- 1. Théodore Géricault
Marine côtière
Aquarelle, grattages - 11,6 x 18 cm
Préempté pour le Musée des Beaux-Arts de Rouen - Voir l´image dans sa page
Les marines de Théodore Géricault sont rares [1]. Pourtant qui pourrait affirmer que le peintre du Radeau de la Méduse ait omis de regarder la mer ? Personne assurément. Cette rareté, tout compte fait, est relative puisque peu à peu, grâce au commerce de l’art, aux collectionneurs et au travail des experts, les paysages marins de Géricault réapparaissent. Songeons tout d’abord à celui qui a rejoint les collections du Getty Museum en 1986 [2], Voilier dans la tempête dont la fraternité avec le dessin présenté par le cabinet Daguerre saute aux yeux. Nous y reviendrons.
Le périple havrais
A partir du printemps 1818, époque à laquelle Géricault entreprit ses travaux préparatoires au Radeau de la Méduse (ill. 2), il rassembla nous affirme-t-on « un véritable dossier bourré de pièces authentiques, de documents de toute sortes » sur l’affaire de ce naufrage dramatique où cannibalisme et scandale politique venaient de défrayer l’actualité des premières années de la Restauration. Dans sa quête, Géricault rencontra Corréard et Savigny, les deux anciens naufragés à l’origine de ce scandale et se fit construire une maquette du radeau par le charpentier de la Méduse.
- 2. Théodore Géricault
Le radeau de la Méduse, Salon de 1819
Paris, Musée du Louvre - Voir l´image dans sa page
De la construction de cette maquette, Théophile Silvestre a livré une version quelque peu fantaisiste en 1864 : « On lui avait construit au Havre un radeau sur lequel il étudiait la mer et les marins avec tout l’acharnement d’un peintre réaliste » [3]. La différence d’échelle de ces deux radeaux dénature le sérieux de cette information mais à le mérite d’attester le périple havrais. Peu après, Clément, l’un des premiers biographes de l’artiste, en révélera la nature exacte. Enfermé dans son grand atelier du faubourg du Roule, Géricault ne l’aurait quitté qu’une fois « pour faire une rapide excursion au Havre, afin d’y étudier le ciel de son tableau » [4] . Mer et ciel étaient donc l’objet principal de ce périple que de récentes recherches archivistiques ont confirmé [5]. On sait ainsi qu’il se trouvait en compagnie de son grand ami le peintre Horace Vernet et qu’ils décidèrent, à la suite d’une chasse à courre en Normandie, de se rendre à Londres afin d’y saluer leurs confrères. Ils traversèrent la Manche le 23 mars 1819. Sur la route du retour ils étaient signalés à Calais le 30 mars. Ces quelques précisions sur ce voyage normand et d’outre-Manche nous ramènent à la réalité : Géricault, que ce soit des côtes françaises ou anglaises, a eu le temps de se livrer aux études climatiques très précises dont il avait besoin pour sa grande toile. Ces faits viennent donc briser le mythe qui voudrait faire de Géricault un artiste maudit, vivant seul dans son atelier, la tête rasée (pour échapper aux tentations de la société) et entouré de fragments anatomiques en décomposition [6].
Ciel et destinée
De ces études pour le ciel et la mer du Radeau de la Méduse, nous ne connaissions jusqu’à aujourd’hui que l’étude du musée Getty mais aussi deux superbes « études de ciel lunaire » [7], d’une technique similaire (lavis de bistre rehaussé de blanc), de mêmes dimensions que le dessin présenté ici même (11, 2 x 17, 8 cm ; 10, 6 x 17, 4 cm), conservées depuis 1922 au musée Bonnat à Bayonne, rattachés au Radeau de la Méduse par Philippe Grunchec et reproduit pour la première fois en 1985 [8].
La fraternité esthétique de ces dessins avec le Radeau de la Méduse est évidente. La gamme chromatique extrêmement subtile des bruns est similaire (couleur sombre désespoir, aimerait-on dire). On remarquera enfin l’importance accordée aux rehauts de blanc, des rehauts caractéristiques de l’art de Géricault qui sont toujours chez lui vecteurs d’énergie. Mais à la gouache blanche, Géricault a préféré ici une technique étonnante, celle du grattage, une méthode que l’on retrouve dans ses papiers huilés que conserve le musée des Beaux-Arts d’Orléans. Un choix enfin qu’Edwart Vignot a parfaitement analysé : « Ces griffures ne lui ressemblent pas ! se persuadent sans réelles convictions les puristes. Ceux de l’œuvre officiel et non pas de l’homme, de l’artiste. C’est justement, par cette technique peu utilisée dans ses aquarelles, que le génie de Théodore, celui de l’invention, prend toute son envergure. Aux rendus denses et pâteux de la gouache qui auraient certainement alourdi l’ondoiement des vagues, Géricault a choisi, logique gracieuse, de biffer son épais papier, afin de le rendre matériellement plucheux et d’obtenir de manière illusoire l’effet escompté pour que l’écume mouille en trompe l’œil une mer bientôt déchaînée » [9].
Fraternité et parenté enfin avec le Radeau de la Méduse dans cette composition ascensionnelle qui oblige l’œil du spectateur à se diriger de la gauche vers la droite. Les voiles à l’horizon n’évoquent-elles pas celles du bateau sauveur, l’Argus, que Géricault choisira de placer en haut à droite de sa composition ? Dans l’aquarelle comme dans la peinture définitive ces voiles se détachent sur un fond clair où le soleil – qu’il soit levant ou couchant – symbolise le futur, c’est-à-dire la fin du cauchemar et la résurrection des naufragés. Le ciel que Géricault était en train de peindre, un ciel, lourd, menaçant et radieux, était un ciel à l’image du destin.