Une « boîte dans la boîte » : le triste destin de l’église du Noviciat des Jésuites à Nancy

1. Façade du Noviciat des Jésuites à Nancy (état actuel)
Photo : Didier Rykner
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Les menaces qui pèsent à Nancy sur les restes de l’église du Noviciat des Jésuites constituent un témoignage éloquent des dérives de la protection du patrimoine en France abandonnée par le ministère de la Culture, délaissée par les élus locaux eux-même sensibles à la pression des intérêts particuliers. Il s’agit en effet, aussi incroyable que cela puisse paraître, de la révision d’un site patrimonial remarquable qui rend constructible un endroit qui était protégé, pour permettre à un promoteur immobilier d’y construire les logements qu’il souhaite.

Un peu d’histoire tout d’abord pour rappeler ce qu’était le Noviciat des Jésuites de Nancy [1] dont la façade est encore visible rue Saint-Dizier (ill. 1). Lieu de formation des Jésuites, sa construction commença par l’église, en 1602, pour se poursuivre jusqu’en 1605 par le couvent attenant. L’église fut consacrée le 4 septembre 1605. En 1762, la compagnie des Jésuites est supprimée en France, mais put rester jusqu’en 1768 en Lorraine grâce à la protection de Stanislas. En 1770, l’édifice est racheté par la ville de Nancy et devient église paroissiale. Les chapelles latérales sont supprimées ce qui permet la création de deux bas-côtés. Le couvent lui-même subit différentes affectations, avant de devenir un orphelinat en 1798. Quant à l’église, elle tombe progressivement en ruine et sa toiture s’effondre en 1869.


2. Façade de l’église du Noviciat des Jésuites, vers 1768
Nancy, bibliothèque municipale
Encre et crayon graphite
Photo : Bibliothèque municipale de Nancy
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3. France, vers 1766
Décoration de l’église des Jésuites de Nancy pour le service solemnel
de Monseigneur le Dauphin 7 février 1766
Eau forte
Nancy, bibliothèque municipale
Photo : Bibliothèque municipale de Nancy
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Comme on peut le lire une nouvelle fois dans le rapport de l’INRAP cité note 1, « l’église était de type basilical et obéit à un plan en croix latine à chevet plat ». L’importance du monument pour l’histoire de Nancy est évidente : dans une des quatre chapelles privées érigées à l’extrémité de la nef reposaient les cœurs des ducs de Lorraine. On dispose d’un dessin de la façade (ill. 2), et d’une vue gravée de l’intérieur de l’édifice en 1766 (ill. 3), soit peu avant qu’il doive être abandonné par les Jésuites.


4. Intérieur de l’ancienne église du Noviciat des Jésuites de Nancy
Vue sur le haut de la nef, prise
du bas-côté gauche
(voir sur l’ill. 7 la flèche 4 indiquant le point de vue)
Photo : DR PFD 2019
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5. Intérieur de l’ancienne église du Noviciat des Jésuites de Nancy
Vue du bas-côté gauche
(voir sur l’ill. 7 la flèche 5 indiquant le point de vue)
Photo : DR PFD 2019
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Que reste-t-il de cette église ? Nous nous sommes rendu sur place mais n’avons pas pu entrer à l’intérieur. En revanche, nous avons pu lire le rapport d’archéologie du bâti que l’INRAP lui a consacré et nous disposons d’une campagne photographique très complète effectuée par Madame Pascale Debert [2] qui nous a aimablement autorisé à les utiliser. Cela nous suffit pour être édifiés : contrairement à ce que nous pouvions penser, la structure du monument que nous imaginions totalement écroulée est encore en partie conservée (ill. 4 à 6), et très évocatrice de ce que ce bâtiment insigne était au XVIIIe siècle. De plus, des traces parfois bien conservées de peintures murales décoratives ont été retrouvées (ill. 8).


6. Intérieur de l’ancienne église du Noviciat des Jésuites de Nancy
Vue sur la chapelle du bas-côté droit, du côté de la façade
(voir sur l’ill. 7 la flèche 4 indiquant le point de vue)
Photo : DR PFD 2019
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7. Plan général du bâti encore en élévation
Nous avons ajouté les point de vue des illustrations
© F. Verdelet, Inrap
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8. Décor conservé sur un des arcs de la nef de l’ancienne église du Noviciat des Jésuites de Nancy
Photo : DR PFD 2019
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Or, il est prévu de construire à cet emplacement, en créant - selon le mot de l’architecte des bâtiments de France - une « boîte dans la boîte », qui conserverait les éléments subsistants. Comme nous nous étonnions de l’accord donné par cette architecte, celle-ci nous a demandé si nous ne faisions pas confiance au « génie de l’architecte », en l’occurrence l’architecte en chef des monuments historiques Pierre-Yves Caillaut. Le rôle d’un architecte des bâtiments de France est-il de donner l’autorisation (fût-ce avec des prescriptions) à un promoteur, et celui d’un architecte de construire un immeuble d’habitation sur les restes assez bien conservés d’une église des XVIIe et XVIIIe siècles, en faisant confiance au « génie de l’architecte » qui, sur les interventions que nous avons pu voir de lui, n’a jamais à notre avis fait preuve de « génie » ? Un architecte des bâtiments de France n’a-t-il pas d’abord pour rôle de protéger le patrimoine en empêchant qu’il soit livré à la promotion immobilière ? Poser la question, c’est un peu y répondre.

Nous avons également contacté le promoteur, Monsieur Larrère, qui nous a affirmé que le Groupe CIR, qu’il préside, existe depuis 33 ans et qu’il « réhabilite les immeubles historiques, notamment en centre-ville, avec un parfait respect ». Celui-ci a néanmoins refusé de nous communiquer le projet qu’il prévoit à cet emplacement, et pour lequel il a déposé une demande de permis de construire. Nous ne voyons pourtant pas ce qu’il a à craindre si son projet « respecte parfaitement » l’église du Noviciat des Jésuites. Nous ne faisons aucun procès d’intention, et nous avons bien compris ce qu’il nous a dit, notamment qu’il intervenait deux fois par an à l’École de Chaillot qui forme les architectes spécialisés et qu’il était très respectueux du patrimoine, qu’il met en valeur. Mais il ne nous fera pas croire qu’en construisant dans cette ancienne église, il la respectera.
La vérité est que personne, même pas un promoteur respectueux ni un architecte génial, ne peut construire sans dommages un immeuble moderne dans un monument historique. On nous objectera que cette ancienne église n’est pas un monument historique (à l’exception de sa façade). Et non, elle n’en avait pas besoin jusqu’à présent puisqu’elle était protégée par le Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur. Mais ce PSMV a été révisé au début de l’année 2020, et très curieusement, ce qui était jusqu’à aujourd’hui inconstructible, est devenu constructible (ill. 9 et 10). Voilà qui est tout de même très pratique.


9. Protection de l’ancien PSMV sur les vestiges de la chapelle (entouré de rouge)
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10. Comparaison entre la protection avec l’ancien PSMV et le nouveau PSMV avec l’emprise des constructions autorisées
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La comparaison entre le PSMV avant modification, et après, est édifiante. Non seulement, il sera impossible de retrouver les volumes de l’ancienne église, mais l’emprise des constructions prévues se fera sur l’intégralité du chœur et du transept et sur une partie de la nef (ill. 11). Or l’étude archéologique précise clairement que l’édifice « n’a pu faire l’objet de recherches archéologiques qu’au rez-de-chaussée de sa moitié occidentale, l’autre moitié (transept et chœur) ou les élévations internes étant inaccessibles pour diverses raisons (délabrement trop avancé, planchers instables, pollution) ». Une grande partie, non étudiée, sera condamnée. Quant aux parties sauvegardées, elle n’auront plus aucun sens et seront très difficilement lisibles puisqu’elles ne serviront plus que de « boîte » entourant une autre « boîte ». Avec génie, il est vrai…


11. Vu vers l’ancien transept et l’ancien chœur de l’église du Noviciat des Jésuites de Nancy
qui n’ont pas pu faire l’objet d’un diagnostic archéologique
(voir sur l’ill. 7 la flèche 11 indiquant le point de vue)
Photo : © Inrap, P. Pernot ; n° 449 068 diathèque SRA de Lorraine
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Pourtant, les projets ne manquent pas pour ce bâtiment, qui pourrait être réhabilité et restauré en respectant sa structure d’origine. Françoise Hervé, qui était alors adjointe au patrimoine de Laurent Hénart, souhaitait y installer un centre d’interprétation du secteur sauvegardé. Monsieur Larrère - il nous l’a confirmé - avait accepté de céder le monument pour un euro symbolique à la Ville de Nancy. Le promoteur (qui a par ailleurs transformé le couvent en habitations) nous a dit avoir renoncé après que Laurent Hénart, alors maire, lui a affirmé qu’il n’était pas question que la Ville mette de l’argent dans cette opération, ce qui nous a été confirmé par Françoise Hervé. Nous avons interrogé l’ancien maire de Nancy. Il s’est défaussé sur la métropole : « Je crois que la métropole avait décidé d’intégrer ce projet [la maison du secteur sauvegardé] à celui du Centre d’interprétation de l’architecture et du patrimoine prévu dans les écuries du Palais ducal. Il n’y avait donc pas d’accord sur le site ».
L’église du Noviciat des Jésuites a donc été sacrifiée, par le refus de la Ville de le reprendre et de le restaurer, et par l’évolution si pratique du PSMV autorisant la construction d’un immeuble sur ses vestiges.


12. L’église Saint-Sébastien de Nancy dans l’ancien quartier détruit de Saint-Sébastien
avec son environnement de tours d’habitation
Photo : Didier Rykner
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La nouvelle mairie, malgré nos nombreuses relances, ne nous a jamais répondu (tout en nous disant qu’elle allait le faire). C’est vers elle que se tournent désormais tous les regards puisqu’une nouvelle fois le ministère est totalement aux abonnés absents. Il faut refuser le permis de construire et reprendre cette idée d’une réhabilitation de l’édifice en en faisant soit un centre d’interprétation du secteur sauvegardé (une association est prête à s’en charger), soit toute autre usage culturel. Nancy a déjà beaucoup trop souffert du vandalisme dans le passé (la destruction du quartier Saint-Sébastien (ill. 12) n’en est qu’un exemple) et même toujours aujourd’hui avec le Grand Nancy Thermal en cours de construction et dont nous souhaitons parler également. La nouvelle municipalité s’honorerait en réparant les erreurs de la précédente. Quant au ministère de la Culture…

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