Portage patrimonial : quand le ministère de la Culture se prive de moyens d’agir

« Nul ne peut se prévaloir de ses propres turpitudes ». Voilà un adage manifestement ignoré du ministère de la Culture qui, en quelques mois, vient de supprimer du code du patrimoine deux dispositions remarquables, qui pouvaient permettre de conserver en France des chefs-d’œuvre, parfois en les gardant in situ, pour la raison qu’elles étaient « peu utilisées », voire pas du tout. En gros : le ministère de la Culture n’utilise pas des moyens à sa disposition, donc il supprime la possibilité de le faire. Au moins ne sera-t-il pas tenté de faire son travail, pour le cas où cela lui viendrait à l’idée. Comment mieux illustrer l’interminable dégringolade de cette administration minée par des hauts fonctionnaires largement incompétents (pas tous bien sûr, mais chacun se reconnaîtra) et des ministres totalement inexistants (là, tous les ministres récents peuvent se reconnaître sans ambiguïté) ?

La première mesure supprimée (qui avait été instaurée par la loi musées de 2002) l’avait été par la loi de finance en décembre 2019 sans que nous l’ayons vue. Il s’agissait de la possibilité pour une entreprise d’acquérir pour son propre compte un trésor national qui n’avait pu faire l’objet d’une offre d’achat par l’État, en bénéficiant d’une défiscalisation de 40 % du montant. En échange de cette défiscalisation, trois conditions étaient imposées, totalement vertueuses et qui avaient pour conséquence de permettre l’exposition de l’œuvre au public et d’interdire définitivement sa sortie de France.

En effet :

 l’œuvre ne pouvait pas être revendue avant dix ans, ce qui pour un trésor national devait donner le temps à un musée intéressé de pouvoir se préparer tranquillement à cet achat.
 l’œuvre devait, pendant cette période d’incessibilité, être déposée dans un musée de France, auprès d’un service public d’archives ou d’une bibliothèque relevant de l’État ou placée sous contrôle technique.
 et, surtout, l’entreprise devait consentir au classement de l’œuvre comme monument ou archive historique, ce qui présentait un énorme avantage : elle ne pouvait plus sortir de France, et était donc assurée, sur le temps long, de regagner un musée, un service d’archive ou une bibliothèque.


1. Philippe de Champaigne (1602-1674)
Louis XIII
Huile sur toile
Paris, Banque de France
Photo : Sotheby’s Paris
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Le ministre de la Culture nous a répondu en expliquant que ce dispositif n’avait été utilisé que deux fois depuis sa création en 2002. Nous avions parlé en son temps de ces deux acquisitions par la Banque de France d’un important Portrait de Louis XIII par Philippe de Champaigne (ill. 1), et d’un Portrait de la duchesse d’Orléans par Elisabeth Vigée-Lebrun (voir la brève du 1/12/15).
Que cette disposition ne soit pas plus utilisée s’explique aisément : elle n’était pas bien connue, et le ministère de la Culture s’est bien gardé de s’en faire le promoteur, quand beaucoup d’entreprises auraient pu être intéressées par un tel dispositif. Elle leur permettait en effet d’acheter à 60 % du prix un trésor national qu’elles pouvaient ensuite revendre, mais uniquement en France. Cette diminution du prix ne les avantageait pas puisque le classement faisait baisser automatiquement la valeur de l’œuvre qui ne pouvait plus être vendue à l’étranger, mais elle ne les pénalisait pas non plus puisqu’elles étaient libres de la céder plus tard. Pour les musées, l’intérêt était évident, puisqu’au bout de dix ans ils pouvaient acquérir l’œuvre à prix réduit. Bref, tout le monde y gagnait. Il n’y a vraiment que le ministère de la Culture (et sans doute celui des Finances, mais cela s’explique mieux) qui n’y voyait pas d’avantages.

La seconde mesure supprimée, qui se trouvait dans l’article L143-8 du code du patrimoine, vient de l’être par la « Loi n° 2021-710 du 4 juin 2021 », qui a abrogé le « portage patrimonial » qui pouvait être fait par la Fondation du Patrimoine. Celle-ci pouvait en effet, sur demande de l’État ou avec son accord, bénéficier d’une expropriation menée par l’État sur un monument classé ou en instance de classement en raison du non entretien par son propriétaire, ou de la préemption de mobilier vendu aux enchères, pour ensuite gérer ces biens (immobiliers ou mobiliers) et les céder à une personne publique, ou à une personne privée en lui imposant un cahier des charges. Cela pouvait permettre de sauver des monuments en déshérence, ou de remeubler à moindre frais des demeures historiques, comme le montre très bien Julien Lacaze dans cet article du site de l’association Sites & Monuments.

Lorsque nous avions rencontré la ministre de la Culture Roselyne Bachelot pour l’interview qu’elle nous avait accordée (cela semble bien loin tant les quelques illusions que nous nourrissions à son égard ont disparu corps et bien), elle s’était déclarée, à raison, inquiète du sort des châteaux qui peinent à trouver des propriétaires prêts à s’en occuper. La seconde mesure, en empêchant l’expropriation au bénéfice de la Fondation du Patrimoine, aggrave encore cette situation au lieu de l’améliorer.
Cette dernière mesure a été abrogée à la demande de la Fondation du Patrimoine, qui considère qu’elle « ne figur[e] pas dans les priorités de longue date de la Fondation », et qu’elle « n’a pas les moyens ou les compétences pour s’en occuper ». Celle-ci par ailleurs considère que « l’exercice des pouvoirs de préemption et d’expropriation semblent peu appropriés, en tant que moyen d’action, pour un organisme tel que le [sien] ayant le statut d’une fondation privée ». Ce dernier argument ne tient pas une seconde, la préemption ni l’expropriation n’étant pas faites par la Fondation, mais bien par l’État… Quant aux deux premiers, dont acte ! Si la Fondation du Patrimoine ne veut pas se charger de cette mission d’intérêt public, rien ne devrait empêcher le ministère de la Culture de se pencher réellement sur cette question et de créer la structure ou le service ad hoc, ou de donner cette mission à un établissement public déjà existant (le Centre des Monuments Nationaux nous semblerait une bonne idée). Le ministère ne faisait rien, maintenant il n’en a même plus la faculté. Se priver de la possibilité d’agir, voilà la meilleure solution que Roselyne Bachelot semble avoir trouvée pour l’instant...


2. Vente à Drouot de la galerie de portraits du château de Bosmelet
Tableaux cités dans les inventaires du XVIIIe siècle ayant
conservé leurs cadres homogènes de la même époque
Photo : Julien Lacaze
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Pour aller plus loin, nous conseillons aussi la lecture de cet article de Julien Lacaze sur le site de Sites & Monuments. Les sommes en jeu sont parfois ridicules, et pourtant ce patrimoine est dispersé sans grand espoir de retour (ill. 2).

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