Train Bleu : la DRAC avait validé les propositions de l’ACMH

Le 25 juin, nous avons publié un article consacré à la mise aux enchères d’une partie du mobilier du restaurant Le Train Bleu situé dans la gare de Lyon et entièrement classé monument historique [1]. Dans cette vente, un certain nombre de lots faisait partie des meubles d’origine et nous regrettions que la loi ne permette pas le classement d’ensembles mobiliers in situ. Mais ce que nous ne savions pas, c’est que cette opération avait été approuvée par la DRAC [2] Île-de-France et que son contenu était consigné noir sur blanc dans le dossier établi par l’architecte en chef des monuments historiques en charge du dossier ! Mieux encore : tous les planchers d’origine du restaurant ont été enlevés et jetés à la benne (ill. 1 et 2) pour être remplacés par du plancher tout neuf. Là encore, sur la proposition de l’architecte en chef des monuments historiques (ACMH), et avec l’aval de la DRAC. Tout est donc parfaitement légal dans ces opérations.
Ce déroulement des faits (proposition de l’architecte, puis validation) se lit dans le dossier de la demande d’autorisation, disponible à la DRAC Île-de-France.


1. Le parquet du Train Bleu mis à la benne
Photo : Julien Lacaze
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2. Le parquet du Train Bleu mis à la benne
Photo : Julien Lacaze
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Dans une « étude documentaire et historique [3] » de janvier 2013, la seule allusion à une restauration plus ancienne du parquet porte sur des travaux effectués en 1992 et il est indiqué que « Le parquet en chêne est également rénové, seules quelques lames étant changées [4] [...] ».

Dans un « diagnostic » daté de janvier 2014, l’architecte des monuments historiques confirme que le parquet a été restauré en 1992 et ne fait allusion, dans le résumé chronologique, à aucune autre campagne de restauration antérieure de ce parquet.
Dans la partie « description de l’état actuel », il précise que les sols de l’ensemble du restaurant, y compris les pièces annexes, sont constitués d’un « parquet en chêne, posé en points de Hongrie ».
Dans la partie « analyse de l’état sanitaire », l’architecte explique : « le parquet en chêne a été réparé de nombreuses fois. Les lames mesurent 70, 75 ou 80 mm de largeur. La pose en points de Hongrie de lames aussi disparates entraine des joints larges et non homogènes, les abouts des lames ne sont pas en raccord avec ceux d’en face. Les nombreuses passes de cires puis de vernis, appliquées sans avoir préalablement nettoyé ou poncé la crasse entre les couches, entrainent aujourd’hui une couleur gris sale, voire noire, très éloignée d’un parquet de chêne de ton miel ». Ce constat, fait pour le Salon Doré, est repris pour l’ensemble des autres pièces.

Il est intéressant de noter que cette étude diagnostic de l’architecte prend en compte le mobilier qui, rappelons-le, n’est pas protégé au titre des monuments historiques. Il précise notamment, à propos du passage entre les deux salons principaux que : « les dessertes [sont] légères et de facture différente du mobilier d’origine, elle ne sont ni modernes ni anciennes [sic], elle ne présentent pas non plus d’intérêt historique ou artistique ni ne valorisent le restaurant »
Pour le Salon Réjane, il explique que « les buffets bas et les dessertes attenantes [...] sont en bon état, mais la présence des deux, voire des trois meubles côte à côte nuit à l’équilibre de tout le mobilier de la salle ». Dans un autre salon de passage : « les sièges utilisés ici ont vieilli, ils sont imposants, fatigués et le style est hors d’âge [sic] » et « les meubles anciens sont poussés dans des coins où ils ne trouvent pas forcément leur place et où ils n’ont pas d’usage ».

On l’aura compris : le parquet, et une partie du mobilier, après des constats aussi sévères, étaient condamnés. On lit ainsi dans la « présentation générale du projet » qui fait partie du même document :

 pour le parquet : « après un diagnostic approfondi du parquet sur la totalité des salles [5], il est apparu que la réparation en recherche, qui a déjà été réalisée plusieurs fois [6] et que nous envisagions aussi, ne s’accorderait pas avec la qualité des matériaux du restaurant en général. Car si les nouvelles réparations peuvent être faites dans les règles de l’art, les anciennes ne l’ont pas toujours été et le rendu final sera très décevant : les lames ne se rejoignent pas à leurs extrémités, les joints sont très disparates, le décapage des couches de cire et de crasse est délicat pour un rendu aléatoire. Nous proposons donc de remplacer la totalité du parquet par un parquet en chêne, posé en points de Hongrie, de lames de 70 mm comme à l’origine, brossé afin qu’il ne paraisse pas trop neuf et teinté pour qu’il ne soit pas trop clair, puis protégé d’un vernis supportant la grande fréquentation ».

 pour le mobilier : « le principe du projet consiste à conserver les mobiliers anciens qui ont leur place dans le restaurant et à retirer ceux qui ne sont plus en phase avec les besoins ou qui ne possèdent pas l’esthétique recherché » et donc : « les buffets légers, les dessertes à roulettes, les dessertes d’angle, le bar de 1992, le meuble d’accueil seront remplacés par un nouveau mobilier plus adapté qui réunira les fonctions recherchées en un seul élément, dont le style contemporain restera simple pour ne pas rivaliser avec l’ancien ».


3. France, vers 1900
Buffet (d’une paire)
Bois - 205 x 324 x 60 cm
Mobilier d’origine du Train Bleu
Vendu le 30 juin 2014
Photo : Jacobowicz et associés
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4. France, vers 1900
Porte-manteaux
Bois verni, laiton - H. 218 cm
Mobilie d’origine du Train Bleu
Vendu le 30 juin 2014
Photo : Jacobowicz et associés
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Tout ceci est très regrettable. Nous avons pu parler avec Serge Pitiot, conservateur des monuments historiques en charge du dossier, qui nous a dit prendre toute la responsabilité de cette affaire puisqu’il a validé le dossier après plusieurs réunions avec le gestionnaire du Train Bleu et les architectes (l’ACMH travaille de concert avec l’architecte du propriétaire).
Il nous a expliqué qu’une petite partie du mobilier était gênante ou sans utilité aujourd’hui pour le service, et qu’après négociation, il avait pu obtenir la conservation de deux des grands buffets sur les quatre existants (ill. 3), ce qui lui semble historiquement suffisant. À son avis, cette intervention a permis a contrario de sauver deux de ces buffets qui ne servent plus. Les perroquets vendus (ill. 4) n’ont pas davantage, nous a-t-il dit, d’utilité aujourd’hui (ce qui nous paraît pour le moins discutable).
Nous ne partageons évidemment pas son analyse : un mobilier d’origine doit être conservé entièrement dans un monument classé, même s’il n’a plus d’utilité autre qu’historique ou esthétique.
Quant au parquet, Serge Pitiot ne comprend pas pourquoi cela nous choque puisque celui-ci est d’un modèle très simple et que son remplacement ne nuira pas à l’aspect des salles. On peut davantage entendre ce point de vue, même si nous ne le partageons pas. Prétendre qu’il est impossible de restaurer un parquet qui l’avait été précédemment en 1992 avec le seul changement de quelques lattes est étrange. Il est normal que celui-ci, qui date d’un siècle [7], apparaisse ancien. Quel client du Train Bleu s’est jamais plaint des « joints larges et non homogènes, [d]es abouts des lames pas en raccord avec ceux d’en face » ? Que veut dire « un parquet de chêne de ton miel » quand par nature celui-ci est rapidement condamné à avoir un aspect usagé ? Rien, dans les photographies publiées dans les différents documents soumis à la DRAC, ni dans celles où on le voit jeté à la benne, ne confirme un diagnostic qui impliquerait une impossibilité de le restaurer. Est-ce à dire qu’on ne restaure pas un monument classé, mais qu’on doit tout changer ? Nous ne sommes pas dans la culture du Japon où les matériaux sont régulièrement remplacés sans que cela modifie leur caractère historique.

Autre point très discutable, sur lequel Serge Pitiot nous a seulement dit que cela n’était pas de son ressort (ce qui est d’ailleurs exact). Le mobilier qui n’a pas été vendu sera quant à lui regarni. Comment le regarnira-t-on ? Pas de la couleur actuelle, un rouge sombre genre brasserie en faux cuir (le tout a été refait en 1953, d’après l’étude), parfaitement discret et qui ne cherche surtout pas à rivaliser avec la somptuosité des décors du plafond. L’architecte propose l’inverse (sans doute aime-t-il accorder sa cravate avec ses chaussettes) : désormais, « la nouvelle garniture des sièges, les rideaux et le tapis central, verront leurs couleurs s’adapter au décor nettoyé : différents bleus, des ciels à la mer méditerranée, puiseront leurs origines dans les toiles et s’éparpilleront dans les salles ». D’où proviennent ces nouvelles couleurs, de quelle étude ? On n’en saura rien. Le résultat, tel qu’il est simulé dans le document intitulé « Projet d’aménagement », est en tout cas édifiant (ill. 5 et 6).


5. Le Salon Doré avant restauration
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6. Le Salon Doré, état prévu après restauration
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Nous n’avons pas encore donné le nom de l’architecte en chef maître d’œuvre de ce chantier. Il s’agit de Christophe Bottineau [8], qui n’est autre que l’un des quatre associés de l’entreprise 2BDM, c’est-à-dire le cabinet réunissant notamment Frédéric Didier et Jacques Moulins, les deux architectes chargés du château de Versailles. Ceci pourrait-il expliquer cela ? Pas pour Serge Pitiot qui prend entièrement, comme nous l’avons dit, la responsabilité du chantier, et qui estime que l’architecte ne préconise rien : il propose, et la validation est du ressort de la DRAC.

Pour conclure, Serge Pitiot a tenu à insister sur ce qui, selon lui, forme le cœur de ces travaux : la restauration des décors peints. Il affirme aussi que si certaines choses peuvent être discutées, l’apport de la DRAC est moins visible mais tout aussi important sur d’autres questions, comme le travail important de négociation qu’il a dû effectuer pour empêcher la commission de sécurité d’obtenir qu’une fenêtre sur deux soit entièrement ouvrante, ce qui aurait été très préjudiciable pour le monument. Il conclut qu’ils sont obligés d’arbitrer à partir d’un certain nombre de demandes et que cela n’est pas toujours facile.
Là encore, il a raison, mais seulement partiellement. Dans un fonctionnement normal, où les fonctionnaires seraient soutenus par leur hiérarchie, où les lois seraient respectées (dans leur lettre et dans leur esprit) et complétées par d’autres lois indispensables mais toujours pas votées (comme le classement d’ensembles mobiliers in situ), tout cela n’arriverait pas. En général, nos critiques ne portent pas sur le travail quotidien des monuments historiques, mais bien sur l’incompétence et l’absence de volonté des politiques pour qui le patrimoine est une question secondaire. Quelles que soient les lois de protection du patrimoine, celles-ci sont inopérantes dès lors que ceux en charge de la faire appliquer n’en ont pas les moyens.

Didier Rykner

Notes

[1Sur les résultats de la vente, nous renvoyons à l’article paru sur le site de la SPPEF.

[2Direction Régionale des Affaires Culturelles.

[3Le Train Bleu est constitué essentiellement de deux grandes salles, le salon doré et la salle Réjane où se trouvent la plupart des décors. Les autres pièces sont : un passage entre les deux salons, un autre passage dit "vers les salons", le salon de passage, le bistrot tunisien, le salon algérien et le salon marocain.

[4Souligné par nous.

[5Diagnostic qu’on ne trouve pas dans le dossier validé par la DRAC.

[6On ne saura pas quand, à part en 1992 où seules « quelques lames [ont été] changées ».

[7Rien ne prouve qu’il n’est pas d’origine.

[8Nous avons, bien sûr, essayé de le joindre, par un mail envoyé vendredi 25 juillet et un appel téléphonique lundi à son agence où on nous a dit que personne ne pouvait répondre à nos questions, celui-ci, et son adjointe sur le dossier du Train Bleu, étant tous deux en congé jusqu’à la fin août.

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