Vibromasseurs et godmichets se déploient à la queue leu-leu près d’un célèbre tableau : Le Verrou. Ce chef-d’œuvre de Fragonard apparaît au détour d’une cimaise dans la nouvelle exposition que le Musée des Arts décoratifs consacre à « L’intime, de la chambre aux réseaux sociaux ». Si la peinture ne vient pas de très loin, prêtée par le Louvre voisin, était-il indispensable de la déplacer pour la reléguer parmi les sextoys dans une section confidentielle à l’écart des regards innocents ?
- 1. Vitrine de sextoys
Exposition « L’intime, de la chambre aux réseaux sociaux »
Paris Musée des Arts décoratifs
Photo : bbsg - Voir l´image dans sa page
Il y aurait beaucoup à dire sur cette exposition d’autant plus décevante qu’elle s’annonçait passionnante. Le sujet n’étant pas clairement défini, le propos semble lacunaire. Pourquoi débute-il au XVIIIe siècle ? C’est à cette époque que le mot « intime » serait apparu. Un colloque pourtant s’est longuement arrêté en 2019 et en 2021 sur « l’intime et l’intimité au Siècle d’or [1] ». Et si le mot n’était pas d’usage aux XVIe et XVIIe siècles, la notion transparaît de multiples manières : dans l’œuvre de plusieurs peintres tout d’abord - n’est-elle pas inhérente à l’art de Vermeer ? - dans divers sujets représentés par les artistes également - la femme du roi Candaule en est un bel exemple ; elle est aussi associée à certains lieux – « Sire, Marly ? » - comme à certaines relations privilégiées - « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ».
Non seulement le XVIIe siècle est sacrifié, mais la place réservée aux XVIIIe et XIXe est étriquée ; l’évocation de l’intimité en ces temps reculés avait pourtant de quoi surprendre les visiteurs du XXIe siècle. Cantonnés aux premières sections - comme c’était le cas pour l’exposition sur le « Luxe » (voir l’article) - les quelques objets du passé sont systématiquement confrontés à ceux du présent beaucoup trop envahissants.
Toute une section consacrée aux urinoirs entraîne le visiteur du Bourdaloue au Toto. Le premier, qui doit son nom à un Jésuite, brillant prédicateur aux sermons interminables, est un petit récipient en porcelaine ou en faïence dont la forme est adaptée à l’anatomie féminine et que les dames glissaient sous leur jupe pour se soulager tout en buvant les paroles de monsieur l’abbé. Le second est le nec plus ultra du cabinet de toilettes en 2024 avec des options insoupçonnées. Entre les godemichets et les cuvettes de toilettes, l’intimité au MAD ne s’exprime pas dans la dentelle. Très vite le parcours se consacre exclusivement aux XXe et XXIe siècles, s’arrêtant sur les questions que soulèvent les nouvelles technologies et les réseaux sociaux, avec en point d’orgue les vidéos de la célèbre influenceuse Lena Situations, bien connue de nos lecteurs. (L’essentiel est de savoir qu’elle passionne des millions d’internautes en parlant de sa vie quotidienne, trépidante).
- 2. Jean-Honoré Fragonard (1732-1806)
Le Verrou, 1777-1778
Huile sur toile - 74 x 94 cm
Paris, Musée du Louvre
Photo : Musée du Louvre - Voir l´image dans sa page
Au-delà du traitement du sujet, certains commentaires d’œuvres anciennes laissent le visiteur perplexe. La présence du Verrou est ainsi expliquée en ces termes : « L’exposer aujourd’hui permet de montrer que la question du consentement ne date pas seulement de l’époque actuelle. » Pourquoi choisir justement ce mot de « consentement » si strictement défini en 2024 à la suite d’innombrables scandales sexuels, pour commenter une œuvre du siècle des Lumières, dont l’intérêt justement est l’ambiguïté de la scène ? À côté du tableau, de petits objets aux décors licencieux permettent de rappeler que « au XVIIIe siècle, siècle libertin, les images érotiques liées au registre intime se répandent, mais demeurent soumises au "mâle gaze". ». Rappelons que l’expression « male gaze » désigne le regard masculin, bien souvent posé sur le corps des femmes, qui « impose une perspective d’homme cisgenre hétérosexuel ». Cette formule très actuelle est-elle adaptée quand il s’agit d’évoquer le libertinage et les images érotiques du XVIIIe siècle ? Au lieu d’analyser le contexte historique, social, artistique dans laquelle une œuvre a été créée, afin justement de mieux la comprendre, on préfère plaquer sur elle les notions et les valeurs de notre temps.
Cette lecture anachronique de l’art ancien imprègne un certain nombre d’expositions, celle que le Musée d’Orsay consacre actuellement à Gustave Caillebotte est symptomatique. Son projet a été insufflé par des historiens de l’art américains [2] suggérant que l’artiste était mu par des désirs homosexuels refoulés ; ils en veulent pour preuve le nombre d’hommes - habillés, à deux exceptions près - qui peuplent ses peintures, nettement supérieur à celui des figures féminines. D’ailleurs, s’il a abandonné la figure humaine dans les années 1880, se consacrant alors aux fleurs, ce serait parce que le trouble qu’il ressentait devant le corps et le regard de ses modèles masculins était trop douloureux...
Et voilà comment Caillebotte fait son « coming out » outre-tombe. L’exposition ne sait pas trop quoi faire de la discrète Charlotte Berthier qui fut sa compagne. Elle apparaît dans plusieurs toiles du maître, et même nue comme un ver sur un divan dans un tableau de Minneapolis. L’artiste l’a aussi couchée sur son testament, notamment. Mais ça n’a pas l’air de compter. À travers son regard, plus ambigu et plus féminin qu’on ne le pense, Caillebotte révèlerait en outre une crise de la masculinité au sein de la société française après la guerre de 1870. Finalement, tous ceux qui admirent sa peinture pour la hardiesse de ses cadrages et de ses perspectives, pour ses points de vue sur la ville moderne et pour le traitement de ses figures présentées de dos ou à moitié coupées, n’ont pas compris la véritable audace de son art.
Peut-être, sans doute, pourquoi pas. Le visiteur taraudé par le doute s’interroge : primo, cette démarche qui consiste à compter les figures féminines et masculines pour déterminer la sexualité d’un peintre vaut-elle pour tous les artistes ? Autrement dit, peut-on conclure que Berthe Morisot était lesbienne, malgré son mariage avec Eugène Manet...? Secondo, en quoi l’homosexualité inavouée d’un peintre - d’autant moins évidente qu’il n’existe pas d’archives familiales - rendrait-elle son talent plus admirable ou son œuvre plus moderne qu’elle ne l’est déjà ? Tertio, cette lecture fondée sur la question du genre n’est-elle pas révélatrice de notre époque plutôt que de celle de Caillebotte ? Laisser entendre que le regard de l’homme dans Le Pont de l’Europe (ill. 3) serait « plus intéressé par l’ouvrier vers lequel son regard semble se diriger » plutôt que par sa compagne en dit sûrement plus long sur le rédacteur du cartel que sur Gustave Caillebotte.
- 3. Gustave Caillebotte (1848-1894)
Le Pont de l’Europe, vers 1876
Huile sur toile - 124,7 x180,6 cm
Genève, Petit Palais, Musée d’Art moderne
Photo : Wikipedia (domaine public) - Voir l´image dans sa page
La volonté de regarder l’art ancien à travers les préoccupations de notre temps entraîne souvent des interprétations pour le moins malencontreuses. Autre mouvement essentiel du XXIe siècle, le féminisme a ainsi des conséquences inattendues dans les musées : agités par une volonté frénétique de mettre en avant les femmes, il leur arrive d’organiser des expositions « poulaillers » (voir l’article). Celles-ci réunissent des artistes dont le seul point commun est leur genre, féminin, et qui sont finalement trop nombreuses pour qu’on apprenne quoi que ce soit sur elles. Heureusement, certains projets s’appuient sur un discours plus subtil et plus scientifique : l’exposition « Femmes chez les Nabis » à Pont-Aven ne cherchait pas à rendre justice à des artistes féminines injustement oubliées par l’histoire, mais tentait de montrer le rôle qu’elles ont joué auprès des Nabis en rappelant le contexte social de l’époque (voir l’article).
Autre combat du XXIe siècle, la lutte contre le racisme, aussi vitale soit-elle, entraine elle aussi quelques aberrations dans la lecture des œuvres. On se souvient du torpillage de la peinture orientaliste par Lilian Thuram au Musée Delacroix (voir l’article). Beaucoup plus nuancée, l’exposition sur le « Modèle noir » à Orsay (voir l’article) n’était pas dénuée elle non plus d’anachronismes. Le projet, né encore une fois aux États-Unis, avait pour point de départ l’étude du scandale suscité par l’Olympia de Manet au Salon de 1865. Bien que ce fût le prosaïsme de la scène de prostitution qui choqua l’opinion, l’historienne Denise Murrell s’est étonnée que la servante noire restât invisible aussi bien dans les critiques de l’époque que dans l’analyse de ces critiques. Et pour rendre justice à cette femme noire négligée par l’histoire, l’artiste Larry Rivers a conçu une œuvre intitulée I Like Olympia in Black Face, inversant les rôles de la domestique noire et de la maîtresse blanche. L’intention était louable, sans aucun doute, mais faire passer une femme du statut de servante à celui de prostituée, est-ce une réussite sociale ?
Cette volonté de regarder l’art à travers les préoccupations de notre époque est souvent inepte et parfois dangereuse lorsqu’une œuvre est considérée comme trop gênante, inadaptée à nos valeurs, ou tout bonnement politiquement incorrecte. On se souvient de l’exposition aberrante du Musée du Luxembourg « Miroir du monde, chefs-d’œuvre du cabinet de Dresde » qui remettait en cause chacun de ces trésors, et notamment les objets fabriqués en ivoire : « Peut-on encore exposer des pièces en ivoire sans encourager le commerce illégal ? » (voir l’article). A ce rythme-là on ne verra plus grand-chose dans les musées.
Toutes ces expositions en fin de compte seront probablement un sujet d’étude pour une discipline appelée histoire de l’histoire de l’art, qui étudie toutes les formes de discours sur les œuvres, mais aussi sur les conditions historiques et idéologiques dans lesquelles ces discours ont été élaborés. En attendant, espérons que Giuseppe Arcimboldo sera bientôt mis en valeur, lui qui annonçait dès le XVIe siècle la nécessité de manger cinq fruits et légumes, Botero également qui luttait contre le body shaming. Quant à Louis-César Ducornet, qui naquit sans bras ni fémurs et peignait (fort bien) avec les pieds, n’est-il pas l’incarnation de l’incontournable et sacro-sainte « résilience » contre le « validisme » ambiant ?