- 1. Carte des chasses, vers 1789
Emprise du projet Roland-Garros (en violet)
au sein du Petit Parc de Versailles.
Les murs du Parc et son réseau d’allées susbsitent
aujourd’hui pour l’essentiel - Voir l´image dans sa page
Le tennis rend-il fou ? C’est la question que l’on peut se poser en prenant connaissance du projet de Versailles pour Roland-Garros. Après la mairie de Paris, décidée à sacrifier le Jardin des Serres d’Auteuil pour continuer à accueillir le tournoi (voir nos articles), c’est maintenant la ville et le domaine national de Versailles qui se déclarent prêts, sans état d’âme, à causer un dommage patrimonial majeur pour le plaisir de voir, pendant 15 jours par an, quelques sportifs millionnaires jouer à la balle. Le procédé est d’autant plus discutable qu’il s’est déroulé sans aucune concertation, presque au dernier moment, alors qu’il est évidemment en préparation depuis au moins un an. On pouvait en effet lire, sur le blog de Jean-Jacques Aillagon, à la date du 24 février 2010 : « Après la fermeture du Château au public, je conduis mes visiteurs de la Fédération Française de Tennis jusqu’à la galerie des Glaces ». Aucune autre précision n’était donnée sur la raison de cette rencontre qu’on ne devait apprendre qu’un an plus tard, à peine quelques semaines avant que les responsables de Roland-Garros ne décident, le 13 février 2011, de l’avenir du tournoi.
L’emplacement choisi pour installer ces différents cours de tennis, qui ressemblent davantage à des stades [1] (la capacité prévue est de 50 000 spectateurs) se trouve en effet sur le terrain des Matelots (ill. 1), dans ce que l’on appelle le Petit Parc de Versailles, à proximité immédiate de la Pièce d’eau des Suisses, non loin du château. Louis XIV lui-même, lorsqu’il aménagea le parc, acheta quatre villages et les détruisit pour qu’aucune construction ne vienne perturber l’ordonnance des lieux. Celui de Choisy-aux-Bœufs en particulier, démoli en 1685, se trouvait à l’emplacement de l’allée de Choisy, juste à côté des terrains prévus pour Roland-Garros.
Que Jean-Jacques Aillagon, qui assurait dans le même billet de son blog regretter « l’accélération des dégradations du paysage qui s’offre à la vue du public depuis le « grand étage » du château » et qui fustigeait « le défaut de conscience des collectivités publiques » soit celui qui se prête un an plus tard, avec gourmandise, à cette opération, laisse songeur. Il affirme aujourd’hui sur son blog qu’à son avis, la construction de Roland-Garros sur ce terrain serait « compatible avec la protection du patrimoine historique ». Peut-être le pense-t-il sincèrement ? Ce qu’on sait aujourd’hui du projet permet d’en douter fortement.
- 2. Terrain des Mortemets
Vue prise de l’extérieur sur le camp militaire
là où seraient édifiés les bâtiments de Roland-Garros
Etat : 1er février 2010
Photo : Didier Rykner - Voir l´image dans sa page
- 3. Terrain des Matelots
Aujourd’hui redevenu dépendance
du domaine de Versailles
Etat : 1er février 2010
Photo : Didier Rykner - Voir l´image dans sa page
Actuellement, les deux terrains concernés (celui des Matelots et des Mortemets [2]) sont mités par de nombreux bâtiments construits en leur temps par l’armée qui y était installée en 1882. Depuis une dizaine d’années, les Mortemets sont revenus au domaine, et les Matelots - sur lequel doit avoir lieu l’implantation du projet - lui seront rendu prochainement. Le principal argument de l’établissement public pour proposer à la Fédération Française de Tennis de s’installer ici est le suivant : Roland-Garros offre une opportunité unique de réhabiliter rapidement ces terrains et de les ouvrir au public, sans débourser un sou et, au contraire, en gagnant de l’argent. En échange, une faible surface serait construite.
Le postulat de départ est exact : bien qu’appartenant historiquement au Petit Parc du château de Versailles, ces terrains ont été dévastés par leur utilisation militaire. Les photos que nous y avons prises le montrent sans ambiguïté (ill. 2 et 3).
- 4. Image extraite du film présentant le projet
de Roland-Garros Versailles - Voir l´image dans sa page
- 5. Pierre Menant (début du XVIIIe siècle)
Château de Versailles prise du côté de l’Orangerie, vers 1715
En rouge, les parties que l’on voit sur l’illustration n° 4
La toiture de l’Opéra, pas encore construit, a été
matérialisé en rouge
Photo : RMN (les parties en rouge ont été rajoutées) - Voir l´image dans sa page
- 6. Pierre Patel, le père (1605-1676)
Vue du château de Versailles en 1668
En rouge, la zone concernée par Roland-Garros
Huile sur toile - 115 x 161 cm
Versailles, Musée national du château
Photo : RMN ((la parties en rouge a été rajoutée) - Voir l´image dans sa page
Mais ce raisonnement est spécieux. En effet, les constructions installées par l’armée, pour disgracieuses qu’elles soient, ont une hauteur réduite pour les plus grandes à une dizaine de mètres ce qui les rend particulièrement discrètes. La taille des plus grands bâtiments prévus dans le projet est de 31 mètres ce qui transforme entièrement l’échelle et les rendra visibles du château. Bien que l’établissement public s’en défende, c’est pourtant ce qu’il ressort de la communication élaborée autour de ce projet, notamment du film de présentation que l’on trouve sur le site Internet « Roland-Garros Versailles ». Voici une image extraite de celui-ci [3] (ill. 4). La vue est prise de la terrasse du court central. On y voit distinctement de gauche à droite l’Opéra, la chapelle et l’aile du midi (ill. 5). On ne comprend pas bien comment ce qui est vrai dans un sens ne le serait pas dans l’autre. De plus, l’image montre clairement que le « cour central bis », que l’on voit à gauche, sera lui aussi parfaitement visible du château. Prétendre que des plantations d’arbres permettront de cacher ces installations est faux à court terme et largement inexact à long terme. En imaginant qu’il soit possible (ce qui n’est évidemment pas prévu, comme le prouve cette image de synthèse) de mettre un rideau d’arbres parfaitement opaque entre Roland-Garros et le monument, celui-ci ne fonctionnera évidemment pas en hiver, et il faudrait de toute façon attendre des dizaines d’années avant d’obtenir un tel résultat. La preuve en est donnée par les promoteurs du projet eux-mêmes qui écrivent : « Cette insertion paysagère est également assurée par des plantations, constituant une série d’écrans végétaux qui, à terme [4], dissimuleront totalement les stades des vues hautes de la terrasse de l’Orangerie et de la Galerie des Glaces. » A terme, c’est à dire quand les arbres auront poussé suffisamment, ce qui peut prendre au mieux plusieurs dizaines d’années... En matérialisant le terrain prévu pour Roland-Garros sur la célèbre vue de Patel (ill. 6), où l’on voit d’ailleurs (même si le mouvement est un peu exagéré par l’artiste) que le parc est inséré dans une cuvette, on se rend compte à la fois de la proximité avec le château et de la position relativement élevée qu’occuperont les stades.
- 7. Vue sur le Parc de Versailles, prise de la terrasse de l’Orangerie
au sud, dans la direction des terrains
concernés par Roland-Garros
1er février 2011
Photo : Didier Rykner - Voir l´image dans sa page
L’établissement public nous répond notamment que l’architecture sera traitée de manière à ne pas apparaître de loin, même en hiver, et que la distance la rendra de toute façon fort peu visible du jardin et du château. Une photo prise le 1er février de l’emplacement le plus élevé du jardin, sur la terrasse de l’Orangerie, du côté du midi (ill. 7), rend très difficile toute appréciation réelle de la future visibilité ou non des stades. Les bâtiments actuels sont à peu près totalement indiscernables mais on a vu qu’ils sont beaucoup plus petits que ceux qui vont être construits.
- 8. Le projet Roland-Garros Versailles présenté sur
le site www.versaillesrolandgarros.fr - Voir l´image dans sa page
- 9. Carte indiquant en 1960 la zone
concernée par le classement monuments historiques (en grisé)
En violet, l’emprise du projet Roland-Garros - Voir l´image dans sa page
Il y a donc débat sur l’impact visuel de ces installations à partir du jardin et du château. Mais en admettant même que, grâce à des architectes et à des paysagistes particulièrement astucieux et inventifs, on arrive à cacher dans la verdure les trois stades, les bâtiments des courts d’entraînement et tous les édifices annexes qui doivent les accompagner (ill. 8), le problème demeurerait. Il s’agit bien, en réalité, de pérenniser définitivement une situation dégradée qui existe depuis la fin du XIXe siècle et à laquelle, à partir des années 1960, le ministère de la Culture (à l’époque « des Affaires Culturelles ») et le château lui-même ont tenté de mettre fin. Car les deux terrains des Mortemets et des Matelots sont protégés au titre des monuments historiques. Ils le sont même deux fois pour plus de précaution. Inclus une première fois dans le classement d’ensemble du château et du parc de Versailles en 1862, ils ont été classés une seconde fois en tant que tels en 1960 (ill. 9). Le ministre d’Etat chargé des Affaires Culturelles indiquait alors, dans une lettre datée du 30 mars 1960 que « les textes constatant [leur] cession [à l’Armée, en 1882,] n’ont pas mentionné la servitude qui grève ainsi les terrains en cause, j’estime qu’il y aurait intérêt à confirmer par un arrêté le classement monument historique de la partie du domaine affectée au département de la Guerre afin que les protections résultant de la législation sur les monuments historiques puissent, en cas de besoin, lui être appliquée ». Il est peu probable pourtant qu’à l’époque le ministre ait pu penser qu’un jour on envisagerait de construire des stades sur cette partie du parc…
Dans un article paru dans Le Monde daté du 1er février 1995 (« Quatre ministères vont faire renaître le Grand Versailles »), Emmanuel de Roux expliquait comment l’établissement public (qui devait être créé en mars de la même année) avait « vocation à récupérer les morceaux épars de l’ancien domaine royal tombé dans les escarcelles du ministère de la défense ou de celui de l’agriculture ». Le ministère de la Culture affirmait alors [5] : « On ne sait pas très bien ce qu’on fera sur ces terrains. On sait très bien, en revanche, ce qui ne se fera pas. » A savoir les valoriser au prix fort comme voulait le faire le ministère de la Défense qui en était alors propriétaire, et qui avait dû y renoncer, ainsi que le précisait Emmanuel de Roux dans cet article, grâce à l’intervention d’Edouard Balladur. « Les camp des Mortemets et des Matelots seront probablement plantés d’arbre » était-il précisé. Soulignons à cette occasion le rôle que joua alors Olivier de Rohan, alors à la tête de la Société des amis de Versailles et souvent à la pointe des bons combats, dans le sauvetage des parcelles aujourd’hui menacées par Roland-Garros ; il s’était à l’époque battu pour convaincre le gouvernement d’arbitrer en faveur du château qui ne songeait évidemment pas alors à lotir une partie de son parc.
Notons que les promoteurs de ce projet n’hésitent pas à mentir effrontément : on lit en effet sur la page « Questions/Réponses » que « le ministre de la Culture [s’est prononcé] favorablement sur la faisabilité du projet ». Nous avons contacté le ministère pour savoir si cela était vrai. Il nous a été répondu que le ministre n’avait jamais été saisi de cette question et ne s’était donc jamais exprimé à ce sujet !
Pour vendre ce type de projet destructeur du patrimoine, il est fréquent d’utiliser de grandes phrases aussi vaines que ridicules, voire mensongères, afin d’essayer de tromper le public et les décideurs. Celui-ci ne fait pas exception à la règle. On peut ainsi lire sur le site quelques perles dont voici des exemples :
- 10. Terrain des Mortemets
Allée des Mortemets, sur le camp militaire,
replantée il y a quelques années
1er février 2011
Photo : Didier Rykner - Voir l´image dans sa page
- « Ce projet s’inscrit dans l’organisation historique du site créé par Louis XIV et permettra de retrouver sa configuration originale, notamment les grandes allées plantées. » (lire ici.) Nul doute que Louis XIV aurait été enchanté de voir Roland-Garros ici. Notons qu’au moins une de ces grandes allées a déjà été replantée (ill. 10).
– « Une large terrasse accueillera le public, permettant d’offrir une lisibilité globale sur l’ensemble des sites de Roland-Garros offert à la pratique du tennis. Cette vision [se place] dans la grande tradition versaillaise des terrasses du Château. »
– « Structures élégantes baignées dans le paysage, ces stades offriront aux spectateurs ce sentiment d’être dans le paysage, dans le prolongement d’un des plus beaux jardins historiques, inscrit au patrimoine mondial de l’humanité. » (lire ici). A propos d’un jardin que l’on souhaite bétonner, cette phrase a une saveur particulière.
– Roland-Garros et Versailles sont « deux marques de prestige » (lire ici). Au risque de contredire Jean-Jacques Aillagon, Versailles n’est pas une marque.
– « L’objectif est de redonner à ce domaine toute sa grandeur historique et patrimoniale » (lire ici). Il est peu probable que ce soit ce dont manque Versailles aujourd’hui…
Tout cela relève en réalité, bien au delà du sport, d’une vaste opération financière et foncière. Roland-Garros ne durant que quinze jours, il faudra rentabiliser le cour central de 18 000 places (soit 1 000 de plus que le Palais Omnisport de Bercy). Il pourrait donc être utilisé également comme équipement polyvalent permettant d’organiser d’autres compétitions sportives ainsi que des concerts [6]. Tout cela à 600 mètres du Grand Canal.
Sur la page intitulée « les chiffres », est écrit en outre que le projet prévoit ce qui est pudiquement appelé des « programmes complémentaires (hôtels et services) » d’une surface égale à pas moins de 30 000 m2, soit 3 hectares supplémentaire sur les 35 du projet. Rien n’est laissé au hasard : même les futurs agrandissements que pourrait nécessiter le développement des activités souhaitées par la FFT. Si Roland-Garros s’étendra pour commencer sur 35 ha, on peut lire sur la page « Questions/Réponses » du site Internet, que « Le terrain proposé d’une superficie de 35 ha est situé à l’intérieur d’un périmètre de près de 46 ha sous l’autorité foncière du Château de Versailles. Il s’agit d’une marge de sécurité. Ainsi, au fur et à mesure de l’avancement et du degré de précision du projet et de l’implantation des installations, l’emprise dévolue à la FFT sera précisée. Une souplesse est donc offerte en permettant à la FFT d’élaborer finement son projet et de conserver des possibilités programmatiques, tant en terme de surfaces que de localisations et de configuration des équipements du projet. » Nul doute qu’à terme ces 11 ha supplémentaires ne manqueront pas d’être occupés par des équipements rentables pour tout le monde.
Tout aussi inquiétant, on lit sur la même page (question 1) que « La FFT [qui aura la « quasi-propriété des terrains » (sic)] pourra même confier à des tiers des parcelles du terrain sur lequel porte son AOT [Autorisation d’occupation temporaire] pour y réaliser et y faire exploiter des activités complémentaires [7].
On peut se demander aussi en quoi l’aliénation de fait d’une partie de son domaine pour permettre l’organisation de compétitions sportives entre en quoi que ce soit dans les missions de l’établissement public de Versailles [8]. Celui-ci a modifié récemment ses statuts (voir l’article) et on n’y lit nulle part quelque chose d’approchant. Ce n’est pas davantage le cas pour l’établissement public de Paris-Saclay, créé en juin 2010 dans le cadre de la loi sur le Grand Paris [9] et qui est également un partenaire du projet. Or, un établissement public doit uniquement se préoccuper de mettre en œuvre ses missions. Leurs présidents semblent croire qu’ils ont tous les droits, et qu’ils sont au-dessus des lois et des décrets.
La vraie question est la suivante : va-t-on laisser se développer une spéculation immobilière dans le parc de Versailles, classé monument historique et faisant partie de la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO [10] ? Et si cette opération était menée à bien, comment pourrait-on empêcher, demain, que cela se reproduise sur d’autres domaines nationaux classés comme Marly, Fontainebleau, Compiègne ou Rambouillet ? Ou sur le terrain de Chèvreloup, qui se trouve placé symétriquement au nord du parc et dont le statut est comparable à ceux des Matelots et des Mortemets. Demain, on nous expliquera qu’y construire tel ou tel équipement (bien intégré dans le paysage) n’est pas gênant puisqu’il y a un précédent et qu’en plus cela rapportera de l’argent au domaine pour financer les restaurations…
La question désormais est de savoir si la Fédération Française de Tennis, en choisissant les Serres d’Auteuil ou Versailles pour Roland-Garros, veut prendre le risque de procédures judiciaires qui dureront probablement plusieurs années, ou si elle fera l’un des deux seuls choix qui s’imposent, en décidant de s’installer à Marne-la-Vallée ou à Gonesse.
Lorsque l’armée aura quitté ces lieux, les terrains des Matelots et des Mortemets doivent redevenir un parc, débarrassés de leurs constructions et replantés, comme ils auraient toujours dû le rester.