Un tableau exceptionnel de Nicolas Poussin

Cet article, écrit par Pierre-Yves Kairis, qui a retrouvé le tableau de Nicolas Poussin, La Mort de la Vierge, est paru en néerlandais, en 2006, sous le titre « Een uitzonderlijk schilderij ! », dans Monumenten, Landschappen en Archeologie, t. 25, n° 5, 2006, p. 21-31.
Il nous est apparu très intéressant de le proposer pour la première fois en français, et nous remercions Pierre-Yves Kairis de nous avoir autorisé à le publier.

Importance du tableau

Le nom du peintre français Nicolas Poussin (1594-1665) n’est pas nécessairement familier aux oreilles de nos compatriotes [1]. Pour certains, il n’est connu que comme l’antithèse de Rubens, auquel il a souvent été opposé à partir de la fin du XVIIe siècle. Poussin est souvent présenté comme le peintre du dessin par excellence, tandis que Rubens fait quant à lui figure de grand maître de la couleur. Mais en schématisant quelque peu on peut considérer que Poussin occupe dans l’imaginaire des Français la place dévolue à Rubens dans celui des Belges.
Le paradoxe, dans le cas de Poussin, c’est que ce grand maître a accompli la quasi-totalité de sa carrière en Italie. À l’évidence, il s’agit autant d’un peintre romain que d’un peintre français. Né aux Andelys, le jeune Normand serait arrivé assez tardivement à la peinture, après des humanités effectuées à Rouen. On connaît peu de choses de ses premières formations. Mais on sait qu’à Paris, au début des années 1620, il travaille pour des clients importants, ce qui induit un talent bien affirmé.
Il quitte la France à la fin de l’année 1623 et se rend à Rome, où il arrive au printemps 1624. Après quelques débuts difficiles, il bénéficie d’appuis importants, en particulier du collectionneur Cassiano dal Pozzo et de son maître, le cardinal-neveu Francesco Barberini. Ce sont manifestement les deux tableaux peints pour ce dernier, le Sac de Rome et la Mort de Germanicus, qui vont décider de la suite de sa carrière en le propulsant au premier plan du paysage artistique romain : il devient une personnalité de tout premier plan. Il exercera en particulier une influence énorme sur les jeunes peintres français venus parfaire leur formation dans la capitale de la chrétienté.
On conserve environ deux cents tableaux de sa main. Mais, jusqu’à la récente réapparition de la Mort de la Vierge, aucune peinture antérieure à son arrivée à Rome n’était répertoriée avec certitude. Or, Poussin était loin d’être un jeune homme quand il s’est rendu en Italie : il avait pratiquement trente ans. Qu’avait-il peint auparavant ? Cette énigme a longtemps interpellé les spécialistes de la peinture française.
On ne pouvait imaginer les prémisses de la production du maître qu’à travers les témoignages indirects qu’il en a laissés. À la fin de son existence, Poussin a relaté à son beau-frère les souvenirs de sa carrière. Ces mémoires ont été rendus accessibles aux premiers biographes de l’artiste, singulièrement Giovan Pietro Bellori. Dans sa Vita de Poussin, cet auteur ne cite nommément qu’un seul tableau peint avant l’arrivée à Rome : la Mort de la Vierge de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Ce tableau, disparu depuis l’époque impériale, n’a cessé d’intriguer les historiens d’art, puisqu’il s’agissait du seul témoin sûr de l’activité de jeunesse d’un peintre que l’Italie allait transfigurer. C’est ce tableau capital qui a été repéré il y a quelques années en l’église Saint-Pancrace de Sterrebeek [2].

Historique

1. François Ragot
Portrait de Jean-François de Gondi
Burin
Paris, Bibliothèque nationale de France
Photo : BnF, Paris.
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L’histoire ancienne du tableau est bien connue. Sa genèse est liée à l’érection de Paris au rang d’archevêché. Jusqu’au XVIIe siècle, l’évêché de Paris relevait de l’archevêché de Sens. Le pape Grégoire XV mit fin à cette situation et il éleva Paris au rang d’archevêché. La décision officielle fut prise le 20 octobre 1622, sede vacante ; l’évêque de Paris, Henri de Gondi, était en effet décédé deux mois plus tôt. Son frère et coadjuteur, Jean-François (1584-1654), fut bientôt désigné comme son successeur et il devint de la sorte le premier archevêque de Paris (ill. 1). C’est lui qui commanda le tableau à Poussin, en ex-voto à sa désignation. Il rendait ainsi hommage à la sainte patronne de la cathédrale et du nouvel archidiocèse. La date du tableau peut être assez précisément située. Il a été peint entre la désignation de Jean-François de Gondi, le 14 novembre 1622 (et peut-être même après son sacre du 19 février 1623), et le départ du peintre pour l’Italie à la fin de 1623. Il fut aussitôt placé dans la chapelle Saint-Rigobert de la famille de Gondi, chapelle axiale du déambulatoire de la cathédrale.
Par les guides anciens de Paris, il est possible de suivre les pérégrinations de la toile au sein de la cathédrale. Elle est en effet déménagée à diverses reprises de chapelle en chapelle. C’est sans doute lors d’une de ces circonstances qu’elle a été découpée sur les divers côtés afin d’être adaptée à une nouvelle destination. En 1793, elle est saisie, comme de nombreux objets de la cathédrale. Elle est transportée au Dépôt national des Monuments français, dans l’ancien couvent des Petits-Augustins. C’est là qu’elle aurait fait l’objet d’un traitement par les soins de François Hacquin, célèbre rentoileur de l’époque.

Jusqu’au milieu du XXe siècle, on ignorait tout de ce qu’il advint ensuite du tableau : sa piste s’est perdue, lors de son transfert dans les réserves du Louvre. En 1958, Jacques Thuillier, grand spécialiste du peintre, a trouvé dans les Archives nationales de France la trace de l’envoi du tableau au Musée du département de la Dyle à Bruxelles, l’un des quinze musées de province créés par Bonaparte pour désengorger le Louvre. Le tableau fit partie du premier envoi au Musée de Bruxelles, à la fin de l’année 1802. Dès la réception du tableau, le nom Poussin fut remis en cause et la Mort de la Vierge passa pour une copie du maître. Loin de Paris, l’histoire du tableau s’est oubliée et le caractère atypique d’une œuvre de jeunesse n’incitait pas à y voir un original. La toile apparaissait dès lors comme une œuvre secondaire au sein d’un musée bruxellois dont les responsables ne juraient que par les grands maîtres baroques anversois. Ainsi, quelques semaines à peine après son entrée au Musée, elle fut sélectionnée pour faire l’objet d’une restauration. En réalité, elle a été retenue uniquement pour jauger les capacités d’un candidat restaurateur nommé Sterstradens. Le fait que celui-ci n’ait finalement pas reçu la totalité de la somme initialement convenue et qu’il n’ait plus été requis par le Musée dans la suite permet évidemment de douter de la qualité du travail réalisé.
Le tableau est cité par les différents catalogues du Musée jusqu’en 1814. Il est également mentionné deux ans plus tard dans une liste de tableaux réclamés par le roi Louis XVIII [3]. Il a manifestement disparu peu après car il n’est plus cité dans aucun catalogue ultérieur. Les circonstances de sa disparition restent mystérieuses. On sait que le Musée de Bruxelles a vendu, dans les années 1830, de nombreux tableaux jugés secondaires ; on ne sait si celui de Poussin fit partie du lot.

À ce jour, la manière dont le tableau a abouti à l’église de Sterrebeek n’a pas encore été élucidée. Les archives de l’église n’apportent malheureusement aucune précision à ce propos. L’église a été rebâtie en 1829 grâce à la libéralité du roi Guillaume Ier des Pays-Bas. Cette intervention a sans doute été appuyée par l’industriel Daniel-Patrice-Joseph Hennessy, membre du Conseil de la Régence de Bruxelles et propriétaire du château de Sterrebeek. Or, Hennessy était justement, dans les années 1820, l’un des conservateurs du Musée de Bruxelles ; il est tentant de lui imputer un rôle dans la dévolution du tableau à l’église de Sterrebeek [4]. En tout cas, le tableau avait déjà disparu du Musée de Bruxelles avant 1821 – il n’est en effet plus mentionné dans le catalogue de cette année-là. Un registre de la cure de l’église de Sterrebeek nous apprend qu’en 1820 un tableau représentant l’Ascension s’est fracassé sur le sol et qu’il fut remplacé par une peinture de mêmes dimensions. La coïncidence de date permet de se demander si ce n’est pas en cette circonstance que le Musée de Bruxelles aurait cédé son tableau à l’église. Mais ceci n’est que pure conjecture.
Il n’est du reste pas certain que le tableau ait quitté le Musée de Bruxelles pour rejoindre directement l’église de Sterrebeek [5]. La plus ancienne mention sûre du tableau à cet endroit remonte seulement à 1926. Il est en effet mentionné cette année-là dans une monographie sur le village sous le titre de Mort de sainte Monique [6]. Cet intitulé est intéressant dans la mesure où il fait écho à la présence perturbatrice de l’archevêque de Gondi au chevet de la Vierge ; le personnage a été confondu avec la figure de saint Augustin assistant à l’agonie de sa mère.

Etapes de sa redécouverte

C. P. Gueffier, dans sa Description historique des curiosités de l’Eglise de Paris de 1763, est le premier auteur à relever la grande particularité iconographique de cette Mort de la Vierge : la présence, au côté des apôtres venus assister au trépas de la mère du Christ, du donneur d’ordre, l’archevêque de Gondi.
Un exemplaire de l’ouvrage de Gueffier aujourd’hui conservé à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris est annoté de petits dessins. Le volume a appartenu au graveur Gabriel de Saint-Aubin, qui avait l’heureuse habitude d’illustrer ses livres de dessins de ce type. Dans la marge de la notice dévolue au tableau de Poussin, Saint-Aubin a réalisé, le 26 décembre 1771, un petit dessin très flou - il a moins de 3 cm de haut - dans lequel on devine la présence de l’archevêque au premier plan à droite, ainsi que Gueffier l’a décrit (ill. 2).
Le catalogue du Musée de Bruxelles publié en 1809 offre à son tour un jalon particulièrement précieux, car il fournit une première description de l’œuvre : « Les Disciples entourent le lit sur lequel la Vierge, mourante, est exposée. Les différences d’attitudes et d’expressions de ces saints personnages, se réunissent toutes pour exprimer un même sentiment de douleur et de regrets. Deux Anges paraissent dans le haut. Le fond représente un vaste espace qui, s’élevant en voûte, reçoit son jour par une arcade à l’entrée. »


2. Gabriel de Saint-Aubin (1724-1780)
Dessin de la Mort de la Vierge de Poussin
en marge d’un exemplaire de l’ouvrage de
C. P. Gueffier, Description historique des curiosités
de l’église de Paris
, p. 159
Paris, Bibliothèque historique de la Ville de Paris
Photo : G. Leyris, Orsay.
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5. Nicolas Poussin (1594-1665)
Mort de la Vierge
Plume et aquarelle - 39 x 31,4 cm
Hovingham Hall, collection Sir Marcus Worsley
Photo : D. R.
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Sur la base de cette description du catalogue de 1809, de celle donnée par Gueffier en 1763 et du dessin de Saint-Aubin, Anthony Blunt a eu la lumineuse intuition de rapprocher du tableau disparu une aquarelle conservée au manoir d’Hovingham Hall, dans le Yorkshire (ill. 3). L’attribution de cette pièce, très différente des dessins authentiques de Poussin, a été longuement discutée. Le dessin a cependant été publié à de multiples reprises, suscitant l’espoir d’une réapparition du tableau. Ainsi en septembre 1960, en pleine effervescence de la grande exposition Poussin présentée à Paris, un appel a-t-il été lancé à travers la revue d’art L’Œil afin d’attirer l’attention du public belge et des touristes de passage dans notre pays « une œuvre qui compte parmi les plus importantes de l’art français ».


4. Jean-Luc Elias, photographe de l’IRPA,
prenant un cliché du tableau à l’église de Sterrebeek
en novembre 1999
Photo : Pierre-Yves Kairis
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5. Nicolas Poussin (1594-1665)
Mort de la Vierge
État en 1975
Huile sur toile - 203 x 138 cm
Sterrebeek, église Saint-Pancrace
Photo : IRPA-KIK, Bruxelles
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Sa trace n’a été retrouvée qu’au cours de l’année 1999 en l’église de Sterrebeek, dans le Brabant flamand (ill. 4). L’identification s’appuyait sur une photo réalisée par l’IRPA en 1975 dans le cadre du Répertoire photographique du mobilier des sanctuaires de Belgique (ill. 5). Suite à cette découverte, le tableau est entré à l’IRPA en juin 2000, au moment de sa publication dans la Revue de l’art ; il convenait de le mettre à l’abri (ill. 6). A l’Institut, il a fait l’objet d’un long traitement, décrit par ailleurs, avant de retourner dans son église en février 2006.


6. Nicolas Poussin (1594-1665)
Mort de la Vierge
État avant traitement
Huile sur toile - 203 x 138 cm
Sterrebeek, église Saint-Pancrace
Photo : IRPA-KIK, Bruxelles (1975)
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Description et iconographie

7. Jean Le Clerc (1587/1588-1633)
d’après Carlo Saraceni (1579-1620)
Mort de la Vierge Eau-forte - 46,3 x 28,2 cm
Londres, British Museum
Photo : British Museum, Londres.
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Conformément au récit traditionnel de la mort de Marie tel qu’il a été popularisé par la Légende dorée de Jacques de Voragine, les apôtres, qui prêchaient à travers le monde, ont été miraculeusement ramenés par des anges au chevet de la Vierge au moment de son trépas.
Dans cette peinture comme dans le dessin préparatoire, c’est le lit de la Vierge, disposé obliquement au centre de la composition, qui en constitue le pivot. Il s’agit d’un axe diagonal qui part de la mitre de l’archevêque et qui tombe dans le coin inférieur gauche. Cet axe est contrebalancé par une oblique inverse qui suit le bras - curieusement trop étendu, comme pour renforcer cet axe oblique - de l’apôtre agenouillé à droite. La composition est rythmée par les multiples attitudes éplorées des nombreux personnages. Ceux-ci s’inscrivent autour du lit en deux niveaux dans un ovale (plus apparent dans la peinture que dans le dessin). Le sujet ne se prêtait guère à un format en hauteur. C’est ce qui explique l’impression d’entassement dans une composition fort resserrée. Nous voilà bien loin de la limpidité de construction des œuvres ultérieures. Il est probable que Poussin ait eu connaissance de la gravure que réalisa en 1619 le Lorrain Jean Le Clerc d’après un des multiples tableaux de Carlo Saraceni sur ce thème (ill. 7). On y décèle par exemple, outre une profonde percée architecturale, une même rhétorique théâtrale de l’émotion balançant, par les gestes, entre contenance et exubérance.
On recense onze figures masculines desquelles se détache celle de l’archevêque à droite. Un douzième personnage, au fond à gauche, se devine exclusivement par ses bras levés entrouverts. Ceux-ci ne peuvent appartenir qu’à une figure non visible ; on relève la même singularité dans la gravure de Le Clerc. Le peintre a donc réuni symboliquement les douze apôtres au chevet de la Vierge mourante. Mais nous allons voir qu’il a opéré une substitution. Derrière le lit veillent deux saintes femmes, au profil très pur, penchées sur le corps inerte. Il s’agit des deux femmes inconnues qui héritèrent des tuniques de la Vierge, selon une légende encore vivace aux XVIe et XVIIe siècles ; celle-ci restait proposée aux artistes, bien que le caractère apocryphe du récit eût été parfaitement reconnu par les théologiens. Ces deux femmes étaient déjà présentes dans les tableaux de Saraceni et la gravure de Le Clerc. Contrairement à l’iconographie courante, popularisée entre autres par les Primitifs flamands, la scène ne se déroule pas, tant chez Saraceni que chez Poussin, dans une maison bourgeoise mais bien dans un vaste édifice d’architecture classique qui s’apparente davantage à une église qu’à la modeste maison où vécut la mère du Christ.

Afin d’animer quelque peu sa composition en hauteur, Poussin a inscrit, dans l’angle supérieur gauche, deux angelots ; celui de gauche porte une couronne de laurier dont il s’apprête à venir ceindre la tête de la défunte. Il s’agit là d’une référence à la palme apportée à Marie, selon les textes apocryphes, par l’ange venu lui annoncer sa mort prochaine. L’absence de cette palme autant que celle du cierge remis à Marie ou de tous les autres attributs (encensoir, livre…) traditionnellement dévolus aux apôtres dans les représentations antérieures du sujet attestent un renouvellement du thème qui se pressentait déjà dans les tableaux de Saraceni et surtout dans celui du Caravage, une œuvre célèbre aujourd’hui conservée au Musée du Louvre. On retrouve néanmoins chez Poussin un écho des formules usitées par les Primitifs dans leur interprétation de la Légende dorée. On vient de le voir avec les angelots, mais cela paraît être également le cas de la figure de l’apôtre pensif au premier plan au centre : celui-ci offre une réminiscence des apôtres endormis parfois représentés dans les œuvres de la fin de l’époque gothique. De même, l’emplacement de Gondi, qui se substitue à saint Pierre, et celui de saint Jean (le jeune apôtre à gauche) sont conformes à la tradition iconographique, qui démarque le récit de Voragine : « saint Pierre était placé à la tête du lit, saint Jean à ses pieds, les autres apôtres autour du lit, adressant des louanges à la mère de Dieu. »
Dans le fond du tableau, une vaste percée architecturale aère quelque peu la composition. Sur la droite, l’architecture, massive, est masquée par une lourde tenture verdâtre et comme suspendue dans le vide. Cette draperie couvrant l’architecture semble renvoyer à la Dernière Cène de François Pourbus le Jeune (Musée du Louvre) que Poussin aurait tant admirée. Il s’agit par ailleurs d’un rappel des rideaux et baldaquins qui ornaient le lit mortuaire dans les nombreuses représentations qu’ont données les Primitifs nordiques du thème de la Mort de la Vierge.

Les divergences par rapport au dessin de Hovingham Hall sont multiples dans les détails et corroborent le caractère autographe de celui-ci. La comparaison avec les quinze lavis très libres de l’album Massimi conservés dans les collections royales britanniques au château de Windsor (dessins dits Marino), seules œuvres sûres de Poussin qui soient contemporaines de la Mort de la Vierge, confirme que l’aquarelle très achevée de la collection Worsley doit être tenue pour un modello. Celui-ci fut réalisé pour être soumis à l’approbation de l’archevêque de Gondi, voire du chapitre de la cathédrale.
L’intégration de l’archevêque qui commanda le tableau au sein des apôtres enserrant la Vierge constitue, on y a déjà fait allusion, l’élément le plus original de la composition. Malgré son geste de componction (par lequel il reprend en même temps la pose de la Vierge), le personnage ne fait guère preuve d’humilité en s’invitant parmi les apôtres, qu’il domine. Il occupe même la place traditionnellement dévolue à saint Pierre, qui présidait aux funérailles de la Vierge ; Gondi a d’ailleurs revêtu la chape, qui est l’attribut habituel du prince des apôtres dans les Transitus Mariae. Un tel mode d’intégration du donateur a pu choquer bien des fidèles ; il n’était guère conforme aux nouvelles prescriptions issues du Concile de Trente. Dans nos régions par exemple, le synode provincial de Malines a interdit dès 1607 la représentation de donateurs vivants sur les tableaux d’autel.
Mais l’archevêque a cherché à donner un fondement religieux à sa présence intrusive au chevet de la Vierge. Pour sûr, Gondi n’a pas seulement souhaité rendre hommage à la sainte patronne de la cathédrale : il a également célébré son lointain prédécesseur, saint Denis, premier évêque de Paris.

Denis de Paris, qui évangélisa la Gaule au IIIe siècle, fut très longtemps confondu avec Denys l’Aréopagite. Celui-ci était un Athénien du Ier siècle mentionné dans les Actes des Apôtres, où l’on apprend qu’il fut converti par saint Paul. La légende, et par la suite l’iconographie, ont confondu les deux personnages. Selon cette légende, Denys l’Aréopagite devint le premier évêque d’Athènes, puis il vint évangéliser la Gaule et il fut décapité sur une colline de Paris, baptisée depuis lors le Mont du Martyre, en abrégé Montmartre.
Or, dans l’un des écrits attribués à Denys l’Aréopagite intitulé les Noms Divins, celui-ci prétend avoir assisté à la mort de Marie ; Jacques de Voragine l’a rappelé dans sa Légende dorée, texte qui a certainement servi de source au peintre. Denys aurait fait partie des disciples amenés par des anges au chevet de la Vierge mourante. Voilà pourquoi, s’étant fait représenter sous les traits du premier évêque de Paris, le premier archevêque s’est invité sans complexe parmi les disciples qui ont assisté à la dormition de la Vierge. Poussin a de la sorte établi un lien historique autant que symbolique entre Gondi et son lointain prédécesseur. On retrouve là une héroïsation allégorique typique de l’ère baroque et dont Rubens s’apprêtait au même moment à écrire une des plus belles pages dans la Galerie de Médicis.

Caractéristiques

8. Nicolas Poussin (1594-1665)
Mort de la Vierge
Huile sur toile - 203 x 138 cm
État après traitement
Sterrebeek, église Saint-Pancrace
Photo : IRPA-KIK, Bruxelles.
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Sans préjudice de son iconographie exceptionnelle, ce tableau (ill. 8) constitue un unicum, une œuvre sans équivalent dans la production de Nicolas Poussin : il s’agit en effet du seul témoin sûr de son art avant son voyage à Rome, c’est-à-dire avant cette découverte frénétique de l’Antiquité qui a complètement bouleversé ses conceptions. Le tableau est dès lors extrêmement différent de la production du peintre que l’on connaissait jusqu’à présent. Ainsi moins de trois années séparent-elles la Mort de la Vierge de la Destruction du Temple de Jérusalem (le premier tableau datable de Poussin à Rome, à la charnière des années 1625-1626), mais on a affaire à deux univers culturels différents. Cela atteste que la rupture fut brutale. L’arrivée à Rome a dû provoquer un choc chez Poussin et son art s’est largement réorienté.
Examinons donc rapidement la place que dut occuper ce tableau dans la production parisienne de son temps. Il faut se rendre compte que les années 1620 représentent à Paris une période de transition aujourd’hui encore mal connue. C’est l’époque de tous les devenirs. Nous nous situons alors entre la seconde époque de Fontainebleau et les débuts de ce que l’on considère habituellement, un peu schématiquement il est vrai, comme l’école française du grand goût, qui aurait été initiée par Simon Vouet à son retour d’Italie en 1627.
Dans ces années 1620, Paris n’est pas encore un centre artistique de tout premier plan, même si les recherches des dernières années ont montré la diversité de la production artistique au sein de ce foyer [7]. Il est significatif que, pour célébrer sa gloire et le panégyrique de son défunt mari, la reine Marie de Médicis ait fait appel à Pierre-Paul Rubens en 1622. Dix ans plus tard, ce n’aurait plus été le cas, car l’intervention régénératrice de Vouet imposa une vogue décorative sans précédent dans une ville en pleine ébullition artistique. Au début des années 1620, les meilleurs peintres français sont encore à Rome ou vivent en province. Et les peintres les plus en vue à Paris étaient les Flamands François Pourbus le Jeune, Ferdinand Elle et Philippe de Champaigne, le Lorrain Georges Lallemant et le Picard Quentin Varin, tous artistes que le jeune Poussin a connus personnellement.
Si l’on retrouve dans la Mort de la Vierge la solidité plastique des œuvres de Pourbus et Champaigne – Alexis Merle du Bourg y voit même l’influence, à mon sens peu évidente, de Rubens [8] –, on est en revanche loin des afféteries de la seconde école de Fontainebleau, même si le caractère compact de la multiplicité de personnages représentés dans le tableau semble bien renvoyer à cette école autant qu’à Lallemant. Mais ici point de « beau feu » ni de ces gestes précieux ni de ces élongations ou de ces arrondissements des formes que l’on trouve chez tant de contemporains parisiens du premier quart du siècle.
Non seulement son formalisme antimaniériste marque une rupture avec Fontainebleau, mais surtout il dénote une connaissance indubitable de la peinture italienne contemporaine. Les jeux de lumière joliment contrastés sont édifiants à cet égard. Le principal apport de ce tableau, c’est la démonstration d’un Poussin ayant déjà largement assimilé les nouvelles modes italiennes bien au-delà de l’étude des gravures, ce qui devait être assez exceptionnel dans le Paris de 1623. Or, on sait par les biographes du peintre que celui-ci effectua un voyage à Florence. Ce périple, qui peut être situé en 1618, fut d’une importance beaucoup plus déterminante qu’on l’imaginait. Le jeune peintre est entré là en contact avec les courants contemporains, où émergeaient le courant antimaniériste de peintres tels que Santi di Tito ou Cigoli. Il n’est pas exclu non plus que, sur le chemin de Florence ou au retour, Poussin soit passé par Bologne, une cité qui constituait alors, après Rome, le plus important foyer pictural d’Italie. Il n’a pas dû attendre d’être à Rome pour assimiler la plastique puissante des Carrache ou la lumière contrastée de Lanfranco.
À l’évidence, cette imprégnation lui conféra une place spécifique dans le concert de la peinture parisienne du début des années 1620. Ce qui ne l’a pas empêché de puiser dans le fonds local. La gestuelle des acteurs autant que la mise en place du décor doivent par exemple beaucoup à la Cène peinte par François Pourbus le Jeune en 1618, une œuvre que Poussin admirait beaucoup.
L’intérêt du tableau se trouve aussi dans le point de rupture que constitue cette résignation stoïque héritée de l’humanisme dévot et annonciatrice de la sublime intériorité des chefs-d’œuvre romains. Poussin montre ici un goût dont il ne se départira plus pour l’expression circonstanciée des différentes passions de l’âme. Malheureusement, les usures subies par la toile ont largement atténué les effets de pathos qui devaient se dégager de l’œuvre placée dans la cathédrale Notre-Dame.
À cet endroit, elle connut un rayonnement dont la redécouverte du tableau a permis de mieux mesurer l’ampleur. La composition a connu une jolie fortune puisqu’on la retrouve dans des tableaux d’élèves de Vouet tels qu’Eustache Le Sueur ou Charles Poërson, par exemple.
Elle semble avoir aussi avoir connu une descendance dans la peinture flamande. Un dessin de la Mort de la Vierge de Jan Boeckhorst (Paris, Institut néerlandais), préparatoire à un tableau perdu [9], offre une curieuse résonance au tableau de Sterrebeek, avec sa disposition en hauteur, une large draperie dominant le lit de la vierge mourante et les angelots du coin supérieur gauche. Il y a fort à parier que Boeckhorst a admiré la toile de Poussin lors d’un passage à Paris sur le chemin ou au retour d’un de ses deux voyages en Italie.

Pierre-Yves Kairis

Notes

[1Rappelons que l’article original est paru en flamand (NDLR).

[2Pour les références utiles sur ce tableau, on se reportera à : P.-Y. KAIRIS, « Poussin avant Poussin : la "Mort de la Vierge" retrouvée », dans Revue de l’art, 128, 2000, p. 61-69 ; ID., « La "Mort de la Vierge" de Nicolas Poussin : approche interdisciplinaire. I. Point de vue de l’historien d’art », dans Bulletin de l’Institut royal du Patrimoine artistique, t. 30, 2003, p. 85-91.

[3Archives de la Ville de Bruxelles, Fonds de l’Instruction publique, 107, Etat des Tableaux qui sont au Musée de Bruxelles et qui font partie de l’ancienne collection du Roi. La Commission municipale de la Ville de Bruxelles opposa une fin de non recevoir à cette requête ; elle avait au passage opportunément relevé que la Mort de la Vierge ne provenait pas des collections royales mais bien de la cathédrale de Paris.

[4I. GODDEERIS, Opmerkingen betreffende enkele schilderijen uit de tweede zending van 1811 [sic voor 1802] die niet meer tot de collectie van de KMSKB behoren, dans M. VAN KALCK (dir.), De Koninklijke Musea voor Schone Kunsten van België. Twee eeuwen geschiedenis, t. 1, Brussel, 2003, p. 61.

[5Dans les années 1810, le Musée procédait couramment à des dépôts dans les églises des environs de Bruxelles. Aucune trace de dépôt à Sterrebeek n’a cependant été retrouvée dans les archives anciennes du Musée conservées aux Archives de la Ville de Bruxelles.

[6A. COSYN, Sterrebeek, Bruxelles, 1926, p. 14.

[7Voir par exemple, pour ne citer que les études récentes, P. BASSANI PACHT et N. SAINTE FARE GARNOT, La peinture parisienne de 1600 à 1630, dans Catalogue de l’exposition Marie de Médicis. Un gouvernement par les arts (Blois), Paris et Blois, 2003, p. 74-93 ; G. KAZEROUNI, Simon Vouet et la peinture à Paris au début du XVIIe siècle. Questions de style, dans Catalogue de l’exposition Loth et ses filles de Simon Vouet, Strasbourg, 2005, p. 59-76.

[8A. MERLE DU BOURG, Pierre-Paul Rubens et la France. 1610-1640, Villeneuve d’Ascq, 2004, p. 82.

[9Sur ce dessin, voir A.-M. LOGAN, Jan Boeckhorst als tekenaar, dans Catalogue de l’exposition Jan Boeckhorst 1604-1668 medewerker van Rubens (Anvers et Münster), Freren, 1990, p. 123-124.

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