Tournai : le musée « rêvé » devenu « cauchemar »

Un idiot de Tournai me dit :
« J’ai l’esprit mieux tourné
Que vous, Monsieur. Ma jouissance
Dérive de l’obéissance ;
J’ai mis toute ma volupté
Dans l’esprit de Conformité ;
Mon cœur craint toute façon neuve
En fait de plaisir ou d’ennui,
Et veut que le bonheur d’autrui
Toujours au sien serve de preuve »

(Charles Baudelaire, « L’Esprit conforme », dans « Amoenitates belgicae », 1864)

Belle au bois dormant

1. Édouard Manet (1832-1883)
Argenteuil, 1874
Huile sur toile - 149 x 115 cm
Tournai, Musée des Beaux-Arts
Photo : Wikipedia/Domaine public
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1928. A l’apogée des « années folles » et juste avant la crise mondiale, en pleine époque « art déco » surgit un musée presque caché dont la conception, selon son propre auteur – le célèbre architecte « art nouveau » Victor Horta (1861-1947) -, relevait encore entièrement du dix-neuvième siècle. Dès sa naissance, l’anachronisme était inscrit dans les gènes de ce musée « hors-norme ».

Au moment où la commande échoit à l’architecte en 1906, il y a deux ans que son mécène et ami, le riche héritier bruxellois Henri Van Cutsem (1839-1904) vient de mourir au seuil des avant-gardes artistiques qui allaient révolutionner l’art moderne. Avant cela, il a eu le temps de se constituer une collection exceptionnelle de peintures qui représente le plus bel ensemble dix-neuvième du royaume de Belgique, alors au faîte de sa prospérité économique. En particulier, son noyau impressionniste d’une valeur inestimable comporte quelques chefs d’œuvre de Manet (dont les célébrissimes Argenteuil - ill. 1) et Chez le Père Lathuille), Monet, Seurat, Van Gogh et Toulouse-Lautrec, pour ne citer que les plus connus.

Grand seigneur, Van Cutsem veut offrir en bloc sa collection à la ville de Bruxelles. Mais l’administration de celle-ci, tatillonne – ce doit être un très ancien tropisme – refuse d’en accepter l’une ou l’autre œuvre pouvant heurter la morale de l’époque [1] – conformisme déjà, quand on vous citait Baudelaire… Vexé, Van Cutsem décide alors de transférer l’intégralité de sa collection à Tournai où il est très ami avec le directeur de l’académie locale, le peintre de grisailles Louis Pion. A une condition toutefois, que la Ville finance avec lui la construction d’un musée et confie son élaboration à Victor Horta. A cette époque, on pouvait encore décider librement du meilleur…

Le projet démarre sous les meilleurs auspices. Une série de projets et avant-projets se succèdent jusqu’aux plans définitifs de 1911. D’inspiration maçonnique, l’architecture se fonde sur le pentagramme ou le triangle et plusieurs éléments de sa structure renvoient à l’Égypte ancienne – c’est le cas du môle-façade aveugle et massif évoquant un temple ou encore du tracé au sol ressemblant à une tortue ou à un scarabée. Engagés juste avant la première guerre mondiale, puis interrompus à plusieurs reprises, les travaux du musée s’achèvent seulement en 1928, quinze ans après le début du chantier.

Horta voit grand et veut de la lumière en abondance, impressionnisme peut-être, mais surtout libre-pensée et esprit « éclairé » obligent. Il couvre l’atrium (ill. 2) d’une imposante verrière à double lanterneau (la fonte et le verre sont à la mode en 1900) qui doit répandre la lumière vers les salles adjacentes distribuées en étoile selon le principe du « panoptique » déjà utilisé dans les prisons… L’unique gardien de l’époque doit pouvoir surveiller tous les espaces d’un seul coup d’œil !


2. Musée des Beaux-Arts de Tournai
Atrium
Photo d’une carte postale ancienne
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L’architecte art nouveau, mal à l’aise avec la modernité révolutionnaire initiée par son grand rival gantois, Henri Van de Velde, précurseur du Bauhaus à Weimar, et qui vit lui-même une période d’incertitude dans sa vie privée, s’accroche à ce qui a fait sa gloire dans les maisons bourgeoises de la capitale belge avant 1900. Il veut toutefois produire une œuvre d’art totale, ce que les Allemands appellent une Gesamtkunstwerk. Son utopie sera d’imaginer pour la première fois peut-être au monde un musée qui est une œuvre d’art en soi, et non un simple conservatoire monumental d’œuvres d’art entassées les unes sur les autres, sans intégration harmonieuse dans la structure qui les abrite.

Esprit trahi – Horta le déplorera publiquement le jour de l’inauguration – par le premier conservateur du musée, Louis Pion, qui surcharge les cimaises et distribue des tons mièvres sur les murs alors que l’architecte voulait de la sobriété, de la solennité, ainsi que du marbre, du rouge et de l’or, noblesse et qualité tactile oblige dans le « palais » de l’art qu’il veut offrir.

Le musée est lancé en grandes pompes, quoi qu’il en soit, et va, pendant quatre-vingts ans – une vie -, sombrer lentement dans la léthargie, s’enfoncer peu à peu dans l’oubli de ses réserves en sous-sol mal éclairées, mal adaptées et amiantées, de ses murs décolorés sentant la naphtaline aux infiltrations d’eau de plus en plus dangereuses pour les collections exposées en vrac et sans le moindre souci esthétique ni de conservation. Les « lumières » sont redevenues « ténèbres » et l’impressionnisme un ténébrisme de province qui s’illusionne encore sur un passé glorieux.

Premier conservateur « non bénévole » et projet de rénovation

En m’engageant dans ces conditions pénibles à Tournai voici dix ans, ce fut par pur idéalisme et esprit de sacrifice. Installé en Grèce depuis plusieurs années, j’avais longuement hésité à occuper le premier poste rémunéré de conservateur « chef de bureau administratif A1 » (titre officiel de la « fonction » qui m’était octroyé) pour lequel je venais d’être choisi par un jury indépendant, pluraliste et international, car je savais exactement où je mettais le pied. La cité millénaire de Clovis, berceau des rois de France, n’était pas exactement au faîte de sa gloire et la grisaille de son climat comme de ses vieilles pierres envahies par la mousse contrastaient trop péniblement avec la luminosité apollinienne, le marbre blanc et la modernité d’esprit – malgré les apparences – d’Athènes, ma patrie d’adoption. J’étais heureux au pied de(u) mon(t) « Lycabette » où je résidais, métaphore géologique du paradis de Dante surgissant au milieu du chaos de la capitale hellénique, dans un pays, qui plus est, traversant une décennie glorieuse (entrée dans l’euro, jeux olympiques, championnat d’Europe de football) avant qu’elle ne s’achève comme l’on sait. Bref, le risque était grand de se lancer dans une aventure à la Bienvenue chez les Ch’tis… mais puissance 10 !

Malgré ça, « Ulysse » ou « Sisyphe » le prince charmant décida de rentrer au pays afin de relever ce défi insensé : ressusciter la « belle au bois dormant » plongée dans la torpeur et l’indifférence quasi-générale depuis son inauguration en 1928. Après tout, comme me le confierait bientôt un important critique du Monde, Tournai n’était plus sur la carte, et, selon un autre de mes premiers visiteurs étrangers devenu entretemps directeur du British Museum, toutes les villes ne rêveraient-elles pas de posséder un tel musée ?

La motivation principale de ce retour était le projet de rénovation et d’extension du musée en péril, raison même de mon engagement. Dans mes rêves les plus fous, j’imaginais déjà une architecture brillante et somptueuse afin de prolonger comme il se doit - et comme il le méritait - le bâtiment existant plein de majesté, de finesse organique et de singularité « hermétique ». Pris dans l’ambiance frénétique de modernisation à marche forcée de l’Athènes 2.0 où florissaient un peu partout des réalisations plus ambitieuses les unes que les autres liées à la culture, je me voyais déjà comme le promoteur inspiré d’une opération de renouveau intelligente, sensible et ambitieuse qui allait de sa baguette magique insuffler l’âme et l’esprit du nouveau lieu.

En priorité, il fallait rendre vie au splendide mais inquiétant « catafalque-mausolée » de pierre bleue à l’allure lugubre de « vaisseau fantôme » wagnérien [2], et à son habillage intérieur terne et suranné lui donnant un faux-air d’hospice. Je savais intuitivement que pour attirer à nouveau les regards vers la belle endormie, et donner au public l’envie de lui rendre une nouvelle fois hommage, l’art de la séduction passait par quelques transformations urgentes : le renouvellement du coloris de ses surfaces – dans une gamme polychrome tout-à-fait inédite et précurseur à cette époque -, le réaménagement fonctionnel de son circuit d’exposition par un dispositif de portiques et cimaises mobiles inspiré de la mise en scène théâtrale, ainsi que la répartition harmonieuse et sélective des collections, suivant en cela la volonté expresse de Victor Horta.

Surtout je me lançai dès que possible avec passion, et grâce à une fructueuse politique de prêts compensatoires avec les plus grandes institutions muséales, dans une série d’expositions d’envergure internationale à la scénographie souvent spectaculaire, important des quatre coins du monde à Tournai plus de chefs d’œuvres et de grands noms de l’histoire de l’art qu’il n’en était jamais venu en plus de quatre-vingts ans d’existence, sans oublier non plus d’y associer l’ancien, le moderne et le contemporain dans un dialogue global innovant et enrichissant.

C’est à ce prix et rien qu’à ce prix que, selon moi, ce musée pouvait (re)devenir un lieu de culture brillant et un foyer de rayonnement spirituel alors qu’il en était pratiquement réduit à un simple dépôt d’œuvres mal présentées, l’ombre de lui-même stagnant tristement sur le terrain perdu [sic] et « enclos des Flagellants » de Saint-Martin (site historique de l’emplacement muséal au nom prédestiné !) que dénonçait Horta lui-même lorsqu’il fut chargé de sa création.

Mise en « conformité » et architecture « minimaliste »

Très vite cependant, mon enthousiasme et ma volonté de changement radical se heurtèrent à l’indifférence suspecte, voire la défiance, l’hostilité ou le mépris d’une partie de ma hiérarchie, et surtout aux prescriptions autoritaires et strictement technocratiques d’une administration centrale de tutelle (la Fédération Wallonie-Bruxelles de Belgique) voulant imposer sa vision réductrice du développement muséal, aux antipodes de ma mentalité « visionnaire » mais davantage improvisée et intuitive.

Au-delà des mesures planificatrices dites de « mise en conformité » du musée, lourdement imposées d’année en année avec pour seule « carotte » un modeste subside financier (étant donné le sous-classement de l’institution), l’esprit « conforme » et surtout le conformisme esthétique des autorités concernées (les cellules « musées » et « architecture ») finirent par s’étendre au projet de rénovation et d’extension lui-même, retenu à grand peine après une procédure de sélection contestable dans le principe même de son organisation, mais avec la bénédiction des principaux acteurs politiques de l’opération.

Comme il fallait s’y attendre allait triompher une conception étroitement fonctionnaliste et minimaliste de l’architecture sans le moindre souci de beauté ni d’harmonie, sorte de modernisme impersonnel et globalisé (Mondrian (les couleurs en moins), Le Corbusier et Mies van der Rohe sont pourtant morts depuis longtemps !), transposition parfaite de l’esprit mécanique, froid, académique et desséché de ceux et celles qui l’avaient portée sur les fonts baptismaux, en contraste total avec la fantaisie créatrice, la variété plastique et l’ambition artistique du concepteur original du bâtiment concerné.

De façon plus préoccupante encore que le seul aspect formel du projet, c’est le principe même de répartition et d’aménagement du futur complexe qui posait difficulté. Afin de réduire les coûts relatifs à la climatisation, il était carrément proposé de « neutraliser » - à l’exception des sculptures - la fonction d’accrochage du bâtiment historique par sa reconversion en une espèce d’agora ouverte au public et strictement réservée aux fonctions d’accueil, de librairie et de restauration (ill. 3).


3. Musée des Beaux-Arts de Tournai
Atrium transformé en agora et restaurant
© XDGA
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Suivant cette étonnante configuration, la quasi-totalité des peintures devait donc être transférée dans l’extension dotée d’espaces parallélépipédiques rigoureusement calibrés et impersonnels (ill. 4) mais mieux adaptés à la régulation hygrothermique, sorte de « cauchemar climatisé » comme disent les Américains.


4. Musée des Beaux-Arts de Tournai
Collections de peintures installées dans le bâtiment projeté
© XDGA
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Dénaturer ainsi le « musée Horta » - connu comme tel depuis sa naissance – en le privant de sa destination originale avait l’apparence d’une magnifique hérésie et c’est cette hérésie-même qui, au-delà du bluff et de l’effet surprise, emporta la décision de confier le projet à l’agence d’architecture bruxelloise qui la proposait avec tant d’audace. En ces temps de « dé-constructivisme » à la mode, de réaffectations tous azimuts et de relativisme attardé, la pirouette iconoclaste avait tout pour séduire un jury « conquis » à l’avance. En effet, n’était-ce pas là la marque du progrès jetée à la figure de tout ce que la ville pouvait encore compter de soi-disant « réactionnaires » [3] ?

Reconvertie à terme en une espèce de hall de foires, de salle de bal ou de banquets populaires et « citoyens », la sympathique tortue à cinq pattes devenait ainsi au mieux l’annexe « romantique » et désuète d’un cube numérisé, couronné par une « émergence » dont l’allure de « tour infernale » (ainsi rebaptisée par le voisinage) altérait un peu plus la silhouette du complexe art nouveau d’origine en l’écrasant visuellement (ill. 5).


5. Vue extérieur de l’extension du Musée des Beaux-Arts de Tournai
(à droite)
© XDGA
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Adieu donc – car désormais obsolète - l’unique et ingénieux système de cimaises spécialement conçues par Horta pour occuper idéalement les parois d’exposition sur toute leur hauteur, adieu donc la variabilité volumétrique des différentes salles d’exposition et la gradation lumineuse finement imaginées pour correspondre aux différents formats de tableaux. L’architecte avait conçu une coquille vide mais il ne le savait pas encore…

En réalité, ce chamboulement programmatique cachait sans doute un autre objectif à long terme : le redéploiement global des collections en faveur de l’art dit contemporain – considéré comme un genre autonome à part entière et moins exigeant du point de vue de la conservation que les collections traditionnelles - ardemment défendu par les promoteurs du futur chantier, une fois encore au mépris des idées dérangeantes plusieurs fois exprimées à ce sujet par l’utilisateur principal des lieux, c’est-à-dire moi-même [4].

Alors qu’Horta avait précisément conçu son bâtiment comme un musée de l’art contemporain de son époque, suivant le vœu exprès de son fondateur éclairé, Henri Van Cutsem, lequel n’avait pour d’autre idéal que défendre la création, la beauté et surtout la vérité [5], ce que reflètent d’ailleurs les tendances majeures de sa collection, aussi bien dans un registre plus traditionnel (l’école naturaliste flamande, l’art social) qu’avant-gardiste (l’impressionnisme français).

Par ma résistance aux orientations du nouveau projet, tout en cherchant sans relâche à l’infléchir et à l’améliorer avec la meilleure volonté du monde, je ne faisais que mon devoir de conservateur, gardien de la mémoire des lieux que j’occupais depuis dix ans. Ce ne me fut pas pardonné et on connaît la suite…

Joris Snaet
Vanité (Sic transit gloria Tornaci), 2009
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Alors, avant que la première pierre – que dis-je, poutrelle - du chantier ne soit posée, prenons garde que la « belle au bois dormant » que j’avais ramenée si difficilement à la vie ne (re)devienne la vieille dame dépareillée et envahie par la végétation que l’on découvre sur la caricature… pour le plus grand bonheur des crapauds [6] qui coassent non loin dans leur mare !

Jean-Pierre de Rycke

Notes

[1La légende cite habituellement la Périmèle de Léonce Legendre, une jeune femme nue et alanguie sur la plage peinte dans une attitude un peu lascive par un élève de l’artiste pompier parisien Alexandre Cabanel.

[2Par une heureuse coïncidence, Van Cutsem était un passionné du musicien allemand, assistant régulièrement au festival de Bayreuth créé par ce dernier en 1876.

[3On comprend mieux aussi pourquoi au même moment, les autorités responsables de la ville s’acharnèrent à imposer le démontage méthodique d’un pont médiéval emblématique de la cité – le bien nommé pont « des trous » (voir l’article) - pour le remonter dans un habillage moderne totalement dénaturé, comme un simple jeu de mécano. Une fois encore, le progrès technique – l’élargissement du fleuve traversant la ville – aurait raison de l’obscurantisme passéiste…

[4Voir à ce sujet ma tribune du mois de juin 2017 dans Le Figaro (« Contre-manifeste de l’art contemporain ») suivie, quelques jours à peine avant ma mise à pied, d’une prise de position sur le même thème dans La Libre Belgique en décembre de la même année.

[5Titre même du groupe en bronze (La Vérité inspirant les arts) couronnant la façade du musée réalisé par l’ami sculpteur de Van Cutsem, Guillaume Charlier.

[6Le crapaud était l’emblème des rois mérovingiens. Accessoirement, il rappelle aussi vaguement le tracé au sol du musée.

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