Ouvrir les musées : une question « essentielle »

Ce texte nous a été envoyé aujourd’hui par une « conservatrice du patrimoine ». Celle-ci, en effet, ne peut pas le publier sous son nom car elle est certaine (on le lui a dit) qu’elle risquerait d’être sanctionnée pour atteinte au devoir de réserve. En France, où on ferme les musées car ils ne sont pas essentiels, un conservateur ne peut pas dire qu’il s’y oppose. Tout cela, c’est sans doute ce qu’on appelle l’exception culturelle. Inutile de dire que La Tribune de l’Art s’associe entièrement à cette tribune que nous publions dans notre rubrique Débats.

Sandro Botticelli (1445-1510)
Le Printemps
Tempera sur panneau - 203 x 314
Florence, Musée des Offices
Photo : Wikipedia (domaine public)
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Jeudi 21 janvier, à 8h30, les visiteurs matinaux à Florence pouvaient de nouveau retrouver Botticelli, Michel Ange, Raphaël dans les galeries des Offices, après 77 jours de silence, la plus longue fermeture depuis la Seconde guerre mondiale. Oui, 77 parce qu’en Italie, ils ont compté les jours. Il y a quelque chose de rassurant en effet, à se dire que dans un monde aussi bouleversé, les nymphes du Printemps dansent toujours sous nos yeux ou que le Bacchus du Caravage tend encore une coupe de vin, à la santé du « monde d’après ». En ce jeudi matin à Florence, Dario Nardella, le maire de la ville parle de cette réouverture comme d’un symbole de renaissance, de renaissance et d’espoir.

Un peu plus au sud, à Rome, une conservatrice du Museo dei Fori Imperiali se bat depuis des mois pour ouvrir son exposition sur Napoléon, dont on commémore cette année le bicentenaire de la mort. Il aura fallu changer les dates cinq fois, organiser le transport et le convoiement malgré les restrictions des pays prêteurs, le tout dans des conditions chaotiques, monter une scénographie, publier un catalogue coûte que coûte. Mais l’exposition ouvrira, à la fin de la semaine prochaine. C’est une victoire. Elle a la conviction, elle l’écrit en français, du rôle citoyen de la culture et de l’art dans une période aussi incertaine que celle que nous traversons. A Bruxelles, les musées royaux des Beaux-Arts sont ouverts, à Madrid le Prado présente encore Les Ménines de Velázquez au public. En Italie comme en Belgique et en Espagne, le virus rôde toujours, comme en France, le nombre de cas quotidiens n’est pas plus rassurant.

Ouvrir ou fermer les musées pendant la pandémie n’est pas une question de statistique. C’est une question philosophique. C’est une question de société. Quelle place attribuons-nous au musée, à l’histoire, à la beauté dans un monde qui se remet à penser à la mort ? Sont-ils finalement, essentiels ? L’ouverture d’une exposition ou le début des soldes, les galeries Lafayette ou le musée du Louvre. Fallait-il vraiment choisir entre regarder et consommer ? Le paradoxe a atteint son apogée à la fin du mois de décembre. La plupart des musées ont alors conquis le droit d’ouvrir leurs boutiques pour les fêtes, leurs boutiques mais ni leurs collections, ni leurs expositions, vastes, désertes où rien ne s’achète mais tout s’apprend. Faut-il donc mettre en vente nos tableaux pour pouvoir les offrir au regard des français ? Oui au musée qui consomme, non au musée qui instruit. Cela confine…à l’absurde.

On parle aussi du maintien des services publics. Sacrosaints services publics français. Qu’est-ce qu’un musée sinon un service public, pour le public ? Le régime juridique du service public se définit par trois principes et le premier d’entre eux est la continuité. La continuité des musées est pourtant bien rompue depuis le 28 octobre. 86 jours aujourd’hui. Nous aussi, nous comptons. Dès le premier jour, les musées se sont organisés, ont mis en place les mesures nécessaires, au niveau local, au niveau national. Bien sûr, ils ont développé l’alternatif, les visites en ligne, les « contenus dématérialisés » pour patienter. 15 décembre, début janvier, fin janvier et maintenant plus rien. A ce jour, il n’y a même plus de calendrier, plus de perspective. La culture est reléguée au dernier rang des priorités, juste derrière les remontées mécaniques. Mais la crise que traversent ces institutions, elle aussi se fait mécanique. Inutile d’énumérer les millions perdus par les grandes institutions telles que le musée du Louvre, le château de Versailles ou le musée d’Orsay. De plus en plus contraints à fonctionner sur leurs seules ressources propres (droit d’entrée, mécénat, boutique, restaurant), la fermeture prolongée a coûté cher aux grands comme aux petits établissements. L’État paiera, nous dit-on. Mais l’État ne paie pas pour la démoralisation des troupes, pour les agents, les guides qui espèrent à chaque « rendez-vous de revoyure », pour les institutions qui tricotent et détricotent des plans de reprise de l’activité, des programmations depuis maintenant presqu’un an. L’inaliénabilité existe heureusement, les musées français ne vendront pas leurs œuvres comme a dû le faire le Brooklyn Museum mais ils perdent de jour en jour la trésorerie qui permet de faire « tourner la boutique ». Et puis l’État ne paie pas pour tout le monde. Certains sont même en péril imminent. C’est le cas du domaine de Chantilly, un joyau du patrimoine dont l’histoire rassemble les siècles et les grands hommes, du connétable Anne de Montmorency au duc d’Aumale, et dont les salles présentent l’une des plus belles collections de peintures en France. Imaginerait-on en 2021 qu’un tel musée ne puisse plus nourrir les chevaux de ses somptueuses écuries ou restaurer sa toiture et payer son chauffage ? C’est pourtant bien le cas. Non essentiel. Les musées sont plus fragiles qu’on ne le croit. La disette d’aujourd’hui est le silence de demain. Au retour de la vie sans covid, que trouvera-t-on dans les musées dont de nombreux employés sont découragés, sans projets, sans publics ? Que deviendront les guides conférenciers, sans activité depuis presqu’un an ? Combien d’expositions, montées au prix de tant d’efforts ont déjà été sacrifiées sur l’autel des commerces essentiels ? Dans le monde d’après, il n’y aura plus, si l’on n’y prend pas garde, d’expositions à admirer le dimanche, de catalogue à consulter à la boutique car tout cela a un coût et sera sacrifié pour simplement, payer les pots cassés d’un an de fermeture.

C’est dans les musées que l’on trouvait en premier les « mises à distance »… non pas pour séparer les hommes mais pour protéger les œuvres. C’est dans les musées que l’on réserve sa place, que l’on applique des jauges, que l’on horodate des billets, que l’on conçoit des parcours pour gérer des flux. Tout cela, nous savions le faire avant. Nous pouvons encore mieux le faire maintenant. On peut se masquer devant Léonard, Poussin ou Courbet, se laver les mains avant d’aller voir des porcelaines de Saxe. Cela n’empêche pas de regarder, cela n’empêche pas d’être ému. N’avons-nous pas besoin plus que tout au monde en ce moment d’être un peu ému pour conjurer la torpeur égrenée chaque jour par les chaînes d’info ? Ne peut-on pas offrir aux citoyens la chance de s’évader un peu, de déconfiner deux heures devant un peu de beauté ? Le second principe du service public, c’est celui de l’égalité. Le troisième celui de l’adaptabilité. La loi a donc bien prévu que les musées restent ouverts pour tous car ils sont censés s’adapter.

C’est juste une question de philosophie. Il est temps de relire les premières pages de la Crise de la culture d’Hannah Arendt, écrit juste après la guerre. Pour vaincre « l’épaisseur triste d’une vie privée axée sur rien sinon elle-même », il faut retrouver ce qui constitue notre trésor : notre culture.

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