Versailles : plaidoyer pour un sauvetage

Voir aussi, sur ce même sujet, l’éditorial qui complète cet article.

1. La Chapelle royale de Versailles
Pères de l’Eglise, Apôtres, Evangélistes, Vertus
Photo : Didier Rykner
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Une superbe théorie d’Apôtres, Evangélistes, Pères de l’Eglise grecque et latine, figures de Vertus, se dresse tout autour de la chapelle royale de Versailles, au niveau des fenêtres hautes : vingt-huit statues de la main des meilleurs artistes actifs dans ces années 1707 et 1708 où elles virent le jour (ill. 1). Impressionnantes. Leur grande taille, 2m85 à 2m90, permet de les contempler même de loin.

La restauration plus que bienvenue de toutes les parties extérieures de cette magnifique chapelle, son toit, ses façades, ses vitraux, ses sculptures, va démarrer dès le début de l’année prochaine, grâce au généreux mécénat de la fondation Philanthropia. La presse s’en est fait l’écho. Notons à ce sujet les pages éloquentes de Geneviève Bresc-Bautier dans le numéro d’octobre de L’Objet d’Art. Ces travaux se feront sous la direction de l’architecte en chef des Monuments historiques, Frédéric Didier.

On sait qu’en 1876 et 1877, la restauration de ces statues avait été confiée à Aristide Croisy. Près d’un siècle et demi s’est écoulé depuis. Croisy s’était montré respectueux dans ses remplacements d’éléments défectueux, soucieux de ne pas trahir les originaux dégradés.

On ne pourrait en dire autant des 128 statues aux façades du château : celles de son corps central, de ses ailes et de la cour de marbre, que Napoléon Ier avait songé à détruire. Ces statues n’ont cessé jusqu’à nos jours de subir des réparations parfois malheureuses, mal comprises, irrespectueuses, voire des remplacements de statues entières. De magnifiques fragments originaux, jugés inutiles par certains restaurateurs, furent jetés parmi les gravats ; seuls quelques uns d’entre eux ont pu être retrouvés. Dans les temps anciens, on était en effet moins respectueux du passé [1]. En 1771, lorsque furent démolies les ailes des Offices, personne ne se soucia de sauver les douze statues qui surmontaient leurs portiques [2].

A Versailles comme ailleurs, l’altération de ces statues placées en extérieur est due à la pollution atmosphérique et aux intempéries, ou encore aux nitrates contenus dans les eaux qui se projettent à l’occasion des Grandes Eaux. Tous ces facteurs érodent les surfaces et modifient rapidement leur aspect. Ainsi la campagne de photos réalisées par Thierry Prat au début des années 1970, destinées à illustrer les études de François Souchal et de moi-même sur ces statues du château de Versailles [3], font aujourd’hui figure de documents susceptibles d’aider leurs restaurateurs, tant les œuvres se sont dégradées en moins de quarante ans.

Quelles solutions ont été pratiquées jusqu’à présent ? On en voit trois principales. Remplacer les statues entières par des copies dans le même matériau, le marbre ou la pierre Ou bien les restaurer et ne remplacer que les parties dégradées. Ou encore déposer les statues, en faire des moulages dans lesquels on coule un ciment spécial chargé de poudre de marbre ou de calcaire, ce qui permet de mettre à l’abri la statue originale, remplacée in situ par sa réplique rigoureuse.

La première solution a été souvent adoptée, rarement avec bonheur, dans les années 1900 et tout au long du siècle dernier et aujourd’hui encore. Trop souvent, on constate que de prétendues « répliques » d’originaux détériorés sont hélas de piètres sculptures, ou plus exactement des sculptures sans génie qui sentent beaucoup plus le temps où elles ont été réalisées que celui des originaux qu’elles sont censées reproduire. Elles sont en général bien sommaires et raides et, parfois, les copieurs ont été obligés d’inventer de nouveaux attributs les accompagnant, faute de documentation. Ainsi au palais du Luxembourg, les douze statues, huit Vertus entourant le dôme de l’entrée sur la rue de Vaugirard et quatre Muses sur la façade nord du palais, qui ont remplacé en 1907 et en 1910 les originaux datant de 1622 dus Guillaume Bertelot, sculpteur cher à Marie de Médicis et au cardinal de Richelieu, n’ont pas la qualité de ceux-ci. Il suffit pour s’en convaincre de les comparer aux moulages qui en furent réalisés en 1907, heureusement mis à l’abri tout récemment au Musée des Monuments français [4].

Les sculptures en pierre de Robert Le Lorrain à la façade de l’Hôtel de Soubise à Paris, datant de 1708, ont eu une fortune un peu différente, clairement exposée par Michèle Beaulieu, photos à l’appui [5]. Elles consistaient, entre autres, en quatre statues de Saisons, deux allégories féminines assises sur les rampants du fronton, la Gloire et la Magnificence, et quatre groupes d’Enfants, réparés en 1879. Elles ont été remplacées par les copies que nous voyons aujourd’hui, ou plutôt les copies datant de 1942 des premières copies faites en 1894-1895 dans une pierre de mauvaise qualité. Il y eut des moulages pris sur les originaux, originaux qui furent photographiés et que l’on pouvait encore voir en 1894 pour les Saisons, puis en 1943 pour la Gloire, la Magnificence et les Enfants. Originaux et moulages ont tous disparu. Comme déplorait M. Beaulieu, les statues actuelles reflètent l’art des années 1940, et nullement celui de Le Lorrain. Les Chevaux du Soleil sculptés par le même Le Lorrain aux Ecuries voisines de l’Hôtel de Rohan sont un magnifique exemple du talent frémissant de ce sculpteur, si différent des raides et conventionnelles statues en place à Soubise.


2. Copie de La Magnificence, 2007 (détail)
Photo : Françoise de la Moureyre
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Pour les 126 statues aux façades du château de Versailles, on a recouru aussi bien à la première qu’à la seconde solution. L’enquête au cas par cas menée par Béatrix Saule aidée de Corinne Thépaut dans son remarquable : Versailles décor sculpté extérieur, mis en ligne en 2005, permet de se faire une idée plus précise des diverses interventions. Les remplacements de statues endommagées par de nouvelles se sont encore faits tout dernièrement. Prenons un exemple : la statue de Gaspard Marsy, la Magnificence, qu’avait déjà restaurée Pascal Soullard en 1953. Parmi d’autres opérations, Soullard avait consolidé des morceaux détériorés de la tête ; ses interventions se voient sur la photographie de 2005 où la statue reflète encore le style de Marsy, malgré les restaurations de Soullard. Elle a été remplacée en 2007 par une nouvelle œuvre (ill. 2) reprenant la même iconographie, la même composition, et non dénuée de qualité en elle-même, mais bien marquée par son époque (la nôtre) et ne rappelant plus du tout la manière de Marsy.

Quand il en est encore temps, la solution à privilégier est évidemment la troisième : dépose et restauration de la statue originale, son moulage dans lequel on coule du ciment avec de la poudre de marbre ou de pierre, mise à l’abri de l’original remplacé in situ par une statue identique.


3. François Anguier (1604-1669)
Spes Gallica, 1660
Statue en pierre de Saint-Leu - 226 cm
Paris, Musée Carnavalet
Photo : Françoise de la Moureyre
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4. François Anguier (1604-1669)
Securitas Gallica, 1660
Statue en pierre de Saint-Leu - 226 cm
Paris, Musée Carnavalet
Photo : Françoise de la Moureyre
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C’est ce qu’il eut fallu faire pour les deux grandes statues que François Anguier, Spes Gallica, Securitas Gallica, (ill. 3 et 4) sculpta en 1660 en pierre de Saint-Leu pour l’arc de pierre de la Porte Saint-Antoine. Abritées en 1868, après une longue odyssée, au musée Carnavalet, on pouvait encore, il n’y a pas si longtemps, les y voir sous les arcades de la cour des Marchands drapiers, très belles malgré leur dégradation. Mais elles étaient devenues de vraies « éponges » sans consistance, et de ce fait il était impossible de les mouler, me dit avec regret il y a une dizaine d’années, Philippe Sorel, conservateur des sculptures de ce musée.


5. Philippe de Buyster (1595-1688)
Anges adolescents, 1661
Statues en pierre de Saint-Leu - 195 cm
Eglise du Val de Grâce, autrefois au dessus
de l’angle sud-est de la chapelle du Saint-Sacrement
Photo : Prat
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Que s’est-il passé à l’église du Val de Grâce ? On découvre aujourd’hui avec tristesse et stupeur la disparition des huit merveilleux Anges adolescents qui dansaient au-dessus de la chapelle du Saint Sacrement (ill. 5) ; en 1990, ils furent descendus et, nous a-t-on dit, abrités dans une crypte. Cette disparition fut suivie beaucoup plus récemment de celle des 16 jeunes Anges porteurs de torches, debout autour de la coupole de l’église (ill. 6 et 7). Tous ces Anges, adolescents et enfants, étaient dus au ciseau de Philippe de Buyster [6]. Un seul des jeunes Anges est montré à l’intérieur de l’église. Le service de l’Armée a-t-il songé à en prendre des moulages pour pouvoir les reproduire ? Il semble que ce soit encore possible.


6. Philippe de Buyster (1595-1688)
Jeune Ange portant une lampe enflammée, 1660
Statue en pierre de Saint-Leu - 225 cm
Eglise du Val de Grâce, autrefois autour du tambour du dôme
Photo : Prat
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7. Philippe de Buyster (1595-1688)
Jeune Ange portant une lampe enflammée (détail), 1660
Statue en pierre de Saint-Leu - 225 cm
Eglise du Val de Grâce, autrefois autour du tambour du dôme.
Photo : Prat
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Mais revenons aux statues de la Chapelle royale. Les notices du catalogue raisonné de Béatrix Saule sont accompagnées chacune de photographies prises à hauteur, dans lesquelles est apparente la déformation consciemment apportée par les sculpteurs aux statues destinées à être vues depuis le sol. Ces photos permettent de voir les statues en détail.

Faut-il attendre que la pollution les rende irrécupérables comme tant d’autres l’ont été par incurie ? Plutôt que les laisser là-haut après leur avoir fait subir de nouvelles restaurations, ne serait-il pas plus judicieux et urgent, tant qu’il en est encore temps, de les sauver ? Et pour cela, appliquer pour elles la politique de mécénat lancée avec tant de succès par l’Etablissement public de Versailles depuis 2009 pour les statues en marbre des jardins : « Adoptez une statue » ? Outre plusieurs bustes, plusieurs termes et des vases, ont été sauvés de nombreuses statues de la Grande Commande de 1674 et des œuvres aussi exceptionnelles que le célèbre groupe de la Grotte par Girardon et Regnaudin, Apollon servi par les nymphes, et les Chevaux du Soleil de Gilles Guérin et des Marsy (qui étaient en train de se fracturer, de se casser en deux !). Le coût de la restauration et de la copie n’est pas inabordable, car la réduction d’impôts de 66% rend l’opération de mécénat vraiment moins onéreuse. Avaient aussi été sauvés la Latone de Marsy, l’Enlèvement de Proserpine de Girardon, le Louis XIV à cheval du Bernin. Certes, pour les statues de la Chapelle royale, il faudra faire vite et trouver dès maintenant les mécènes disposés à parrainer l’opération. Mais quel magnifique sauvetage !


8. Jean-Baptiste Théodon (1645-1713)
Saint André, 1708
Statue en pierre de Tonnerre - 284 cm
Versailles, Chapelle royale
Photo : Didier Rykner
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9. Guillaume Coustou (1677-1746)
Saint Jérôme, 1708
Statue en pierre de Tonnerre - 287 cm
Versailles, Chapelle royale
Photo : Didier Rykner
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10. Guillaume Coustou (1677-1746)
Saint Augustin, 1708
Statue en pierre de Tonnerre - 286 cm
Versailles, Chapelle royale
Photo : Didier Rykner
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11. Corneille Van Clève (1645-1732)
Saint Marc, 1707
Statue en pierre de Tonnerre - 283 cm
Versailles, Chapelle royale
Photo : Didier Rykner
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Songeons que lorsque ces inestimables statues de la chapelle seront abritées, il sera loisible de contempler de près les Philippe le majeur et André de Jean-Baptiste Théodon (ill. 8) où souffle un esprit romain nouveau, les fougueux Jérôme et Augustin de Guillaume Coustou (ill. 9 et 10), les admirables Évangélistes de Corneille Van Clève (ill. 11 et 12), les nobles Simon et Thaddée de Jean-Louis Lemoyne, le fier Barnabé de Pierre Bourdict, les quatre Pères de l’Eglise, Grégoire et Ambroise, Basile et Athanase, de Pierre Lepautre et Jean Poultier (ill. 13 et 14) qui frémissent d’une sève déjà rocaille, les si élégantes Charité de Robert Le Lorrain et Foi de François Barrois …. Immenses artistes, proposés par Jules Hardouin-Mansart et stimulés par Robert de Cotte, ils ont su ici, au terme du grand règne, à l’aube d’une ère nouvelle, renouveler le langage de la sculpture portée à Versailles à son zénith.


12. Corneille Van Clève (1645-1732)
Saint Jean l’Évangéliste, 1707
Statue en pierre de Tonnerre - 283 cm
Versailles, Chapelle royale
Photo : Didier Rykner
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13. Pierre Lepautre (1659-1744)
Saint Grégoire et Saint Ambroise, 1708
Pierre de Tonnerre - 286 cm
Versailles, Chapelle royale
Photo : Didier Rykner
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14. Jean-Baptiste Poultier (1653-1719)
Saint Basile et Saint Athanase, 1708 - 276 cm
Versailles, Chapelle royale
Photo : Didier Rykner
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Saisir l’occasion de cette entreprise de restauration pour sauver ces admirables créations est un défi qu’il serait irresponsable de ne pas relever.

Et qu’un musée de l’œuvre soit enfin créé à Versailles où la place ne manque pas, rendre accessibles au public et aux amateurs tant de splendeurs ! Nous l’appelons de nos vœux.

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