Quand la Chancellerie des Universités de Paris vend son patrimoine aux enchères...

C’est un superbe lustre à vingt lumières, une pièce unique (ill. 1) conçue en 1969 pour la Maison de l’Iran de la Cité internationale universitaire de Paris par le célèbre designer français Jean Royère, alors habitué des commandes iraniennes [1], dont la cote est en ce moment au plus haut sur le marché de l’art. Si cet objet fait beaucoup parler de lui ces derniers temps, c’est qu’il fera demain sa première apparition aux enchères, chez Artcurial. La maison de ventes en attend manifestement beaucoup : le lustre est estimé entre 120 000 et 180 000 €, et fera sans doute davantage. L’annonce de cette vente s’est faite par le biais d’un communiqué de presse envoyé il y a un mois, le 21 octobre, qui a été lu avec un mélange d’intérêt et de résignation : les amateurs d’arts décoratifs savent parfaitement combien la Cité universitaire, véritable manifeste architectural, a été consciencieusement vidée de son contenu au fil des années, alors que les objets qui la meublaient étaient encore considérés avant tout pour leur aspect utilitaire. Regorgeant de créations des plus grands designers du XXe siècle, de Jean Prouvé à Charlotte Perriand, la Cité a fait la fortune des brocanteurs puis des marchands qui ont opportunément profité de l’occasion : meubles et objets jetés à la benne, traités comme n’importe quel mobilier de résidence étudiante, se sont révélés au fil des années pour ce qu’ils étaient, des chefs-d’œuvre du design du XXe siècle. La notion elle-même de « patrimoine du XXe siècle » n’est elle-même qu’une création récente mais on pensait en tous cas le flot endigué et la Cité internationale universitaire de Paris définitivement protégée des déprédations.


1. Jean Royère (1902-1981)
Suspension à vingt lumières pour la Maison de l’Iran, 1969
Structure en profilé d’acier cintré laqué et patiné, bras de lumière en laiton, abat-jours en papier type parchemin gansé - 110 x 127 cm
En vente chez Artcurial le 19 novembre 2019
Photo : Artcurial
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C’est donc avec stupeur que l’on a appris deux jours plus tard, par cet article de Thierry Mestayer paru dans le Daily Art Newspaper, que la vente de ce lustre était en fait orchestrée par la Chancellerie des universités de Paris ! On découvrit alors que ladite Chancellerie souhaitait - intention certes louable - créer une bourse de recherche en arts plastiques dotée de 10 000€, financée par la vente aux enchères de ce lustre de Jean Royère, soustrait de son emplacement d’origine : l’appartement du directeur de la Maison de l’Iran de la Cité internationale universitaire de Paris. Partageant notre surprise et notre indignation dans ce tweet, nous comprîmes immédiatement que celles-ci étaient largement partagées, beaucoup croyant en effet l’objet protégé voire classé : la vente y fut notamment qualifiée d’« hallucinante » par Olivier Gabet, directeur du musée des Arts décoratifs. Il provient en effet de l’un des plus emblématiques bâtiments de la Cité internationale universitaire de Paris, la Maison de l’Iran, commandée par le dernier shah en hommage à son épouse qui avait étudié à Paris. Or, cet édifice au destin contrarié - connu depuis sous le nom de Fondation Avicenne - a seulement été inscrit au titre des monuments historiques en 2008, comme « rare exemple en France d’édifice suspendu à une macro structure » ! Si le bâtiment est inscrit en totalité, ce n’est hélas pas le cas de son mobilier, mais cette possibilité avait été évoquée : nous avons eu accès aux délibérés de la commission où Jean-Michel Leniaud, éminent spécialiste de l’histoire du patrimoine en France, s’intéressait manifestement au design puisque qu’il’« lui sembl[ait] impératif de classer le mobilier dont certains éléments ont été crées par Jean Royère »... Comment ne pas y voir l’emblématique lustre (ill. 2 et 3) mis en vente demain ?


2. Jean Royère (1902-1981)
Suspension à vingt lumières pour la Maison de l’Iran, 1969
Structure en profilé d’acier cintré laqué et patiné, bras de lumière en laiton, abat-jours en papier type parchemin gansé - 110 x 127 cm (détail)
En vente chez Artcurial le 19 novembre 2019
Photo : Artcurial
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3. Jean Royère (1902-1981)
Suspension à vingt lumières pour la Maison de l’Iran, 1969
Structure en profilé d’acier cintré laqué et patiné, bras de lumière en laiton, abat-jours en papier type parchemin gansé - 110 x 127 cm (détail)
En vente chez Artcurial le 19 novembre 2019
Photo : Artcurial
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Quelques jours plus tard, l’association Sites et Monuments, bien connue des lecteurs de La Tribune de l’Art, republiait sur son site un excellent article de Brigitte Blanc dont nous conseillons évidemment la lecture : il s’agit d’une version actualisée et augmentée de sa très complète notice parue dans le dernier ouvrage de référence sur la Cité internationale universitaire de Paris, paru en 2017. S’il est inutile pour nous de revenir ici sur la genèse du bâtiment imaginé par André Bloc et Claude Parent, très largement documenté et salué comme un important jalon architectural, on peut en revanche rappeler que Les Arts Décoratifs sont dépositaires des archives de Jean Royère grâce au legs du designer : une exposition lui avait été consacrée et son œuvre est parfaitement évoquée au sein du nouveau parcours des collections permanentes. S’il fallait absolument que le lustre de l’appartement du directeur de la Maison de l’Iran quitte la Cité internationale universitaire de Paris, un dépôt dans cette institution aurait certainement pu être envisagé, d’autant qu’on retrouve les projets de Royère pour l’appartement du directeur de la Maison de l’Iran (ill. 4) parmi les feuilles léguées par l’artiste : sur l’une d’entre elles, le lustre à vingt lumières est parfaitement reconnaissable (ill. 5).


4. Jean Royère (1902-1981)
Projet pour la maison de l’Iran, étage directeur, fumoir, 1968-1969
Crayon graphite et gouache sur papier - 51,2 x 66,2 cm
Paris, Les Arts Décoratifs - MAD Paris
Photo : Les Arts Décoratifs
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5. Jean Royère (1902-1981)
Projet pour la maison de l’Iran, étage directeur, séjour, 1968-1969
Crayon graphite estompé et gouache sur papier - 46,5 x 60,8 cm
Paris, Les Arts Décoratifs - MAD Paris
Photo : Les Arts Décoratifs
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L’association Sites et Monuments, qui appelle la Chancellerie des Universités de Paris à renoncer à cette vente, s’est vu opposer les arguments les plus étonnants qui soient, comme le précise cet article paru dans Le Figaro : l’institution évoque pêle-mêle le coût de remise en état de l’objet (!), le coût nécessaire pour l’entreposer (!!), se défend de toute logique de profit - comme on aimerait y croire - avant d’enfoncer le clou en ajoutant que « la plupart des vestiges de la décoration de l’appartement ont disparu, dont des appliques de Royère, et se sont évaporés sur le marché de l’art, sans que cela n’émeuve jamais personne ». On en reste pantois. La mise en vente de ce lustre, moralement contestable mais pas illégale, soulève également d’autres questions : on ne peut qu’apprécier la considération que l’organisme de tutelle accorde à ce patrimoine pour lequel la Chancellerie des Universités semble confondre « mettre en valeur » et « tirer profit ».

Mais il faut aussi s’intéresser au devenir de la Maison de l’Iran, actuelle Fondation Avicenne : l’édifice, qui n’accueille plus d’étudiants depuis le début des années 2000, est actuellement en plein réaménagement, après avoir été confié à la Régie immobilière de la Ville de Paris (RIVP). Un article très éclairant, paru en décembre 2017 dans le journal Le Moniteur, nous en dit plus à ce sujet : l’appartement du directeur, non pas installé au dernier étage comme l’indique par erreur la notice [2] du catalogue de la vente chez Artcurial mais à l’étage intermédiaire, en retrait entre les deux blocs, sera également transformé. Que vont donc devenir ses volumes d’origine mais surtout les autres pièces conçues pour cet emplacement par Jean Royère ? Dans chaque maison de la Cité internationale universitaire, c’est en effet le hall d’entrée et l’appartement du directeur qui faisaient l’objet du décor le plus soigné : on sait que le designer avait également dessiné des appliques pour cet endroit... L’article paru dans Le Moniteur se conclut par une citation de Vincent Mallard, directeur du patrimoine de la Cité, dont nous laisserons nos lecteurs apprécier la saveur : « La Cité internationale universitaire de Paris est un musée à ciel ouvert auquel il faut redonner son lustre ». Manifestement, on a préféré le mettre en vente (ill. 6). Comble de l’ironie : le prix financé par le produit des enchères portera le nom de Jean Royère !


6. Le lustre de Jean Royère pour la Maison de l’Iran exposé chez Artcurial le 18 novembre 2019
Photo : Alexandre Lafore
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Alexandre Lafore

Notes

[1Le designer français avait peu avant décoré les appartements privés de la famille impériale au Palais du Golestan

[2Il s’agit du lot 38.

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