Théophile Bourgeois, un architecte pisciacais sur les bords de la Manche

Dans un monumental ouvrage publié en 1990, sous la direction de Françoise Cachin qui était à l’époque directrice du musée d’Orsay, l’historien d’art Georges Vigne définit en quelques lignes « l’architecture balnéaire teintée d’Art nouveau  ». Afin d’illustrer ce nouveau style qui s’épanouit autour de 1900, il prend comme exemples des constructions édifiées à Cabourg, Fécamp Le Havre et Mers-les-Bains. « À Mers les Bains, écrit-il, nous retrouvons Édouard Niermans dans sa meilleure période, mais aussi Théophile Bourgeois, auteur de l’amusant Bon Abri, 7, rue Boucher-de-Perthes  » [1].


1- Signature de Théophile Bourgeois sur la façade de Bon Abri
On reconnaît la rose des vents et le compas, attributs de l’architecte
Photo : DM
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Théophile Bourgeois, architecte à Poissy

Théophile Bourgeois (1858-1930) est architecte de la ville de Poissy, expert près des tribunaux et du Conseil de la Préfecture, architecte des communes de Mantes et de Versailles. Il participe à de nombreux concours pour construire des édifices publics. En 1903, l’annuaire du bâtiment [2] indique que Théophile Bourgeois est « lauréat dans 42 concours publics ». Il concourt principalement en Île-de-France : il remporte le 1er prix à Conflans-Sainte-Honorine pour l’édification de groupes scolaires et de la mairie, le 1er prix à Argenteuil pour les Abattoirs ; le 3e prix à Asnières pour les groupes scolaires, le 3e prix à Provins pour les halles de la ville mais intervient aussi à Langres, Saint-Flour, Nevers, Autun, Montpellier, Avignon, Agen et même en Algérie, alors colonie française. Il expose aussi régulièrement au Salon [3] des projets qui concernent pour l’essentiel des architectures publiques : écoles, marchés, abattoirs, hôpitaux. En 1901, il présente néanmoins un projet pour un Groupe de villas aux environs de Paris.

La villa moderne

Cette orientation vers l’architecture privée s’affiche encore plus nettement avec l’ouvrage que Bourgeois publie en 1899 sous le titre La villa moderne [4] .


2- Théophile Bourgeois
La villa moderne. Cent planches donnant les plans, façades et devis détaillés de cent maisons. Précédé de quelques réflexions sur l’emploi de matériaux dans la construction et l’aménagement des maisons de campagne
Librairie centrale des Beaux-Arts, Paris (1899)
Photo : Gallica-NUMM-6567337
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3- Théophile Bourgeois
La villa moderne. Cent planches donnant les plans, façades et devis détaillés de cent maisons. Précédé d’une étude sur les Marchés, Devis, Cahiers des charges
Librairie centrale des Beaux-Arts, Paris
Photo : Gallica- NUMM-3412469
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Dans la première édition, le texte est précédé d’une introduction intitulée « Quelques réflexions sur l’emploi des matériaux dans la construction et l’aménagement des maisons de campagne ». Bourgeois préconise l’utilisation de matériaux locaux qui permettront de réaliser des économies substantielles et qui favoriseront « une meilleure adaptation de la construction au climat » et « de l’édifice au site ». Dans un deuxième chapitre, il n’écarte pas cependant la possibilité d’importer des matériaux si leur utilisation se justifie « soit par raison d’économie  » soit « pour assurer au mieux le confortable des habitants de la maison future ».
Bourgeois étudie au chapitre 3 la question des aménagements. L’architecte doit avoir pour première préoccupation de gérer le délicat problème de la gestion de l’eau, de sa mise à disposition, de sa purification et de son évacuation. Bourgeois n’oublie pas d’évoquer les différents modes de chauffage et d’éclairage. Il justifie aussi l’utilisation de sonneries électriques « partout recommandables » et les appareils de téléphonie qui permettent de communiquer à l’intérieur de l’habitation. Enfin, il préconise l’installation de paratonnerres qui sont des « instruments de sécurité si indispensables pour toute habitation isolée  ». Dans son dernier chapitre, il recommande d’attacher un soin particulier à l’aménagement du jardin qui est le « cadre naturel de l’édifice et qui doit s’harmoniser parfaitement avec lui  ». En conclusion, Théophile Bourgeois explique modestement avoir eu pour seule ambition de fournir à l’usage du constructeur, «  une sorte de memorandum des matériaux, fournitures et engins qu’il peut avoir intérêt ou bénéfice à se procurer ». Il n’a pas eu l’ambition d’écrire un traité « dont les proportions eussent été beaucoup trop vastes pour le cadre de cet ouvrage ».

4- Théophile Bourgeois
La villa moderne
Librairie centrale des Beaux-Arts, Paris
Photo : DR
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Le corps du livre est constitué de cent notices individuelles illustrées chacune d’une planche. Le descriptif est articulé en deux parties : construction-distribution et inclut un chiffrage détaillé du coût de la construction. Le rédacteur anonyme du texte publicitaire paru dans Art et Décoration [5] fait valoir que le devis le plus élevé est inférieur à 60 000 francs et que le type le moins coûteux n’atteint pas 3 000 francs. En définitive, le but de l’auteur, souligne Art et Décoration, est de « faire du petit coin pas cher, ce rêve si caressé et si légitime, une réalité courante ».
Théophile Bourgeois localise principalement en Île-de-France ses projets immobiliers. Pour Poissy, sa ville de résidence, il propose douze plans de « petits hôtels », « villas  » ou « petits chalets ». Le Vésinet, Villennes, Saint Cloud et Puteaux comptent également parmi ses lieux de prédilection. En dehors de Paris et de sa proche banlieue, il privilégie les rivages maritimes. Il place plusieurs de ses constructions sur la côte normande, à Sourdeval, Saint-Pair et Granville dans la Manche, Deauville et Ouistreham dans le Calvados, à Varengeville et Puy, à proximité de Dieppe, dans la Seine Maritime. L’actuelle région des Hauts de France (Onival, Cayeux, Berck) fait aussi l’objet de ses attentions.


5- Théophile Bourgeois
La villa moderne. Cent planches donnant les plans, façades et devis détaillés de cent maisons. Précédé d’une étude sur les Marchés, Devis, Cahiers des charges
Librairie centrale des Beaux-Arts, Paris, sd, planche 1.
Photo : Gallica- NUMM-3412469
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6- Théophile Bourgeois
La villa moderne. Cent planches donnant les plans, façades et devis détaillés de cent maisons. Précédé d’une étude sur les Marchés, Devis, Cahiers des charges
Librairie centrale des Beaux-Arts, Paris, sd, planche 68
Photo : Gallica- NUMM-3412469
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En 1903, Théophile Bourgeois publie une nouvelle édition de La villa moderne. Il modifie sa préface en incluant une étude sur les marchés, devis, cahiers des charges et change son choix de constructions. Il consacre sa première notice à l’hôtel qu’il a fait construire pour lui, à Poissy, avenue Meissonier (actuellement 1, avenue Zola) [6]. Édifiée sur un soubassement en pierre de meulière, cette maison de maître est de style anglo-normand. Ses toits à nombreux décrochements surplombent une façade ornée de pans de bois et d’un revêtement de briques et pierres en forme de damier. Il ne dessine pas moins de neuf projets pour des chalets, villas ou pavillons implantés au Bois de Cise, dans une petite localité distante de cinq kilomètres de Mers-les-Bains, qui s’étage dans une valleuse surplombant la mer. Il donne aussi le plan et l’élévation d’une villa à Mers [7] qui ne semble pas avoir été réalisée. La forme des toits bordés de larges auvents et, plus encore, la présence d’une tour quadrangulaire sommée d’un épi de faitage indiquent clairement la filiation de cette construction avec l’hôtel particulier que Théophile Bourgeois s’était fait construire à Poissy.


7- Façade de la villa Bon Abri
Mers-les-Bains
Photo : DM
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8- Porche d’entrée de la villa Bon Abri
Mers-les-Bains
Photo :DM
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La villa Bon Abri

La villa Bon Abri qui ne figure pas dans le recueil de La villa moderne est édifiée entre 1901 et 1904 [8] par Théophile Bourgeois rue Boucher de Perthes dans une rue perpendiculaire au front de mer. Elle s’inscrit sur une étroite bande de terrain entre les villas La Lune et Le Soleil de Marin et Graf (1904) et Rigoletto et Hortensia de Jules Dupont (1902-1906). Son propriétaire Charles Girard qui a également fait bâtir la villa Octavie [9] à Ault a demandé à Bourgeois d’édifier sur quatre niveaux une construction à usage double, désignée sous le terme flatteur d’ Hôtel particulier. La porte de gauche donne accès au logement du propriétaire, qui s’élève sur deux étages et comporte au premier un vaste hall éclairé par un bow-window. Le deuxième étage abrite quatre chambres dont une petite chambre de bonne. La porte de droite permet d’accéder à un logement locatif comportant une salle à manger, une cuisine, des toilettes et une chambre de bonne. Entre les deux portes, un porche en plein cintre ouvre sur une « remise à automobile ».


9- A. Raguenet
Monographies de bâtiments modernes
Paris, Ducher, 1904, n° 199, pl. 267
Collection particulière
Photo : DM
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10- A. Raguenet
Monographies de bâtiments modernes
Paris, Ducher, 1904, n° 199, pl. 266
Collection particulière
Photo : DM
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Par rapport aux maisons voisines, la façade de Bon Abri se distingue par son exubérance et par son absence de symétrie. Le bow-window du premier étage ainsi que les balcons des étages supérieurs sont protégés par des balustrades et des garde-corps à tête de cygne ou de canard dont le caractère naturaliste disparaît dans les étages supérieurs, pour ne plus laisser place qu’à un jeu de courbes abstraites. Bourgeois a utilisé ces motifs zoomorphes dans plusieurs villas du Bois de Cise [10] contemporaines de Bon Abri. Les toitures ont perdu leurs ornements sommitaux qui imprimaient à la façade un élan vertical. Celle-ci a reçu un badigeon couleur crème qui dissimule la polychromie des briques d’origine, apparente dans le recueil de Raguenet [11]. Bourgeois a fait un large usage de ce matériau bon marché et d’emploi facile tout en recourant à des ornements en pierre de taille pour scander sa façade.
Théophile Bourgeois se révèle ici comme à l’ordinaire un « compilateur effréné de tous les styles [12] ». Les arcs en plein cintre des baies du rez-de chaussée encadrés par des bossages vermiculés s’inspirent de modèles italiens ou français en usage sous la Renaissance et au XVIIIIe siècle. Le deuxième étage comporte un bandeau saillant en forme de mâchicoulis dont le Moyen Âge a fait grand usage dans ses ouvrages défensifs. Cependant la variété des matériaux utilisés, le dessin des grilles des portes et, plus encore, le caractère « curieusement contourné  » des balustrades des balcons procure à la villa Bon Abri un caractère résolument Art nouveau.
Malgré cette diversité de styles et de références, Bourgeois réussit à donner à son architecture une cohérence et une apparence d’unité. Par le biais de rimes plastiques, il parvient à créer des liens entre les différents étages et à intégrer les formes curvilignes des balcons et du bow-window dans la façade. Les arcatures aveugles qui surmontent les bandeaux décoratifs marqués Bon Abri font écho aux arcs en plein cintre du rez-de chaussée et les faux pans de bois en maçonnerie au deuxième étage assurent une habile transition avec les menuiseries des balcons.
Dans un site internet maintenant fermé, l’auteur resté anonyme d’un blog consacré à Paris 1900 qualifiait la villa Bon Abri de « fleuron de l’Art Nouveau balnéaire, dans une déclinaison à la fois modeste, par les moyens mis en œuvre, et joliment prétentieuse, par une amusante accumulation de détails aux proportions très exagérées ». Il partageait ainsi l’opinion de Raguenet qui, cent ans plus tôt, considérait déjà la maison de la rue Boucher de Perthes comme une des « habitations les plus intéressantes » de Mers.

Dominique Morel

Notes

[1Georges Vigne, « Bords de mer, Villes d’eaux, Strasbourg, Nancy », L’art du XIXe siècle, 1850-1905, sous la direction de Françoise Cachin, Paris, 1990, p. 418.

[2Sageret, Annuaire du bâtiment des travaux publics et des arts industriels, Paris, 1903, pp. 10-11

[3Il participe aux Salons de la Société de l’art français en 1889, 1891, 1892, 1894, 1896, 1897, 1898, 1901 et 1902.

[4Le numéro d’Art et Décoration paru en mai 1900 annonce la parution de La villa moderne par Th. Bourgeois « architecte de la ville de Poissy ». L’annuaire Sageret publié en 1903 qualifie Bourgeois d’ « ex-architecte » de la ville de Poissy . C’est la même appellation qui figure dans les différentes éditions de La villa moderne.

[5Encart publicitaire inséré entre les pages 4 et 5 du supplément de Art et Décoration de mai 1900.

[6Pour une étude complète de « L’hôtel de M. Bourgeois, architecte », on se reportera au livre de Sophie Cueille, Poissy, cité d’art, d’histoire et d’industrie, Yvelines, Association pour le patrimoine Île-de-France, 2003, pp. 100-101

[7La Villa de Mers (n° 68) présente de grandes similitudes avec le Chalet de Berneval (n° 67)

[8Voir Élisabeth Justome, site de l’Inventaire des Hauts-de-France

[9Voir Élisabeth Justome, site de l’Inventaire des Hauts-de-France

[10Voir Élisabeth Justome, site de l’Inventaire des Hauts-de-France

[11A. Raguenet, Monographies de bâtiments modernes. Paris, Ducher, 1904, n° 199, pl. 267

[12Sophie Cueille, « Théophile Bourgeois ou les hésitations du début du siècle », Le Vésinet. Modèle français d’urbanisme paysager 1858/ 1930, Cahiers de l ‘Inventaire 17, Paris, Imprimerie nationale. Association pour le patrimoine de l’Ile-de-France, 1989, p. 78

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