- 1. Château d’Hauteville
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Faut-il s’en réjouir ? L’indifférence de l’Etat à l’égard du patrimoine n’est pas une exception française : les Suisses sont de sérieux concurrents dans cette discipline. C’est ainsi tout un ensemble d’objets d’art et de mobilier qui a récemment été disséminé par le feu des enchères, « éparpillé par petits bouts façon puzzle », alors que la plupart des oeuvres se trouvaient depuis deux siècles dans le même lieu, le château d’Hauteville, à vendre lui aussi. Car malgré son intérêt évident, l’édifice n’est pas classé, il est seulement inscrit à l’inventaire des biens culturels d’importance nationale ; ce qui n’est même pas le cas de son contenu.
Situé à Saint-Légier, près de Vevey, dans le Canton de Vaud, le château d’Hauteville (ill. 1) a son apparence actuelle depuis 1760, date à laquelle un nouveau propriétaire, Pierre Philippe Cannac [1] fit démolir une partie de l’ancien bâtiment et confia sa reconstruction à l’architecte Donat Cochet, probablement à partir des plans de François Franque. Château à la française entre cour et jardin, composé d’un corps central flanqué de deux ailes, il se dresse au milieu de vingt-sept hectares de terrain.
- 2. Château d’Hauteville
Le Grand Salon
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- 3. Château d’Hauteville
Salon d’été
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À l’intérieur, le Grand Salon (ill. 2) est particulièrement remarquable avec ses fresques, sans doute réalisées par les frères Petrini de Lugano, illustrant le Triomphe de Vénus au plafond et sur les murs Cincinnatus devant les Volsques et Brennus négociant avec le sénat romain. Le domaine revint en 1794 à Daniel Grand de la Chaise (1761-1818), marié à Victoire Cannac, qui prit alors le nom de Grand d’Hauteville.
Ainsi le château est resté dans la même famille jusqu’à ce jour ; jusqu’à ce jour mais pas au-delà, puisque les héritiers n’ont pas souhaité reprendre le flambeau après le décès d’Édith Grand d’Hauteville en janvier 2014. Or, ils ont décidé de vendre séparément l’édifice et son contenu - peintures, objets d’art et mobilier -, au grand dam des historiens d’art et amateurs du patrimoine. Comme le signale Bruno Corthésy [2], « il est tout à fait exceptionnel qu’un château ait conservé l’ensemble de son intérieur sans discontinuité », les collections font partie intégrante du lieu et elles auraient dû y rester (ill. 3).
- 4. Mathieu Criaerd (1689-1776)
Commode
Bois, bronze doré, marbre - 88 x 150 x 62 cm
Naguère au château d’Hauteville
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Trop tard. Une première fournée d’œuvres - les plus belles - a été mise aux enchères le 30 septembre et le 1er octobre derniers, chez Christie’s à Londres. On a pu découvrir à cette triste occasion la richesse de l’ensemble auquel peu de personnes avaient eu accès auparavant et que l’on connaissait seulement par l’inventaire qu’en dressa en 1932 un membre de la famille, Frédéric-Sears Grand d’Hauteville : ici, une commode Louis XV de Mathieu Criaerd (maître en 1738) adjugée 140 500 livres (ill. 4), là un secrétaire Louis XVI de Pierre-Harry Mewesen (maître en 1766) parti pour 30 000 livres. On peut encore citer, au hasard, un vase en porcelaine de Sèvres, envolé pour 11 250 livres, ou L’Encyclopédie de Diderot qui a trouvé preneur à 12 500 livres.
Certaines œuvres avaient un intérêt plus spécifiquement local, quatre aquarelles notamment, de Michael Vincent Brandoin (1733-1807) – cet artiste natif de Vevey fit une partie de sa carrière à Londres - qui représentent des vues du château d’Hauteville lui-même. D’autres aquarelles, anonymes, déclinent des études de costumes pour le théâtre du château. Signalons encore, pêle-mêle, l’un des premiers Atlas de la Suisse par Johann Heinrich Weiss (1786-1802), de la vaisselle de Nyon, ou encore deux consoles en bois doré (vers 1760-1770) attribuées à Johann Friedrich Funk, ébéniste bernois du XVIIIe siècle.
Dans cette débandade, une seule institution suisse, le musée historique de Lausanne, a pu sauver un objet, acquis pour 21 500 livres avec l’aide de donateurs privés : le bâton de justice de Jean-François Grand, juge ordinaire à Lausanne dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, sous l’occupation bernoise ; daté de 1758, il est attribué à Philibert Pottin (ill. 5).
- 5. Attribué à Philibert Pottin
Bâton de justice, 1758
Bois, argent - 107,5 cm
Lausanne, Musée Historique
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Alertée par Béatrice Lovis, historienne de l’art à l’Université de Lausanne, l’association Patrimoine suisse, plus précisément sa section vaudoise présidée par Denis de Techtermann, avait pourtant fait des pieds et des mains, l’été dernier, pour empêcher cette vente, demandant au Conseil d’État vaudois, de manière informelle puis officielle - le 17 septembre -, une intervention d’urgence visant à protéger le bâtiment et son contenu.
Sans doute Ubu aurait-il pu régner sur le Canton de Vaud… L’association avant d’aborder le fond du problème a d’abord perdu un temps précieux à chercher un interlocuteur : le « Service des affaires culturelles » [3] et le « Service des monuments et des sites » [4] se sont renvoyé la balle pendant un certain temps, jouant à « c’est pas moi c’est lui » et « c’est celui qui le dit qui l’est ». Finalement le Conseil d’État de Vaud a résolu le problème en affirmant ne pas avoir le pouvoir légal d’empêcher la vente. Derrière cette esquive se cache sans doute la peur de s’attaquer - surtout en Suisse - à la sacro-sainte propriété privée.
Pire que l’inertie de la fonction publique : son refus d’agir. L’association s’est résolue à déposer un recours auprès de la cour de droit administratif et public du tribunal cantonal. La course contre la montre s’acheva le 29 septembre, veille des premières enchères : la cour a rejeté la requête demandant la suspension de la vente, pour la seule raison qu’il était trop tard et que le préjudice pour le vendeur aurait été trop grand. En lot de consolation, le tribunal a tout de même décrété que l’État, contrairement à ce qu’affirmait Pascal Broulis, Chef du département des finances et des relations extérieures du Canton de Vaud, disposait bien des bases légales [5] nécessaires pour éviter la dissémination de ce patrimoine. L’association avait donc raison… sur le principe. Et les principes, c’est bien connu, « sont des choses dont on use pour se dispenser de faire ce qui déplaît. »
- 6. Château d’Hauteville
Vue de la bibliothèque
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Que peut-on faire aujourd’hui ? Il est encore temps d’empêcher la seconde vente, qui devrait être organisée par l’Hôtel des ventes de Genève au printemps prochain. Dans cette nouvelle fournée, la bibliothèque mériterait d’être préservée dans son intégralité (ill. 6). Il reste aussi des costumes et des décors de théâtre du XVIIIe siècle [6], de l’argenterie, de la porcelaine, des œuvres de Liotard et de Firmin Massot…
Par ailleurs l’association Patrimoine suisse réclame qu’un inventaire scientifique soit réalisé, accompagné d’une campagne de photos, afin de ne pas perdre la trace de cette collection, à défaut de ne pas la perdre tout court. Or, même cette requête semble poser quelques problèmes. Qui pour la financer ? On rechigne. L’Office fédéral de la culture dirigé par Isabelle Chassot affirme être disposé à participer si le Canton de Vaud lance l’initiative.
- 7. Château d’Hauteville
Façade sud avec deux fenêtres peintes en trompe l’oeil
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Quant au château, il est toujours à vendre. Les propriétaires avaient déjà cherché à le céder - pour 60 millions de francs - en 2009 et il avait été question que le Conseil d’État l’achète pour y installer un musée des beaux-arts. Cependant, celui-ci est aujourd’hui prévu à Lausanne : il devrait investir les halles CFF aux locomotives, lieu qui, si l’on en croit le projet d’architecture retenu, ne sera pas réhabilité mais rasé, c’est plus simple.
Nous avons contacté Laurent Chenu, Conservateur cantonal des Monuments et Sites, en vain, puis Philippe Pont, chef du Service Immeubles, patrimoine et logistique qui nous a rétorqué qu’il laissait à Pascal Broulis le soin de nous répondre. Nous lui avons donc demandé :
– s’il envisage d’empêcher la prochaine vente, et de classer le bâtiment ainsi que le mobilier qui n’a pas encore été vendu ;
– s’il prévoit de soutenir le projet d’inventaire scientifique du reste du mobilier et de participer à son financement ;
– s’il est envisageable que le canton de Vaud achète le château afin d’en faire un lieu culturel ouvert au public.
Cela demandait réflexion et, de fait, Pascal Broulis a mis du temps, pour nous faire part « de sa décision de renoncer à répondre à [nos] questions ».