l’exécution du monument.
Le Commerce concluait ainsi son entrefilet : « Il paraît que c’est une sorte de concours de M. Marochetti avec lui-même [63]. » Ce savoureux commentaire semble d’autant plus justifié que le second projet, dont nous avons des illustrations, s’oppose au premier sur plusieurs points : L’étage inférieur, contenant le gisant de l’empereur est désormais fermé, contenu dans une base constituée de quatre murs lisses percés chacun d’une porte composée de vantaux renaissance. Les portes sont surmontées d’un épais linteau reposant sur d’épais et courts pilastres, linteau dont la partie centrale en saillie supporte quatre aigles aux ailes repliées en signe de deuil. C’est comme si le sculpteur avait pris un parti contraire au modèle précédent : espace mortuaire clos/ouvert, aigles aux ailes repliées/déployées tout en conservant la même structure pyramidale - chaque étage supérieur étant plus étroit que le précédent – avec, au sommet une statue équestre. Le costume de l’Empereur a lui aussi changé, Marochetti le représente cette fois en empereur romain, ce que confirme une lettre postérieure de Louis Visconti évoquant une chlamyde [64]. Le cheval, cette fois, est immobile. L’ensemble était imposant : « M. Marochetti est parti de cette idée, que pour un géant il faut une sépulture colossale [65]. » Ainsi commençait l’éloge de Ludovic Vitet annonçant le projet de Marochetti sous la rubrique « événement » de la Revue des Deux Mondes de la première quinzaine de septembre 1840. Il fallut en revanche attendre la fin du mois d’octobre pour en découvrir un compte-rendu dans L’Artiste (ill. 12).
- 13. D’après Carlo Marochetti (1805-1867)
Dessin préparatoire de figure, profil gauche
Deuxième projet pour le tombeau de Napoléon, 1840
Sanguine sur papier – 52 x 41,5cm
Photo : C. Hedengren-Dillon - Voir l´image dans sa page
- 14. D’après Carlo Marochetti (1805-1867)
Dessin préparatoire de figure, de face
Deuxième projet pour le tombeau de Napoléon, 1840
Sanguine sur papier – 52 x 41,5cm
Photo : C. Hedengren-Dillon - Voir l´image dans sa page
- 15. D’après Carlo Marochetti (1805-1867)
Dessin préparatoire de figure, profil droit
Deuxième projet pour le tombeau de Napoléon, 1840
Sanguine sur papier – 52 x 41,5cm
Photo : C. Hedengren-Dillon - Voir l´image dans sa page
L’illustration que L’Artiste fournit de ce projet ne fut pas du goût du sculpteur qui, quelques mois plus tard, lors de l’exposition de sa statue de La Tour d’Auvergne dans la cour d’honneur des Invalides (mai-juin 1841), priait Hippolyte Delaunay, directeur de cette revue, de bien vouloir s’occuper de ce monument et ajoutait :
« J’espère que vous voudrez bien me traiter plus généreusement que lorsqu’il s’est agi du monument de l’Empereur et que, si vous me faites l’honneur d’une planche, vous voudrez bien employer un dessinateur plus bienveillant que celui qui s’est chargé de reproduire le décor de M. Séchan aux Invalides [66]. »
Nous apprenons ainsi que Marochetti s’était adressé au décorateur de l’Opéra, Charles Séchan, pour réaliser le fac-simile du monument et ce, très probablement pour les deux projets. Est-ce à lui que l’on doit cette série de sanguines représentant les figures du monument (ill.13, 14, 15, 16 et 20) ? On est loin en tout cas du dessin pauvre et froid publié dans L’Artiste.
- 16. D’après Carlo Marochetti (1805-1867)
Dessin préparatoire de figure, profil droit
Deuxième projet pour le tombeau de Napoléon, 1840
Sanguine sur papier – 52 x 41,5cm
Photo : C. Hedengren-Dillon - Voir l´image dans sa page
- 17. Giorgio Vasari (1511-1574), architecte
Valerio Cioli di Simone (1529-1599), sculpteur
La Sculpture endeuillée
Tombeau de Michel-Ange, détail
Florence, Basilique Santa Croce
Photo : C. Hedengren-Dillon - Voir l´image dans sa page
Poursuivons la description de ce projet à travers, cette fois, le regard de Ludovic Vitet : « … au-dessus de ce soubassement s’élève en retraite un socle immense, et aux quatre angles de ce socle sont assises quatre figures colossales, vieillards athlétiques, la tête enveloppée dans un vaste manteau qui retombe en flottant sur leur corps.
Quels sont ces vieillards ? Ne demandez ni leur nom, ni leur patrie. Voyez entre leurs mains, sur leurs genoux ce sceptre, cette épée, ces deux couronnes, et vous comprendrez à quoi ils pensent. (…) Ces vieillards sont une allégorie anonyme que le spectateur a le droit de baptiser à sa fantaisie. (…) L’art doit s’entendre à demi-mot, ou plutôt se sentir : des impressions, toujours des impressions, et jamais de définitions [67]. »
Sur les quatre vieillards, trois seulement sont représentés dans la série de sanguines, en effet deux d’entre elles représentent le même vieillard, de profil et de face (ill. 13 et 14 ). Si on les compare aux lithographies parues dans L’Artiste et le Journal des Artistes, on constate que sur les deux figures encadrant la statue équestre à l’avant du monument (ill. 12), une seule est représentée parmi les sanguines, celle qui porte le globe et l’épée (ill.16). Ces deux figures, le bras plié et la main contre la joue, expriment le recueillement et semblent méditer sur la vanité du pouvoir face à la mort. Elles rappellent l’allégorie centrale du tombeau de Michel-Ange à Florence – la Sculpture endeuillée (ill.17).
Même attitude pensive, même posture, elles sont assises sur le rebord du tombeau, à la différence près que les pieds sont dans le vide chez Marochetti.
- 18. Francisque Duret (1804-1865), sculpteur
Eck et Durand, fondeurs
Le Génie civil
Paris, dôme des Invalides, Porte de la crypte
Photo : C. Hedengren-Dillon - Voir l´image dans sa page
- 19. Francisque Duret (1804-1865), sculpteur
Eck et Durand, fondeurs
Le Génie militaire
Paris, dôme des Invalides, Porte de la crypte
Photo : C. Hedengren-Dillon - Voir l´image dans sa page
À l’arrière du monument, les deux autres, invisibles sur la gravure mais connus grâce aux sanguines, les bras croisés, contemplent, impuissants, la couronne posée sur leurs genoux, la couronne impériale pour l’un (ill. 15), la couronne du royaume d’Italie pour l’autre (ill. 13 et 14). Cette dernière est accompagnée du sceptre surmonté du lion de St Marc, autant qu’on puisse en juger sur la sanguine montrant le personnage de face (ill. 14).
Ces vieillards inspirés de Michel-Ange, comme le souligne Vitet, rappellent cependant davantage le Moïse que les quatre personnages de la chapelle des Médicis. Quel rôle Marochetti leur a-t-il assigné ? On ne peut ici que formuler des hypothèses. Leur position cependant, à mi-chemin entre le gisant de l’Empereur et la statue équestre semble les désigner comme des intermédiaires entre les mondes céleste et terrestre. Leur draperie funèbre, qui les enveloppe de la tête aux pieds, évoque celle des pleurants dont cependant ils n’adoptent pas l’expression. Graves et impassibles, le visage incliné vers le bas, ils s’apparenteraient davantage à des génies funéraires. Nudité d’un torse vigoureux, draperie, expression des visages, Francisque Duret [68] s’est manifestement inspiré du projet de Marochetti pour exécuter ses deux saisissants « vieillards portant les attributs de l’Empire [69] » qui lui seront commandés pour encadrer la porte du tombeau de Napoléon (ill. 18 et 19).
- 20. D’après Carlo Marochetti (1805-1867)
Dessin préparatoire de la statue équestre du deuxième projet pour le tombeau de Napoléon, 1840
Sanguine sur papier – 52 x 41,5cm
Photo : C. Hedengren-Dillon - Voir l´image dans sa page
Louis Visconti, à l’origine de cette commande, précisera en janvier 1844 : « ces figures, tout architecturales, doivent avoir un caractère grave, décent et presque religieux [70] ». S’exprimant alors à propos de l’ensemble des décorations de la crypte, l’architecte n’aurait pu mieux décrire les vieillards de Marochetti ayant inspiré la commande faite à Duret. Visconti avait sûrement été sensible à la critique de Ludovic Vitet qui, enthousiaste, terminait ainsi la description des figures : « La conception de ces quatre vieillards suffirait, à mon avis, pour mettre le projet de M. Marochetti hors de ligne. » Professant la même admiration pour la statue équestre couronnant le tombeau (ill. 20), ce dernier déclarait : « Cette statue équestre sera peut-être critiquée, et pourtant c’est elle qui donne au monument son caractère, son originalité, non seulement comme symbole expressif de la puissance, de la conquête, de l’empire, mais au simple point de vue de l’art, comme couronnement nécessaire de la silhouette générale du monument [71]. »
- 21. Ludovic Vitet (1802-1874)
Croquis du deuxième projet de Carlo Marochetti pour le tombeau de Napoléon, 1840
Manuscrit de l’article « Le Tombeau de Napoléon »
Paris, Archives nationales, 572AP/15
Photo : C. Hedengren-Dillon - Voir l´image dans sa page
Louant enfin l’immobilité du cheval, qu’il compare à la pose de la statue du tombeau de Vérone (ill. 9) il concluait : « [M. Marochetti] a trouvé, dans cette pose, le moyen de donner à la statue et à tout l’ensemble du monument un grand caractère d’idéal et de fermeté. »
On comprend mal, en lisant cet article louangeur [72], comment Rémusat a pu dire que Vitet « n’approuvait qu’à demi le plan de Marochetti [73] ». Certes Vitet soulignait l’inadéquation du projet avec le lieu destiné à l’accueillir mais il proposait une solution : « il faut sortir du dôme » [74]. Il imaginait comme emplacement, la colline de Chaillot, où Napoléon souhaitait édifier le palais du roi de Rome : « Je n’ajouterais au projet de M. Marochetti qu’un large et grand soubassement placé sur le haut de la colline, et auquel on parviendrait par les deux rampes actuelles. Ces rampes, revêtues de murs et de terrasses, prendraient également un caractère monumental. Au-dessus du grand soubassement, je placerais, à la manière antique, un triple rang d’arbres toujours verts, et c’est au-dessus de cette masse de verdure épaisse et sombre que se détacherait sur le ciel la silhouette pyramidale du monument, si heureusement accidentée par les quatre figures assises aux quatre angles, si hardiment couronnée par la statue équestre [75]
Nous pouvons nous faire une idée précise de la vision de Vitet grâce à un croquis joint au manuscrit de l’article [76] » (ill. 21).
- 22. Carlo Marochetti (1805-1867)
Modèle miniature de porte, maquette du deuxième projet pour le tombeau de Napoléon, 1840
Fonds Marochetti
Photo : C. Hedengren-Dillon - Voir l´image dans sa page
- 23. Louis Laurent-Atthalin (1818-1893)
Vue intérieure de l’atelier du sculpteur Carlo Marochetti, détail, 1843
Mine de plomb, aquarelle, rehauts de blanc et d’encre sur papier
Collection particulière
Photo : C. Hedengren-Dillon - Voir l´image dans sa page
Comme on peut s’en douter, la presse artistique vociféra contre le second projet autant qu’elle l’avait fait pour le premier, sans pour autant que ses rédacteurs aient assisté à la présentation de l’un ou de l’autre. Les aigles ont l’air pour certains de cormorans [77], pour d’autres de vautours ou de pélicans [78]. Georges Guénot-Lecointe, plus tiède lors du premier projet, se déchaîna à propos du second : « rien de plus grotesque, je vous jure, que ce Napoléon romain grimpé sur un piédestal cosmopolite, où la lourde architecture égyptienne donne des coups de poing à celle de Léon X [79]. » De même que Ludovic Vitet, il fait ici allusion à Michel-Ange mais, par dérision, en opposant les figures centrales à l’austérité de la « masse de granit percée sur ses quatre faces de portes égyptiennes, fermées par des battants dans le goût de la Renaissance [80] ». De ces portes il reste le modèle (ill. 22) réalisé pour la maquette du monument que l’on peut voir encore trôner dans l’atelier de Marochetti trois ans plus tard (ill. 23).
Ces éléments et surtout les sanguines représentant les vieillards et la statue équestre permettent de rendre justice au projet de Marochetti que ses détracteurs tournaient en dérision malgré l’élogieux article que lui avait consacré Vitet.
La chute du gouvernement Thiers le 29 octobre 1840 ôta à Marochetti ses plus ardents défenseurs [81] ; le 13 novembre on annonçait que le sculpteur venait d’abandonner pour la seconde fois le projet du tombeau de Napoléon [82].
Laissons tout de même sur cette affaire le dernier mot à Gabriel Laviron qui avait vu juste et exprima clairement l’obstacle principal auquel s’était heurté Marochetti, sous-entendant en outre dans le même article qu’il préparait un troisième projet : « Quant au projet de M. Marochetti, que l’Académie ne se mette point en peine, il ne sera point exécuté ; le second pas plus que le premier, le troisième pas plus que le second, ceux qui pourront venir à la suite pas plus que ceux-là ; l’opinion publique s’est trop énergiquement prononcée en faveur d’un concours ; la raison publique veut un concours ; elle l’exige, elle l’obtiendra ; car il n’y a pas en France de pouvoir, si haut placé qu’il soit, qui puisse braver longtemps l’opinion publique [83]. »
L’opinion publique, cet extrait d’une lettre du sculpteur Jean-Marie Bonnassieux écrite le 21 octobre de la Villa Médicis où il était pensionnaire la reflète bien, arguments xénophobes à l’appui : « Nous avons tous été indignés ici contre l’audace qui a adjugé à Maroquetti [sic] le Tombeau de Napoléon et qui, donnant préséance à l’étranger qui n’a pour légitimer cette faveur que son origine et sa fortune, a insulté la France Artiste. L’étonnement égalait l’indignation. En effet ce monument semblait si naturellement devoir être au moins le partage du corps auguste dont vous faites partie, il paraissait si justement dû au ciseau français de rappeler la gloire de la France. L’injustice règne où le fils de la maison est mis à la porte par l’étranger, où l’intrigue l’emporte sur le droit [84]. »
Bonnassieux semble oublier que Marochetti, arrivé en France à l’âge de cinq ans, était entré aux Beaux-Arts dans l’atelier de Bosio à quatorze ans !
- 24. Alfred Stevens (1817-1875), sculpteur
Tombeau de Wellington, 1857-1912
Londres, Cathédrale St Paul
Photo : Angelo Hornak / Alamy Stock Photo - Voir l´image dans sa page
Une quinzaine d’années plus tard, l’opinion publique se déchaînera de la même façon contre Marochetti mais cette fois en Angleterre, quand on soupçonnera le sculpteur, « le baron omnivore [85] », d’avoir obtenu la commande du tombeau du duc de Wellington pour la cathédrale St Paul. William Michael Rossetti, critique d’art et frère du fameux peintre préraphaélite, évoquera même, non sans humour, la « crise Marochettienne de la sculpture britannique [86] ».
Philip Ward-Jackson [87], établissant un parallèle entre le tombeau des Invalides et celui de St Paul, a montré comment les deux projets de Marochetti pour le tombeau de Napoléon, tout spécialement le premier, ont très certainement influencé le choix du sculpteur qui obtint la commande du tombeau de Wellington, Alfred Stevens, pour un tombeau Renaissance surmonté d’une statue équestre (ill. 24).
En 1840 Carlo Marochetti n’en était qu’à ses premiers déboires concernant le tombeau de Napoléon ; nous verrons dans un second temps qu’il en connaîtra d’autres, et de plus amers, au cours des années suivantes.