Trésors nationaux : un peu d’arithmétique autour d’un panier de fraises

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Comme nous l’avions prévu - « c’est à peu près certain » écrivions-nous dans cet article, le Panier de fraises de Chardin passé en vente chez Artcurial le 23/3/22 (voir la brève du 20/1/22) a été classé trésor national par le ministère de la Culture. Laurence des Cars ne faisait pas mystère de son souhait que le tableau entre au Louvre, et ce classement qui refuse le certificat d’exportation pour deux ans et demi doit lui permettre de réunir, grâce au mécénat, la somme nécessaire. Car si le musée conserve déjà quarante-et-une peintures de cet artiste, comme l’a dit la présidente du musée au Parisien : « Ce qui est déterminant, ce n’est pas le nombre de tableaux que nous possédons, c’est la merveille de ce chef-d’œuvre. Nous allons relancer le mécénat. ». Incontestablement, la place de ce tableau dans l’œuvre de Chardin, l’un des plus grands peintres français du XVIIIe siècle - donc l’un des plus grands peintres de tous les temps - ne pouvait laisser indifférent.


1. Jean-Baptiste Siméon Chardin (1699-1779)
Le Panier de fraises des bois
Huile sur toile - 38 x 46 cm
Vente Artcurial, le 23 mars 2022
Photo : Artcurial - Cabinet Turquin
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Mais cela pose, une fois de plus, les musées français face au cruel manque de moyens qui est le leur dès qu’il s’agit d’acquérir une œuvre très onéreuse. C’est l’occasion de faire un calcul tout simple. Les gouvernements successifs depuis François Hollande ont poursuivi une politique de crédits d’acquisition très bas. En 2013, celui-ci avait diminué de moitié les crédits de l’État alloués aux acquisitions, les faisant passer de 19,5 millions d’euros en 2010 (un chiffre qui tournait toujours autour de cette valeur les années précédentes) à 16,6 millions en 2011, avant de remonter à 18,5 millions en 2012 puis de connaître une chute, sévère, de 48 %. Celle-ci était annoncée comme « temporaire » par les rapporteurs de la mission culture au Sénat, car « le ministère demand[e] aux musées de France de se concentrer sur la valorisation des collections permanentes existantes et la réalisation de l’objectif prioritaire du récolement décennal qui doit être achevé en 2014 ».


2. Calcul de la perte pour les budgets d’acquisition de la division par deux en 2013 des crédits, une chute sur laquelle le ministère de la Culture n’est jamais revenu.
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Mais en France, il y a trois principes qui, de nos jours, se vérifient presque quotidiennement : les promesses n’engagent que ceux qui y croient ; les faits n’ont plus aucune importance ; et le temporaire est ce qui est prévu pour durer.
Résultat : jamais on n’est revenu sur cette diminution par deux des crédits d’acquisition des musées dans le budget du ministère de la Culture. Il n’ont même plus tenu compte de l’inflation. Cela signifie, si l’on actualise chaque année les montant accordés en euros constants par rapport à 2010 (ill. 2), que les musées de France ont perdu, depuis 2011, un peu plus de 126 millions d’euros cumulés.
Croyez-nous ou non, on peut acheter des trésors nationaux avec 126 millions.


3. Calcul du prix de plusieurs trésors nationaux à
qui le certificat d’exportation a été accordé.
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4. Michelangelo Buonarroti,
dit Michel-Ange (1475-1564)
Jeune homme nu (d’après Masaccio)
entouré de deux autres figures

Plume et encre brune - 33 x 20 cm
Vente Christie’s Paris, 18 mai 2022
Photo : Christie’s
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Nous avons donc fait une liste des trésors nationaux que le ministère de la Culture a renoncé à acquérir (voir cet article avec la liste des trésors nationaux mise à jour) et à qui il a accordé un certificat de sortie depuis 2013 (ill. 3). Nous en avons enlevé le Porte-Étendard de Rembrandt (voir l’article), tache indélébile sur le ministère de la Culture qui disposait pourtant des 165 millions d’euros nécessaire grâce au nouveau contrat avec Abu Dhabi, la commode d’Oppenordt qui n’a pas été acquise car son authenticité a fait l’objet de soupçons et les deux pleurants finalement achetés aux enchères (voir la brève du 15/6/16). Nous excluons aussi un Salvador Dali tardif qui sort de notre champ (nous ne connaissons pas son prix, ni ce qu’il est devenu), les dessins de Léonard de Vinci et de Michel-Ange (ill. 4), sans doute pas indispensables aux collections françaises, les œuvres actuellement en cours d’acquisition pour lesquelles le financement grâce au mécénat est trouvé (le dessin d’architecture pour Strasbourg et le Caillebotte notamment). Et nous obtenons un montant de 37,8 millions d’euros. Nous pourrions donc y rajouter l’autre Caillebotte (en l’estimant 40 millions, il resterait encore 48,2 M. Largement de quoi acquérir, sans même faire appel au mécénat, le Chardin (24,3 M), justement ! Il y en a un peu plus (24 millions encore à dépenser), une somme qui compléterait sans problème l’argent que le Louvre a semble-t-il déjà trouvé pour les Giovanni Bellini et pour le Cimabue, tout en ajoutant, cerise sur le gâteau, le pot à lait et le sucrier de la laiterie de Rambouillet...

La chute du budget d’acquisition des musées accordé par l’État depuis 2011 est donc à peu près équivalent, à quelques exceptions près (le Porte Étendard et les dessins de Léonard et Michel-Ange notamment) aux trésors nationaux qui n’ont pas été acquis. S’il fallait trouver un exemple du désintérêt des politiques, quels qu’ils soient, pour le patrimoine et les musées, en voici un très bel exemple…

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