Réserves du Louvre : interview d’un(e) conservateur(trice) du département des antiquités étrusques, grecques et romaines (2)

Photo : Lyokoï88 — Travail personnel, CC BY-SA 4.0
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Il y a manifestement une forte opposition à ce projet de réserves à Liévin non seulement au Louvre, mais plus généralement dans la communauté scientifique nationale et internationale, est-ce qu’on vous en parle ?

Évidemment, j’ai des confrères scientifiques, universitaires, conservateurs, en France et à l’étranger, qui m’en parlent et qui en parlent à mes collègues.

Quelle est leur réaction ?

Leur réaction est unanime car toute personne qui travaille sur les œuvres, et qui les étudie donc matériellement comprend d’emblée ce que représente l’externalisation des réserves à 200 km du musée. C’est implicite, il n’y a même pas besoin d’expliquer, parce que nous parlons le même langage : celui de l’étude des collections.
Je souscris entièrement à tout ce qu’ont dit mes collègues des départements du Louvre sur La Tribune de l’Art. J’aimerais d’ailleurs redire à cette occasion combien de conservateurs ont signé la lettre à la ministre. Car on parle de 42, mais 42 sur combien ? Il s’agissait de 42 conservateurs sur 45 susceptibles de signer, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas directeurs de département, qui ne sont pas directeurs des nouvelles directions transversales et pas non plus les conservateurs chargés de mission auprès du président-directeur. Il s’agissait uniquement des conservateurs en charge de collections au sein des départements. Si on compte, cela fait 93%. Et, entre nous, une 43e signature est arrivée trop tard, à quelques heures près. C’est donc encore davantage. Cela me frappe d’autant plus que le président-directeur et ses directeurs viennent de signer un texte de réponse dans La Tribune de l’Art qui signifie qu’ils se désolidarisent entièrement des conservateurs des départements. Je pose une question : comment analyser l’interview de Geneviève Bresc qui était encore directeur du département des sculptures il y a un peu plus d’un an ?

Je pense qu’il est intéressant désormais de relever non pas les propos des journalistes au sujet des réserves à Liévin, mais ceux qui se trouvent dans des textes rédigés et transmis aux journalistes. Je pense à la réponse faite par le Président-directeur du Louvre dans le dernier numéro de la Revue de l’Art, et ce que lui et ses directeurs ont publié dans La Tribune de l’Art. Je me suis arrêté(e) à ces deux textes, et j’ai relevé des affirmations récurrentes que je trouve extrêmement ambiguës et qui peuvent être mal comprises de lecteurs qui ne connaissent pas le fonctionnement d’un musée, et le travail sur ses collections et dans ses réserves.
La première notion, qui est pour moi très ambiguë, est celle de « public élargi ». Dans la Revue de l’Art, on peut lire : « un musée n’a pas vocation à conserver des œuvres en réserve - d’invention récente dans l’histoire de l’institution - mais à présenter au public le plus large possible les collections dont il a la charge. C’est pourquoi de nombreuses institutions muséales ont mis en œuvre des centres de conservation pour permettre l’accès à ces collections mal ou peu connues ». Autre phrase dans le même article qui concerne les missions du musée du Louvre : « favoriser la rencontre entre le public et les collections, que ce soit dans le palais, à Lens, dans un centre de conservation comme Liévin ». Troisième point, toujours dans le même texte « les collections du musée du Louvre ne sont pas réservées aux seuls conservateurs qui en ont la charge, mais doivent être accessibles au plus grand nombre ». Et puis, dans La Tribune de l’Art, « il faut réinventer notre rapport aux réserves pour réaffirmer notre ambition dans le domaine de la recherche et de l’étude des collections afin de les ouvrir plus largement ».

Ces différentes phrases me rappellent ce qu’on nous avait dit dans les années 2000, à savoir qu’il y avait environ 35000 oeuvres exposées pour environ 14 km de salles et de galeries, donc un nombre considérable pour tout visiteur du musée. Si l’on considère les œuvres en réserve - je parle ici des départements archéologiques, elles sont souvent considérées comme secondaires, ou des œuvres de série, ou encore en mauvais état de conservation. Mais elles sont cependant souvent essentielles pour les spécialistes, membres scientifiques des départements, chercheurs confirmés (comme Jean-Marc Luce), doctorants, étudiants avancés, restaurateurs… Le dialogue entre tous ces spécialistes enrichit la connaissance des œuvres. On fait croire au lecteur que les réserves sont destinées à un public « élargi ». Or elles n’intéressent que toute la gamme de spécialistes que je viens de citer. Toute œuvre en réserve peut être revalorisée par une restauration, par son étude et à terme être exposée. Elle devient ainsi accessible au grand public qui n’est en revanche pas concerné par le projet du centre de conservation à Liévin.
On parle donc des réserves du Louvre à un large public qui ne les connaît pas et n’a pas de raisons de les connaître. Et que lit-on ? Que certaines de ces réserves sont exiguës, qu’il y a des objets qui s’entassent dans des placards et qui ne sont pas accessibles aux chercheurs, que des réserves ne sont pas aux normes, qu’elles sont éparpillées dans le palais. Et une phrase concernant les réserves est particulièrement lourde de sens : « en raison de leur dispersion, le classement des œuvres est parfois confus ». Je dirais pourtant que la gestion des collections d’un musée repose sur le récolement des œuvres, fondement du travail scientifique et obligation légale sans cesse menée par les personnels de conservation. Il s’agit de la reconnaissance de l’œuvre, de sa localisation, du retour à l’inventaire, de sa documentation. Ce travail aboutit à la constitution et à l’enrichissement des bases de données qui seront consultées par les chercheurs. Donc écrire que la « dispersion des réserves », situées le plus souvent à proximité des salles où sont exposées les œuvres comparables, est source de confusion me paraît ne pas correspondre à la réalité. Bien au contraire, les œuvres dans ces réserves sont identifiées, classées et accessibles aux chercheurs.
Je voudrais dire aussi que les bases de données, outils essentiels pour le travail scientifique, ne contiennent que ce que l’on y a introduit. Si l’information est erronée, confuse, à moitié juste, la fiche de l’œuvre est inutile.

Autre information qui se trouve dans la réponse publiée par La Tribune de l’Art : « Les réserves ont changé de fonctionnalité. L’enjeu ne consiste plus uniquement à « stocker » des œuvres, mais aussi à les photographier, les numériser, les mettre à la disposition des chercheurs, tout en les conditionnant au mieux pour leur conservation. La notion même de chantier des collections, apparue récemment, impose ces nouvelles fonctionnalités. » Je pose la question : que font les personnels scientifiques des départements au sein du Musée du Louvre depuis de nombreuses années ? La notion de « chantier des collections » est peut-être nouvelle, mais pas le travail qui lui correspond. C’est du Monsieur Jourdain ! Nous faisons tout sauf « stocker » des œuvres ! Quand elles seront à Liévin, dans des compactus, sans accès visuel c’est là qu’on peut craindre un « stockage » des collections, d’autant que le chercheur devra travailler dans un bureau en dehors de la réserve. Ce ne sera pas le rôle du régisseur chargé de lui apporter l’œuvre de discuter scientifiquement avec lui. Rappelons que la documentation des œuvres restera à Paris. Les personnels scientifiques des départements ne pourront systématiquement aller à Liévin chaque fois qu’un chercheur voudra voir un objet. La recherche s’en trouvera amoindrie.
Comment étudier les œuvres, en terme de récolement, de documentation, d’enrichissement des bases de données, sans la possibilité de travailler en réserve plusieurs fois par semaine, au minimum ? Il y a actuellement une réelle notion de « connivence scientifique » avec les réserves. Il est nécessaire de passer des réserves aux salles, et des salles aux réserves. Il y a une nécessité de perméabilité entre les salles et les réserves.
Revenons sur cette notion de séries qui intéresse les départements archéologiques. Certaines œuvres appartenant à ces séries peuvent être exposées, les autres sont en réserves. Ces séries ne concernent pas le grand public, mais les chercheurs spécialistes du domaine qui connaissent les œuvres comparables dans les autres musées, français et étrangers. La documentation scientifique des œuvres en question s’en trouve enrichie. Il est donc essentiel qu’ils puissent fréquenter à la fois les salles et les réserves accompagnés du personnel scientifique du musée.
Les départements archéologiques s’appuient sur une notion très importante, celle des « anciens fonds ». Il s’agit d’œuvres entrées dans les collections depuis la création du musée mais qui peuvent avoir perdu les informations de provenances (lieu de découverte, ancienne collection…). Notre rôle est de retrouver le contexte des fouilles et de recomposer matériellement les objets qui peuvent être entrés au musée sous forme fragmentaire. On peut citer un exemple récent, un travail remarquable au sein du département des antiquités grecques, étrusques et romaines : une étude de vases d’époque géométrique. Il a été possible de compléter des vases exposés fragmentaires en reclassant et en identifiant des tessons conservés par centaines en réserves. Comment imaginer un tel travail si les tessons s’étaient trouvés à 200 km des vases exposés ? Souvent, nous savons identifier typologiquement ou stylistiquement un objet, mais il nous faut parfois plusieurs années pour retrouver un contexte et une origine. On peut parler, et c’est très justifié, du temps long des musées. C’est une force pour les collections.

Certains diraient qu’il est curieux d’avoir perdu les origines et les provenances…

En effet, nous le savons très bien, mais nous sommes les successeurs de conservateurs du XIXe siècle qui géraient déjà des collections de dizaines de milliers d’œuvres sans les moyens actuels. Nous avons hérité de cette situation et c’est ce qui fait le sel de notre métier.
L’informatique nous permet d’aller plus loin. Nous pouvons même recomposer des inventaires qui n’ont jamais été rédigés.
Il est fondamental que le personnel scientifique du musée conserve la possibilité de remettre en cause un classement, justement parce que tout classement peut évoluer à la lumière de découvertes en archives, quand sont publiés des éléments de comparaison ou, comme je l’ai dit, grâce aux dialogues avec les spécialistes. Il faut que les conservateurs qui ont la charge des collections puissent continuer à accéder aux réserves sans intermédiaire : le scientifique ne vient pas pour consulter une œuvre dont il a demandé le transfert dans uen salle de consultation, il vient travailler directement dans la réserve et on sait très bien que son œil peut être attiré par l’objet voisin de celui qu’il souhaitait voir et que c’est cet objet qui va peut-être déclencher une découverte. Une réserve est un lieu d’étude et un lieu vivant où rien ne doit être figé.

À propos de classement, on parle de le faire par matière et par taille…

Le résultat ne peut alors être que très dommageable pour les collections. Si le classement n’est pas fait par un scientifique, l’objet risque d’être perdu pour la recherche.
Pour conclure, une autre phrase du texte de la direction du Louvre que vous avez publiée m’inquiète énormément : elle se réfère me semble-t-il à la notion de mutualisation des collections tous départements confondus « ce sera l’occasion de procéder à un travail de fond sur les modalités de classement des réserves selon une nouvelle arborescence à définir collectivement ». Chaque département a son mode de fonctionnement, son histoire depuis la création du musée. Vouloir uniformiser revient à nier l’histoire des collections du Louvre.

Propos recueillis par Didier Rykner

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