Introduction
En 1948, H. Le Savoureux fit paraître une étude générale sur Chateaubriand et ses portraits. Depuis, plusieurs auteurs ont contribué à mettre à jour cette étude ; en se limitant aux seuls portraits peints par Guérin, Girodet et Delaval, nous voulons citer : Pierre-Émile Buron (1981, 1985), Pierre H. Dubé (1984), Pierre Riberette (1985, 1998), Philippe Petout (1992), Stéphane Guégan (1996), Alain Pougetoux (1998) et Sylvain Bellenger (2005).
Force est toutefois de constater que ces travaux, pris dans leur ensemble, présentent de nombreuses contradictions. La présente étude a pour objet de lever ces contradictions, en établissant, pour chacun de ces trois portraits, un historique renouvelé. Nos conclusions ne feront pas l’unanimité ; qu’on nous permette de penser qu’elles garderont toujours le mérite de la clarté.
Le Chateaubriand de Guérin
Le portrait de Chateaubriand par Guérin fut exposé à l’École des beaux-arts en 1883 [3], comme un ouvrage de Paulin Guérin, puis à la Bibliothèque nationale en 1948 [4], comme une œuvre du même ; en 1883, il faisait partie de la collection de Mlle de Chateaubriand, et en 1948, de celle de M. le comte de Chateaubriand.
Ce même portrait fut reproduit par Le Savoureux en 1930 [5], comme un ouvrage de Guérin, par le même en 1948, comme « attribué à Paulin Guérin », et tout dernièrement par Bellenger [6], comme « attribué à Pierre-Narcisse Guérin » mais « assez peu caractéristique de [ce peintre] ».
Le Chateaubriand de Guérin est de Paulin Guérin (1783–1855), comme il l’était déjà en 1883.
Le Chateaubriand de Girodet
-
- Anne-Louis Girodet-Trioson
(d’après)
Portrait de Chateaubriand méditant sur les ruines
de Rome, 1848
Huile sur toile - 120 x 96 cm
Saint-Malo, Musée d’Histoire et
d’Ethnographie
Photo : RMN / G. Blot - Voir l´image dans sa page
C’est au Salon de 1810 que Girodet mit sous les yeux du public et des critiques son portrait peint de Chateaubriand [7]. L’Empereur, absent le jour de l’ouverture, ne s’y rendit que le 17 au matin [8] ; parmi les ouvrages qu’il se fit alors présenter, se trouvait le portrait de celui qui était intervenu, avec une agaçante insistance, pour demander la vie de son cousin germain, Armand de Chateaubriand, lorsque ce dernier fut déclaré coupable d’espionnage en faveur de l’ennemi [9] ; quand on sait par ailleurs que le peintre fit son modèle « noir » [10], les paroles prononcées par Napoléon devant le tableau ne sauraient nous surprendre : « Il a l’air d’un conspirateur qui descend dans la cheminée. » [11]
Chateaubriand ayant donné son consentement à la reproduction par la gravure de son portrait, il fut décidé qu’une copie peinte serait exécutée pour servir de modèle au graveur [12]. Celle-ci, confiée à Dejuinne [13] , fut terminée au plus tard en janvier 1813, date à laquelle l’écrivain prit possession de son portrait [14] , puis exposée au Salon suivant, celui de 1814, parmi les ouvrages de Girodet [15]. Deux gravures de formats différents furent exécutées, toutes deux par Laugier : le grand format fut mis sur le marché londonien en avril 1817 [16], le format réduit, sur le marché parisien deux mois plus tard [17] .
Pas moins célèbre que les deux gravures de Laugier parues en 1817 sera la lithographie d’Aubry-Lecomte, dernière estampe d’après Girodet à paraître du vivant du peintre, en août 1823 [18].
À deux reprises, en mai 1828 puis en mars 1831, Mme Delpech, imprimeur-éditeur de publications à base de lithographies, chercha, pour son Iconographie des contemporains, à convaincre Chateaubriand de se laisser portraiturer [19] . Elle fera finalement appel à David d’Angers dont le buste sculpté de l’écrivain avait été exposé au musée Colbert en novembre 1829 [20] ; voici en effet le résumé publié d’une lettre que le sculpteur adressa à cette dame un mercredi matin : « Le portrait de M. de Chateaubriand lui paraît très bien, mais il insiste toujours sur le pli qui est au-dessus de la paupière ; il ne lui paraît pas assez énergiquement senti. » [21] La collaboration entre Mme Delpech et David prit fin en décembre 1831, date à laquelle la livraison de l’Iconographie comprenant un portrait lithographié de l’écrivain, signé Z[éphir]in Belliard, fut mise en vente [22].
Le 9 décembre 1839 [23] , le maire de Saint-Malo, Louis-François Hovius, désireux de compléter la galerie des portraits historiques de la ville, fit une démarche comparable à celle de Mme Delpech dix ans auparavant, en proposant de faire appel à un copiste du nom de Riss. Le 14, Chateaubriand répondit :
« Je suis extrêmement flatté et touché de la demande que vous avez la bonté de me faire en votre nom et au nom de mes généreux compatriotes. Ma ville natale, qui ne tardera pas à recevoir les cendres auxquelles elle veut bien donner asile, a le droit d’exiger de moi tout ce qu’elle désire. Je connais le talent de M. Riss ; si je ne me trompe, M. Riss est un des premiers élèves de notre grand peintre Gros ; mais, à mon âge, il ne reste plus assez de vie sur la figure de l’homme pour qu’on ose en confier les ruines au pinceau. Mme de Chateaubriand possède le seul portrait qui existe de moi ; c’est un des chefs-d’œuvre de Girodet ; il le fît en 1807 à mon retour de la Terre-Sainte ; je le laisserai par testament à mon île maternelle. J’obtiendrai le consentement de Mme de Chateaubriand lorsque j’aurai le courage de lui parler d’un sujet aussi triste ; toutefois l’article du testament ne sera exécutoire que quand ma femme reposera elle-même dans le sein de Dieu.
Puisse, Monsieur le Maire, mon intention vous être agréable, et je vous prie de recevoir, avec toute ma reconnaissance, l’assurance de la considération la plus distinguée avec laquelle j’ai l’honneur d’être votre très humble et très obéissant serviteur [24]. »
Madame de Chateaubriand mourut le 9 février 1847 ; ses dernières volontés — publiées seulement en 1992 [25] — ne font pas état du portrait peint par Girodet. Son mari lui survécut un peu plus d’une année : il mourut le 4 juillet 1848. Après avoir pris connaissance de l’écrit de son épouse, il avait, dès le 17 mars 1847, rédigé un nouveau testament ; celui-ci — publié dès 1912 [26] — ne cite pas davantage le portrait de Girodet.
Il est incontestable que Chateaubriand n’aurait pas manqué de faire état, dans son testament, du legs de son portrait peint par Girodet à la ville de Saint-Malo, s’il n’avait pas pris d’autres dispositions, dispositions qu’il lui était, dès lors, difficile de faire figurer dans un document appelé à une publicité certaine. Nous avons relevé, dans un ouvrage publié par Edmond Biré en 1902, un passage démontrant que les dernières volontés de Chateaubriand ne se limitaient pas aux dispositions prises par voie testamentaire : « Par une disposition à part son testament, disposition particulière recommandée à sa famille, et dont un double fut remis au comte de Chambord, [Chateaubriand] donnait à ce dernier le petit nombre de ses livres de choix, quelques-uns annotés, ceux qu’il relisait, disait-il, afin de servir aux loisirs et à l’instruction du Prince. » [27]
À qui destinait-il son portrait ? L’écrivain, sans héritier direct, avait deux neveux qui portaient son nom : Louis (1790–1873), fils aîné de son frère Jean-Baptiste, et Frédéric (1799 –1849), fils de son cousin germain Armand [28]. En donnant un service en porcelaine de Sèvres à Frédéric et son buste en marbre par David d’Angers à Louis, tout en précisant que le second « [lui] a exprimé le désir que la disposition plus étendue contenue en sa faveur dans l’écrit de sa tante fut réduite à un seul objet », le testateur désignait implicitement Frédéric comme celui des deux auquel le portrait était destiné.
Après la mort de son épouse, Chateaubriand mit en dépôt chez Madame Récamier [29] son buste sculpté par David d’Angers [30] et son portrait peint par Girodet [31]. La restitution à la famille de ces deux « objets » ne se fit pas sans mal. Le buste, inscrit dans le testament de Chateaubriand, partit rapidement chez Louis, dans la descendance duquel il se trouve toujours [32] Pour le portrait peint, Madame Récamier dut faire face à deux revendications successives, la première — ancienne — émanant de la ville de Saint-Malo [33], l’autre — nouvelle —, venant du neveu du défunt [34]. Le dénouement se fit attendre : le portrait partit chez Frédéric, et c’est finalement la copie réalisée à la requête de Madame Récamier pour remplacer, aux murs de son célèbre salon, un portrait qu’elle savait, après le décès de son illustre ami, ne pas pouvoir conserver [35], qui prit le chemin de Saint-Malo [36].
C’est donc une copie qui fut envoyée à Saint-Malo. Cette affirmation est confortée par le constat suivant : le jugement porté lors du Salon de 1810 par l’éminent critique Jean-Baptiste Boutard (« [Le portrait de M. de C***] est à la fois d’une précision et d’une vigueur de dessin dont on aurait peine à trouver d’exemple ailleurs et dans aucun temps. ») [37] ne saurait s’appliquer à un tableau qui ne présente, selon un rapport du Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France [38], aucun dessin sous-jacent. Si le tableau conservé à Saint-Malo est très généralement considéré comme l’original, c’est que sa réalisation fut soignée, celle-ci ayant été confiée à un peintre de talent, peut-être même à Jean-Victor Schnetz (1787–1870), ami intime des époux Lenormant et proche par conséquent de Madame Récamier [39].
Le Chateaubriand de Girodet se trouvait en 2001 dans la descendance de Frédéric de Chateaubriand, fils de conspirateur et neveu (à la mode de Bretagne) de… « conspirateur » [40].
Le Chateaubriand de Delaval
Si l’on doit à H. Le Savoureux la révélation du portrait par Guérin, l’on doit à P. Riberette celle du portrait par Pierre-Louis Delaval [ou Pierre-Louis de Laval] (1790–1881). Dans un article sur le Sacre de Charles X paru en 1985, Riberette écrivait en effet : « Vendu aux enchères, lors de la dispersion de l’atelier de l’artiste, le 24 mai 1867, [le portrait de Chateaubriand dû à Pierre-Louis de Laval] fut acquis par un membre de la famille [du modèle] et il est resté depuis cette époque dans sa descendance. Ce n’est qu’en 1957, lorsque le Bulletin de la Société Chateaubriand publia la première reproduction photographique dont, à notre connaissance, il ait fait l’objet, qu’il commença à sortir de l’ombre. À cette époque, il était indiqué comme non signé ; mais, depuis, un sérieux nettoyage a fait apparaître les inscriptions suivantes, d’une part, en haut et à gauche : De Chateaubriand, pair de France, 1828 ; d’autre part, au milieu et à gauche, la signature : P. L. de Laval ; et c’est avec le nom de son auteur que le portrait devait figurer à l’exposition, organisée par la Bibliothèque nationale en 1968 à l’occasion du deuxième centenaire de la naissance de l’écrivain. »
En 1997, le Conseil général des Hauts-de-Seine fit l’acquisition d’un portrait peint de Chateaubriand dû à ce même Delaval. L’année suivante, cette acquisition donna lieu à un article d’Alain Pougetoux, article duquel nous extrayons le passage qui suit : « On sait qu’un portrait de Chateaubriand figurait dans le catalogue de la vente du peintre ([24 mai 1867]), où l’on retrouve également mention de portraits de Soult et de M gr de Villèle (il n’est hélas, pas possible de le reconnaître et d’identifier son acquéreur dans le procès-verbal de cette vente). Nous devons ajouter qu’un autre exemplaire du présent tableau nous a été signalé dans une collection particulière, sans que nous puissions le voir. »
D’après une déclaration faite au Figaro en 2000 [41], le tableau publié en 1998 provient de la famille de l’artiste. Quant au tableau publié en 1985, la famille de Chateaubriand ne l’a pas acquis en 1867 ; en effet, le tableau adjugé à cette vente est très probablement celui qui fut prêté à l’École des beaux-arts en 1883 par le collectionneur Rothan [42]
Ainsi, entre un tableau qui se trouvait en 1985 dans la descendance d’un membre de la famille de Chateaubriand, un tableau resté dans l’atelier de l’artiste jusqu’en 1867 et un tableau resté dans la descendance de l’artiste jusqu’en 1997, nous désignons le premier comme « le Chateaubriand de Delaval ».
Le Chateaubriand de Delaval se trouve toujours dans la descendance de Frédéric de Chateaubriand [43].
Responsabilités & Remerciements :
Nous portons l’entière responsabilité des affirmations contenues dans la présente étude.
Nos très vifs remerciements vont aux personnes suivantes :
Mme de La Tour Du Pin Verclause, Mme M*** et ses enfants, Mme Caracciolo Arizzoli, historienne de l’art, M. Bruno Isbled, conservateur aux Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, M. Philippe Petout, conservateur des musées de Saint-Malo, et M. Emmanuel Salmon-Legagneur, ancien président de l’Association bretonne. Nous souhaitons également exprimer notre très amicale gratitude à Didier Rykner et à sa Tribune de l’Art.
Bibliographie :
–1862 T. Desmazières de Séchelles, « Notes sur le portrait de M. de Châteaubriand peint par Girodet (Galerie de l’Hôtel-de-Ville de Saint-Malo) » (le Commerce breton, 13 septembre 1862) [Cet article a été repris, sans aucun changement, dans le tome IV, paru en 1864, du Collectionneur breton (p. 275-278).]
–1907 Charles Nicoullaud, Mémoires de la Comtesse de Boigne née d’Osmond, 1907–08 (4 tomes)
–1930 H. Le Savoureux, Chateaubriand, 1930 (coll. Maîtres des littératures, 5)
–1948 H. Le Savoureux, « À propos d’un anniversaire littéraire : Chateaubriand et ses portraits » (France Illustration, revue hebdomadaire, 3 juillet 1948, p. 20-22)
–1981 Pierre-Émile Buron, Le cœur et l’esprit de Madame Récamier, d’après sa correspondance et ses correspondants, 1981
–1984 Pierre H. Dubé, « Chateaubriand and Girodet » (Revue de l’Université d’Ottawa, Avril–juin 1984, p. 85-94)
–1985 Pierre-Émile Buron, « L’énigme du portrait de Chateaubriand [par Girodet] » (Annales de la Société d’Histoire et d’Archéologie de l’Arrondissement de Saint-Malo, année 1984, 1985, p. 239-248)
– Pierre Riberette, « Chateaubriand au sacre de Charles X » (Bulletin de la Société Chateaubriand, année 1984, 1985, p. 27-30)
–1992 Philippe Petout, « Les origines du musée de Saint-Malo » (Annales de la Société d’Histoire et d’Archéologie de l’Arrondissement de Saint-Malo, année 1991, 1992, p. 87-99)
–1996 Stéphane Guégan, « Il le fit noir. Chateaubriand par Girodet au Salon de 1810 » (Bulletin de la Société Chateaubriand, année 1995, 1996, p. 54-60)
–1998 Alain Pougetoux, « Pierre-Louis Delaval portraitiste : un artiste dans les coulisses du sacre [de Charles X] » (Les deux visages de Chateaubriand . [Exposition à la Maison de Chateaubriand], 1998, p. 78-83)
–Pierre Riberette, « La querelle du portrait contesté » (Chateaubriand, Saint-Malo, 1848–1998, 1998, p. 48-52)
–2000 Jean-Claude Lamy, « Tendre Chateaubriand » (le Figaro, 14 septembre 2000) [Cet article a été reproduit dans le cat. Chateaubriand : Une Vie , publié par la galerie Saphir peu de temps après sa parution.]
–2005 Sylvain Bellenger, « Portrait de Chateaubriand, dit aussi Un homme [sic] méditant sur les ruines de Rome » (Girodet, 1767–1824. [Exposition au Musée du Louvre], 2005, p. 336-345)
–2006 Éric Bertin, Essai bibliographique sur la correspondance « artistique » de Chateaubriand, 2006 [à paraître]