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- Jérôme Bosch (vers 1450-1516)
La Nef des fous
Huile sur panneau - 58 x 33 cm
Paris, Musée du Louvre
Photo : Wikimedia (domaine public) - Voir l´image dans sa page
Il fallait s’y attendre, car cette mesure stupide revient régulièrement sur le devant de la scène, même si nous ne l’avions, cette fois, pas vue venir : un amendement budgétaire a été voté, qui instaure un « impôt sur la fortune improductive » (les législateurs ont décidément une imagination infinie), qui comprend, dans son assiette, les œuvres d’art.
Rappelons que, lors de la création de l’ISF par François Mitterrand, celles-ci avaient été finalement exclues. Pas sur l’intervention de Laurent Fabius, ce qui est une légende encore très répandue. Celui-ci, appartenant à une famille de grands antiquaires, avait trop peur d’être accusé de vouloir se protéger. Mais bien sur celle des communistes, notamment de Jacques Ralite. Il s’agissait d’une époque où les députés communistes avaient de la culture, et celui-ci avait bien compris la catastrophe que cela provoquerait pour le patrimoine de notre pays.
Depuis, plusieurs tentatives sont apparues, qui ont toutes heureusement échouées. En 2012, les maires socialistes de sept grandes villes avaient signé un communiqué pour s’y opposer. Aujourd’hui, c’est l’alliance improbable des députés Socialistes, Modem, Liot et Rassemblement national qui ont permis d’adopter cet amendement.
Bien sûr, la messe n’est pas dite. Il y a loin de la coupe aux lèvres, et la navette entre l’Assemblée et le Sénat, peut encore changer les choses, d’autant qu’il n’est même pas certain que le budget soit finalement voté et ne soit pas adopté par ordonnances. Mais, comme nous l’avons écrit à maintes reprises, cette incertitude permanente sur la fiscalité des œuvres d’art contribue toujours davantage à faire sortir des chefs-d’œuvre de notre pays sans que les musées puissent les acheter, faute de moyens.
Pour ceux qui souhaitent comprendre pourquoi cette imposition serait une catastrophe, nous renvoyons aux nombreux articles que nous avons déjà écrits et que l’on trouvera ici. Nous les avions résumés dans un courrier que nous avions envoyé à l’époque à tous les parlementaires. Nous le reprenons ici en l’adaptant à la situation d’aujourd’hui, en supprimant quelques paragraphes qui ne s’appliquent pas à l’amendement qui vient d’être voté, et en ajoutant des arguments que nous n’avions pas employés à l’époque.
1. Infaisabilité.
Avant de regarder les conséquences d’une imposition des œuvres d’art, il convient de se poser la question de sa faisabilité.
– Estimation des œuvres.
Comment estime-t-on correctement une œuvre unique qui n’est pas passée en vente depuis longtemps ? Même les experts ne tombent jamais juste, il suffit de regarder leurs estimations en vente publique. Telle œuvre ne se vendra pas, n’atteignant pas l’estimation basse, telle autre fera deux fois, parfois dix fois la valeur imaginée au départ. Se baser sur les valeurs d’assurance n’est possible que pour les œuvres assurées, et beaucoup ne le sont pas. Et cette valeur ne constitue qu’un accord pour un remboursement en cas de vol ou de destruction, forcément approximatif, aucunement une réelle valeur vénale par nature inconnue tant que l’œuvre n’a pas été vendue.
De plus, le prix d’une œuvre peut varier du simple au décuple, voire davantage, selon qu’elle se trouve chez un petit brocanteur de province ou un grand antiquaire londonien. Un objet d’art n’a pas de prix fixe. Comment, alors, demander aux propriétaires de faire une estimation, par nature aussi incertaine ? Comment demander aux contrôleurs du fisc, qui ne sont pas spécialistes dans ce domaine, de réussir ce que les experts eux-mêmes peinent à réaliser ?
Nous avons entendu certains expliquer que la même question se pose pour les biens immobiliers. Ce n’est évidemment pas vrai : il est beaucoup plus facile d’estimer un bien immobilier, car la variété est moins grande.
– Contrôles.
Comment les agents du budget pourront-ils contrôler l’application de cette taxe ? Nous avons déjà vu plus haut qu’il leur serait impossible d’estimer les objets. Comment pourront-ils savoir, même s’ils pouvaient pénétrer à l’intérieur des appartements, que tel meuble n’est pas uniquement un meuble d’usage mais une œuvre d’art, que tel tableau n’est pas une croûte mais une toile d’un maître important ? Comment les douanes pourront-elles efficacement empêcher l’exportation massive d’œuvres d’art, même de celles qui devraient donner lieu à un certificat, alors qu’il est si simple de leur faire passer les frontières européennes. Va-t-on rétablir des postes frontières partout pour l’empêcher ?
2. Inefficacité économique.
– Rendement fiscal.
Les rentrées d’argent seront extrêmement faibles, comme l’avait reconnu à l’époque (en 2012) l’un des promoteurs de cette idée, Christian Eckert (moins de 100 millions d’euros), les pertes fiscales induites seront, elles, bien plus considérables.
Le marché de l’art serait en effet touché de plein fouet par cette mesure. Or, ces galeries payent des impôts, des taxes, de la TVA… La baisse considérable de leur activité sera extrêmement pénalisante.
Ceci fera boule de neige auprès d’un grand nombre de métiers très dépendants du marché de l’art. Déjà touchés par la forte baisse du budget du ministère de la Culture, les restaurateurs, encadreurs, doreurs, ébénistes, marbriers, socleurs, tapissiers comptent encore davantage sur le privé (marchands et collectionneurs) pour travailler. Ils verraient au mieux leur activité diminuer, au pire seraient obligés de l’arrêter. Là encore, c’est de la TVA, des taxes, des impôts en moins. Où serait l’économie ? Le même raisonnement pourrait être tenu pour les assureurs, notamment ceux spécialisés dans les œuvres d’art.
En 2012, l’annonce de l’amendement avait suffi à délocaliser à Londres plusieurs ventes aux enchères prévues à Paris, les vendeurs ne voulant plus rien avoir à faire avec la France ? Imaginez le manque à gagner pour le trésor public de ces ventes annulées. Pense-t-on que Christie’s et Sotheby’s vont rester à Paris dans un environnement sinistré comme celui que créerait l’imposition des œuvres d’art ? Ils ont choisi Paris, ont contribué à l’amélioration du marché de l’art dans la capitale, demain ils n’hésiteront pas à partir pour Bruxelles. Le manque à gagner en taxes, en impôts, en TVA, serait considérable.
– Emploi.
Dans un rapport d’information provenant du Sénat, et consacré au marché de l’art, datant de 1996, on apprend qu’à cette date les effectifs des seules galeries d’art étaient de 21 000 personnes. Si l’on y ajoute ceux des sociétés de vente volontaire, des artisans d’art, des artistes et de toutes les professions dépendant de cette activité économique (pour ne rien dire des artistes vivants), on réalise que ce sont plusieurs dizaines de milliers d’emploi qui sont en cause. Des statistiques plus récentes étaient fournies (en 2012) par le Syndicat Nationale des Antiquaires, par ailleurs vent debout contre cette mesure : 50 000 emplois directs seraient concernés, et 80 000 emplois induits. Est-il raisonnable de mettre en œuvre une mesure peu rentable fiscalement (voire déficitaire) qui, de plus, menacerait des milliers d’emplois ?
3. Injustice fiscale.
On parle de justice fiscale à propos de cette mesure. C’est évidemment faux.
– Des biens improductifs.
Les œuvres d’art pendant toute la durée de leur conservation en collection privée, ne rapportent rien. Au contraire, elles coûtent puisqu’il faut les restaurer, les encadrer, les socler… (ce qui permet, on l’a dit, de faire travailler des artisans d’art). Elles peuvent, dans certains cas, mais certainement pas systématiquement, comme on l’a vu plus haut, rapporter de l’argent lorsqu’elles sont vendues. Mais elles constituent alors une source de rentrées fiscales pour l’État, comme elles le sont lorsqu’elles sont transmises dans un héritage. Il n’y a aucune justice économique à taxer leur simple possession (ce qu’aucun pays comparable à la France ne fait).
– Et les donateurs ?
De nombreux collectionneurs français ont donné des œuvres aux musées, pour des valeurs atteignant parfois plusieurs centaines de milliers, voire plusieurs millions d’euros. Est-il normal qu’ils soient désormais taxés sur les œuvres qu’ils conservent encore ? Est-ce juste ?
– Spéculations ?
Contrairement à ce que l’on peut croire, la plupart des collectionneurs ne sont pas des spéculateurs ; et ceux qui cherchent à le devenir courent un grand risque car la plupart des études à ce sujet montre que la rentabilité (hypothétique) est au mieux de quelques pour cent, bien inférieure à la plupart des autres placements. Un exemple simple le démontre : la BNP avait créé, dans les années 1980, un fonds d’investissement en œuvres d’art dont chacun pouvait acheter une part, l’objectif étant de les revendre à une date donnée. Or, le marché avait baissé, et les ventes ont eu lieu à perte.
La spéculation peut éventuellement concerner l’art contemporain, un marché fort différent de l’art ancien, mais où les risques de perte ne sont pas moins grands. Mais si l’on imagine un « spéculateur » achetant une œuvre l’année N pour la revendre l’année N + 1 avec une forte plus-value, celle-ci est imposée. Pas à 1 % : à 6,5 %. Bien au-delà donc de ce qui est prévu dans la loi. Les vrais spéculateurs, s’ils existent, sont donc déjà taxés. Et s’ils pratiquent régulièrement des achats et reventes, ils peuvent être déqualifiés comme marchands par le fisc…
4. Menaces sur le patrimoine et les musées.
– Conservation en France des œuvres d’art
Avant tout, il faut comprendre que des œuvres d’art conservées en France ont bien plus de chances de finir dans un musée, soit par don, soit par dation, soit même par achat car les conservateurs français ne peuvent suivre aussi bien le marché de l’art international que le marché français. Une grande partie des acquisitions des musées sont effectuées sur notre territoire.
Pour cette raison, le patrimoine national est constitué autant par les œuvres des collections publiques que par celles des collections privées. Une œuvre qui sort de France a fort peu de chances d’y revenir (et est d’ailleurs pénalisée par une TVA à l’importation).
Même si certains assujettis à l’impôt sur la fortune achetaient des œuvres d’art pour en diminuer le montant (ce qui reste à prouver car il est de toute façon préférable de mettre l’argent dans des placements qui rapportent plutôt que dans quelque chose de risqué qui ne rapporte rien pendant la durée de sa détention), il faudrait s’en féliciter car cela enrichirait le patrimoine national.
– Expositions dans les monuments historiques privés
Le nombre de monuments privés, meublés anciennement ou plus récemment avec des objets d’art, ce qui renforce leur caractère historique et leur intérêt pour le patrimoine national (et pour les touristes) est très important. Leurs propriétaires, souvent des passionnés qui se ruinent pour le conserver, devraient ainsi payer un impôt pour avoir seulement le droit de les posséder ?
– Exportations des œuvres d’art.
Les œuvres sortent de France, encore plus facilement que les personnes physiques. Cette menace n’est pas virtuelle. L’évocation seule de la mise en place de cet impôt, depuis plusieurs années, a déjà contribué à faire sortir de France de nombreuses collections qui se sont installées à Bruxelles et à Londres.
En 2012, en quelques jours, le nombre de demandes de certificat de sortie d’œuvres d’art avait explosé et le service des musées de France était totalement débordé ?
Imaginons donc que la mesure soit votée et que la France devienne le seul pays à taxer la possession d’œuvres d’art [1]. Il est certain que les exportations se multiplieraient encore davantage, appauvrissant sans remède le patrimoine français, les musées étant bien incapables d’acheter toutes les œuvres dont l’exportation serait refusée temporairement. Ce phénomène serait d’autant plus important que les seuils des trésors nationaux ont été fortement relevés (voir cet article) : beaucoup d’œuvres sortiraient sans même avoir besoin de ce précieux sésame, et les crédits d’acquisition ayant fortement baissés depuis 2011 (voir cet article), l’hémorragie serait d’autant plus importante.
– Donations aux musées.
Il faudra être décidément bien vertueux pour continuer à collectionner en France si l’on est taxé sur la simple possession de sa collection. Il faudra l’être encore davantage pour donner ou léguer ses œuvres d’art à la collectivité publique qui vous aura si mal traité. Or, les musées se sont formés en grande partie grâce à des dons ou à des legs, dont le montant global est sans commune mesure avec ce que l’on pourrait espérer tirer d’un tel impôt. Pour ne prendre qu’un seul exemple, la collection Lambert offerte en 2012 à l’Etat était valorisée à 90 millions d’euros ! La collection de Pierre Rosenberg, donnée au département des Hauts-de-Seine, à près de 30 millions, et nous pourrions multiplier les exemples.
– Prêts aux expositions.
En 1995, les collectionneurs particuliers ayant prêté des œuvres à l’exposition Passions privées au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris avaient, selon Le Figaro, fait l’objet d’un contrôle fiscal. On peut imaginer meilleure publicité pour inciter les collectionneurs à prêter aux musées. Or, la plupart des expositions d’art dans les musées bénéficient de prêts de collections privées. Il est évident que la taxation des œuvres d’art incitera ceux-ci à ne plus prêter (c’est déjà le cas de nombre d’entre eux, inquiets depuis longtemps d’une possible taxation). Les œuvres rentreront ainsi dans la clandestinité. Pour la même raison, il deviendra quasiment impossible de publier dans des ouvrages ou des revues savantes des œuvres inédites et appartenant au patrimoine privé. L’histoire de l’art en sera durablement touchée.
5. Le Rassemblement national se joint à la curée
Nous l’avons vu, parmi les députés ayant voté cet amendement, on trouve ceux du Rassemblement national, un parti qui prétend protéger le patrimoine. Ceux-ci affirment vouloir exclure de l’imposition les œuvres conservées depuis plus de dix ans, ce qui ne figure d’ailleurs pas dans l’amendement voté. Une usine à gaz impossible à mettre en place. Comment prouver la possession depuis plus de dix ans pour des œuvres depuis longtemps dans une famille, dont les preuves d’achat ne sont souvent pas conservées. À quel moment imposerait-on ? À l’achat, pendant dix ans, et le fisc rembourserait au bout de dix ans ? On voit l’absurdité de la chose.
Conclusion :
Tous ces arguments ont été, depuis plus de quarante ans, régulièrement rappelés à chaque fois qu’il était à nouveau question d’une inclusion des œuvres d’art dans l’impôt sur la fortune. Ils sont, alors que le marché de l’art français, depuis de nombreuses années et la baisse du marché anglais en raison du Brexit, se porte mieux, plus que jamais d’actualité. Quand les budgets d’acquisition des musées sont, depuis plus de dix ans, en forte baisse, l’encouragement des collectionneurs privés, futurs donateurs, est encore plus nécessaire qu’auparavant. Car au final, l’enrichissement du patrimoine public qui permet à ceux qui ne peuvent pas acheter d’œuvres d’art d’en profiter en visitant les musées est un acte d’équité. Comme nous le rappelions plus haut, en 1981, le parti communiste était opposé à cette mesure au nom de la défense du patrimoine. Il avait compris, comme François Mitterrand ou Lionel Jospin, que celui-ci n’est ni de droite, ni de gauche.