Une Renaissance permanente ? Piazza della Signoria, de Michel-Ange à Nardella

La Piazza della Signoria est le lieu privilégié de l’histoire de Florence. Avec la Loggia dei Lanzi toute proche, l’Arengario en est le coeur architectural. Le David de Michel-Ange [1] y fut dressé en 1504 à l’issue d’une délibération célèbre à laquelle participèrent, pour ne citer qu’eux, Botticelli, Della Robbia, Sansovino, Lippi, les deux Sangallo, Le Pérugin et Léonard. Guère intimidé par cet épisode illustre, qui marqua pour toujours le destin artistique de la Piazza della Signoria, le maire de Florence, Dario Nardella, fit récemment installer sur l’Arengario, aux côtés du David, deux statues de cire biodégradable d’Urs Fischer : « Fabrizio e Francesco » (ill. 1), avec, leur faisant face, une troisième sculpture du même plasticien : la monumentale « Big clay#4 » (ill. 2 et 3). Les deux statues, d’une bonne tonne chacune, cachant des ampoules incandescentes, étaient destinées à fondre lentement en quelques semaines. Sans attendre si longtemps, brusquement, le 5 octobre 2017, l’un des deux cierges anthropomorphes s’est écroulé en manquant d’écraser des passants dans sa chute, comme le prouve un extrait de webcam visible sur Youtube . Sinistre présage, la statue effondrée était à l’effigie du commissaire de la Biennale des Antiquaires, impliqué, comme Nardella, dans cette nouvelle polémique sur le patrimoine florentin qu’il me faut à présent relater.


1. Urs Fischer (né en 1973)
Fabrizio e Francesco, 2017
Courtesy of the Artist
Photo : Mattia Marasco / MUS.E
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2. Urs Fischer (né en 1973)
Big Clay #4, 2013-2014
Foundation for Contemporary Art
“Victoria – The Art of Being Contemporary”
Courtesy of the Artist
Photo : Mattia Marasco / MUS.E
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Il est bon de rappeler que la base du David de Michel-Ange avait fait l’objet, à son époque, d’avis éclairés afin de garantir la stabilité du colosse. L’oeuvre d’Urs Fischer n’a visiblement pas bénéficié du même zèle technique qu’au XVIe siècle. La Mairie de Florence s’emploie maladroitement à s’en disculper. En attendant, pour conjurer tout risque, « Fabrizio e Francesco » ont été promptement dégagés de l’Arengario. Avant ce fâcheux épisode, Nardella était très fier de tenir tête aux nombreux détracteurs florentins ou non - selon lui systématiquement hostiles à l’art contemporain - qui s’étaient permis d’observer que les œuvres de Fischer, fort encombrantes, nuisaient trop à la perspective de la Piazza della Signoria pour y demeurer. Dans son combat, le maire de Florence pouvait et peut encore compter sur l’alliance des deux personnages officiels fort opportunément effigiés par Fischer dans ses bougies à forme humaine : le commissaire de la Biennale des Antiquaires, Fabrizio Moretti, et Francesco Bonami, curateur de l’exposition et mécène. En vérité, ce n’est pas la flagornerie d’un artiste envers ses protecteurs qui est à l’origine du scandale, mais bien la troisième œuvre de l’exposition, la bien nommée « Big clay#4 » ou « Grande glaise#4 » (immédiatement surnommée « Big poo » par de malicieux amateurs de métaphores fécales).

Contrairement à « Fabrizio e Francesco », la « Big clay#4 » reste en place avec ses 12 mètres d’aluminium crânement dressés entre la Loggia dei Lanzi et l’Arengario. Elle s’appelle ainsi car Fischer s’est contenté de faire reproduire à très grande échelle quelques bouts de glaise pétrie, comme une monstrueuse pâte à modeler tombée des poignes de King Kong. Après une première exposition à New York où l’œuvre semblait écrasée entre les buildings de Manhattan, « Big clay#4 » prend une revanche à Florence en écrasant de sa taille les œuvres de la Renaissance visibles sur la Piazza Signoria. D’où les protestations immédiates des florentins et des associations de sauvegarde du patrimoine, Italia Nostra en tête, contre une faute manifeste de localisation qui ruine la place, déjà défigurée par les échafaudages de la Fontaine de Neptune en restauration.

3. Urs Fischer (né en 1973)
Big Clay #4, 2013-2014
sur la Piazza della Signoria à Florence
Foundation for Contemporary Art
“Victoria – The Art of Being Contemporary”
Photo : Didier Rykner
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Insensible depuis toujours aux critiques, le maire de Florence a tenu un discours bien rôdé, que voici mot pour mot : « Ce projet (l’installation de « Big clay#4 ») est ambitieux… il veut promouvoir l’alliance de l’art contemporain et du passé. Urs Fischer est l’un des plus grands artistes vivants, nous l’hébergeons pour honorer notre cité qui a toujours été la capitale du monde quand elle était contemporaine, et tout art est contemporain quand il est créé et montré au monde entier. Nous poursuivons avec ténacité ce projet de conjugaison de l’art contemporain avec la Renaissance, parce que nous pensons que Florence est en train de vivre aujourd’hui sa Renaissance, Florence renaît chaque jour grâce à l’art. J’éprouve de l’émotion mais je suis prêt au débat et aux polémiques, je sais qu’il y en aura, car l’art quand il est grand fait toujours discuter. Nous partons de ce projet pour une confrontation entre l’art d’hier et celui d’aujourd’hui et je crois que le devoir des hommes politiques est de créer avec courage les conditions pour que les artistes puissent lancer leur propre message, parce que la liberté artistique est fondamentale. Piazza Signoria se présente encore une fois telle une agora, et nous ne commettons aucune dégradation mais nous créons de l’espace pour l’art et la discussion … je crois que l’art peut ne pas plaire et peut être critiqué, mais quand une société pense pouvoir se passer d’émotions, elle s’appauvrit. Nous avons besoin de partager les émotions, elles font toujours du bien. Nous ne sommes pas seulement le musée moisi de notre passé, dont nous ne devons pas être esclaves. » [2].

Dans son obsession de ne pas passer pour « esclave du passé », Nardella est à l’image de bien des politiciens de métier, songeons à Mme Hidalgo [3] et autres responsables français [4], que le patrimoine dérange comme une incommodité, un boulet, une entrave à leur pouvoir. Mais au-delà des généreux poncifs qu’il nous sert (« tout art est contemporain etc. »), quelles sont les motivations du maire de Florence ?

Nardella place l’émotion au sommet de ses arguments, comme le fit en d’autres temps l’inénarrable Matteo Renzi. Pour ces grands émotifs, l’art a la double fonction d’émouvoir les masses et d’attirer les touristes. Si l’art fait aussi discuter, cependant la discussion n’en est pas le but principal, puisqu’elle naît des polémiques suscitées par ceux qui s’obstinent, précisément, à ne pas borner l’art à l’émotion et au tourisme, pour mieux le rendre à la culture, au patrimoine, à l’histoire, bref, selon Nardella, à la « moisissure » muséale. Car, comme la majorité des responsables politiques, Nardella ignore tout de l’histoire de l’art. Elle ne fait pas partie de sa conception, qui rime avec commerce, mode, actualité. C’est pourquoi son propos, dans un court-circuit perpétuel, veut rajeunir le passé, moderniser l’impérissable, remettre au goût du jour la saveur du temps, au besoin par le scandale et la provocation, en appelant à une nouvelle Renaissance contre les musées où cette Renaissance se laisse admirer.

Dans la démonstration incertaine de Nardella, « Big Clay#4 » serait donc censée faire renaître Florence et revenir sa Renaissance par une rencontre spectaculaire entre Fischer, un des plus grands artistes vivants (sic), et Michel-Ange ou Bandinelli. Faut-il en déduire que critiquer l’occupation de la place publique par « Big Clay#4 », comme le fait Italia Nostra, en raison de sa localisation - et non de son esthétique - remettrait la liberté artistique de Fischer en cause ? Nullement, bien sûr. C’est pourtant ce que Nardella voudrait sérieusement nous faire croire. Que l’art contemporain ait systématiquement un message révolutionnaire à défendre, tient là encore du marketing le plus éculé. Personne n’en a informé Nardella, mais, plasticien « performeur » [5] plus qu’artiste, héritier brouilllon du mouvement Fluxus, imitateur blasé de vrais novateurs comme Claes Oldenbourg, Urs Fischer serait plutôt un rentier suisse vivant à New York. Or, pourquoi Nardella s’est-il ingénié à augmenter ses rentes par une si extraordinaire publicité ?

En effet, l’exposition de « Big Clay#4 » n’a rien rapporté aux caisses de la mairie de Florence. Elle n’a fait l’objet d’aucun débat préalable, quoiqu’un espace public, la plus belle place florentine, soit ici occupé à titre gracieux depuis des mois. D’où le soupçon de préjudice financier, avancé par le critique d’art Philippe Daverio [6], qui pèse sur cette édition de In Florence à la gloire de Fischer.

Telle est la substance réelle du scandale florentin, qui n’oppose donc pas d’odieux détracteurs de l’art contemporain à un maire moderniste, mais soumet à la vigilance publique une opération approximative et arbitraire, menée sans transparence, au mépris de la protection des sites. Et pour cause. La mairie de Florence n’est plus vraiment dotée d’assesseur à la culture en mesure de soumettre un projet au débat collectif. En matière de politique culturelle, tout à Florence est décidé par MUS.E (acronyme de Musei eventi), société participative de la mairie, donc soumise à Nardella en personne, alors que la direction dite culturelle du Palazzo Vecchio (Direzione cultura e sport) n’a servi que de chambre d’enregistrement dans cette affaire. Comme on pouvait s’y attendre, beaucoup protestent sur les réseaux sociaux et dans les médias, malgré les envolées ridicules de MUS.E en faveur du « duel thématique et formel entre géants, entre le néo-classicisme et l’art informe, entre l’ancien et le moderne, entre les images hors du temps de Bandinelli, Cellini et Jean de Bologne et celle sans forme - et précisément pour cela avec plus d’images - d’Urs Fischer » [7].

Parmi les nombreuses protestations élevées, celles de Mariarita Signorini, présidente régionale d’Italia Nostra (que je remercie pour l’entrevue accordée), sont les plus concises [8] ; celles du mouvement 5 Stelle et du Groupe Mixte au Conseil communal sont les plus instructives. Dans un communiqué aussi bref qu’incisif, la présidente Signorini pose le problème de fond en s’interrogeant sur l’autorisation qui a permis d’exposer « une œuvre contemporaine dont les dimensions sont, de toute évidence, incompatibles avec le contexte ; la perspective de la Loggia dei Lanzi et des Offices apparaissent compromises par l’énorme sculpture » [9]. Dans son interrogation, Silvia Noferi, représentante des 5 Stelle, a mis le Conseil communal face à ses contradictions : comment a-t-il pu enfreindre sa propre motion n° 190, approuvée le 26 juin 2017, sur la sauvegarde des « coni e assi visivi », des cônes et des axes de vision de la Piazza della Signoria, en y autorisant l’exposition d’un monument de 12 mètres ? Quant à Miriam Amato, du Groupe mixte, sa question urgente au maire Nardella portait sur la quantification exacte du manque à gagner pour l’occupation gratuite du sol public, et sur l’éventuel déplacement de « Big Clay#4 » au parc des Cascine, souhaité par les Florentins. Mais les réponses génériques, produites par la Mairie, ont éludé tous ces problèmes.

Une fois de plus, la volonté hasardeuse d’un chef politique sans véritable projet culturel réfléchi ni concerté, aura nui à l’art ancien autant qu’à l’art contemporain, car Fischer, stigmatisé par cet échec, n’exposera probablement plus jamais dans la ville de Michel-Ange. En utilisant le patrimoine comme faire valoir de ses coups médiatiques, Nardella vient non seulement de bafouer le respect dû à sa cité, mais de discréditer les annonces répétées de Renaissance permanente qui retentissent vainement à Florence.

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