Magister dixit ou du bon usage des notes

1. Honoré Daumier (1808-1879)
Les Paysagistes, 1865
Photo : D. R.
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On dit parfois que pendant des générations après Aristote, les araignées eurent six pattes. L’autorité du maître aurait suffi à brouiller la vue des entomologistes. Il s’agit assurément d’une légende [1]. Toujours est-il que dans le premier dialogue de son fameux Parallèle, consacré à dénoncer « la prévention en faveur des Anciens », Charles Perrault confiait à l’abbé, son porte-parole, ce propos impertinent : « Autrefois il suffisait de citer Aristote pour fermer la bouche à quiconque aurait osé soutenir une proposition contraire aux sentiments de ce philosophe. » Or ce phénomène n’est pas sans équivalents dans le domaine des sciences humaines d’aujourd’hui. En voici un exemple éloquent. Depuis près d’un demi-siècle, les historiens attribuent à saint Augustin une citation qui ferait de l’architecture une sœur de la musique. La formule est jolie et, comme dit le proverbe, se non è vero, è ben trovato. Mais elle est peut-être trop belle, et surtout légèrement anachronique : c’est Viollet-le-Duc qui fera de ces deux arts des « jumeaux »
 [2], précédant Le Corbusier [3] tout en s’inscrivant dans la tradition du paragone de la Renaissance [4]. L’ennui, c’est que l’auteur du De musica n’a jamais rien écrit de tel, et qu’en plus il ne s’est pas occupé d’architecture, dont le terme même semble absent de ses écrits [5] ! Reste à savoir pourquoi cette discipline n’a pas retenu son attention. Mais c’est une autre histoire.

2. Jean Grandville (1803-1847)
Un autre monde, 1844
Photo : D. R.
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En remontant la chaîne des renvois, nous avons cherché à retrouver le
coupable. L’origine du malentendu semble se situer chez Otto von Simson qui, dans son ouvrage classique sur la cathédrale gothique, se réfère à deux textes du Père de l’Eglise [6]. A notre grande surprise, nous avons dû constater que non seulement aucun des deux ne contient la fameuse déclaration, mais encore qu’il y est même question de tout autre chose : de grammaire, de versification, de rythme, de géométrie et d’astronomie dans le premier cas [7] et de danse dans le second [8].
Quant au passage du De musica parfois invoqué à ce sujet, il parle de la beauté des proportions dans le son, la lumière, les parfums, les saveurs et le toucher [9]. D’architecture, pas trace, malgré l’insistance de Simson, qui attribue à son auteur, à sept reprises sur deux paragraphes, un intérêt majeur pour ce sujet ! Le pape du gothique aurait-il été trahi par sa mémoire ? Toujours est-il qu’après lui, personne ne s’est préoccupé d’aller vérifier la source, ne serait-ce que pour en connaître le contexte. Et chacun de se référer allègrement à l’autorité du Maître, sans même donner d’autre référence ! La liste est longue des victimes de cette confiance mal placée. G. Germann [10], K. Michels [11], U. Steinhauser [12] entre autres en sont des exemples. Ainsi W. Perpeet, qui consacre pourtant un chapitre entier à l’esthétique d’Augustin, et donne pour chaque argument une référence précise, se contente-il également de renvoyer à Simson lorsqu’il mentionne la fameuse comparaison [13].
Et il n’est pas jusqu’à Paul Naredi-Rainer, spécialiste reconnu en la matière, qui ne tombe dans le piège. Dans un article de 1985, l’intérêt d’Augustin pour l’architecture est affirmé à trois reprises. et se base sur Simson et ... Perpeet, qui lui-même citait Simson [14] ! Curieusement, notre auteur ajoute une nouvelle référence augustinienne, De musica, VI, xii, 38, où l’on parle de la beauté numérique, mais où l’architecture est aussi absente que dans les deux premiers textes ! Repris dans la cinquième édition de son ouvrage classique, Architektur und Harmonie, le thème est encore une fois développé, avec pour toute référence, Simson et Perpeet [15]

En conclusion, on nous permettra d’évoquer un autre dicton populaire : « Quel est l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours ? » N’est-ce pas à cette logique que nous devons tant d’heures perdues à la recherche de références incorrectes, voire fantômes ?

Philippe Junot

Notes

[1Aristote ne semble pas avoir mentionné le nombre des pattes des araignées. Seul Pline (Nat. Hist., XI, 258) leur en attribue parfois six. Sur cette question, cf. Steier, « Spinnentiere », in Paulys Real-Encyclopädie der classischen Altertumswissenschaft, Stuttgart : Metzler, 1929, t. 27, col. 1786-1812 (1787).

[2Eugène Viollet-le-Duc, Entretiens sur l’architecture (1858-72), Bruxelles : Mardaga, 1977, I, p.12. Voir aussi les pp.19-20, 22, 28 et 134.

[3Le Corbusier, Précisions sur un état présent de l’architecture, Paris 1930, p. 12.

[4Claire J. Farago, Leonardo da Vinci’s Paragone. A Critical Interpretation with a New Edition of the Text in the Codex Urbinas, Leiden, Brill, 1992.

[5Le mot lui-même ne figure pas dans le grand Augustinus-Lexikon édité par Cornelius Mayer, Basel, Schwabe, 1986-94, II, p. 433-41, où l’on passe directement de Arbor à Archium. Rien non plus dans les Concordantiae Augustinianae sive collectio sententiarum quae sparsim reperiuntur de David Lenfant, Paris, Cramoisy, 1666, ou aedificare et ses dérivés sont pris dans un sens purement théologique. Et dans l’Encyclopédie d’Allen D. Fitzgerald (éd.), Augustine through the Ages, Grand Rapids, Eerdmans, 1999, l’architecture est absente jusque dans l’index !

[6Otto von Simson, Die gotische Kathedrale. Beiträge zu ihrer Entstehung und Bedeutung, Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1968, p. 38. Rééditions en 1979 et 1982. La version originale, The Gothic Cathedral. Origins of Gothic Architecture and the Medieval Concept of Order, New York, Bollingen Foundation, 1956, fut également republiée en 1962. C’est dire son audience.

[7Augustin, De ordine, II, 40-42.

[8Id., De libero arbitrio, II, XVI, 42.

[9Id., De musica, VI, xiii, 38.

[10Georg Germann, Einführung in die Geschichte der Architekturtheorie, Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1980, p.31, trad. Vitruve et le vitruvianisme. Introduction à l’histoire de la théorie architecturale, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 1991, p.31.

[11Karen Michels, « Le Corbusier : Poème Electronique. Die Synthese der Künste im Philips Pavillon der Weltaustellung Brüssel 1958 », Idea, Jhb. der Hamburger Kunsthalle, IV, 1985, p. 147-63 162, (note 1)

[12Ulrike Steinhauser, « Musik und Architektur », in MGG, 1997, VI, col. 729-45 (730).

[13Wilhelm Perpeet, Aesthetik im Mittelalter, Freiburg / München, Karl Alber, 1977, p. 40.

[14Paul Naredi-Rainer, « Musiktheorie und Architektur », in Ideen zu einer Geschichte der Musiktheorie, Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1985, p. 149-76 (172).

[15Id., Architektur und Harmonie. Zahl, Mass und Proportion in der abendländischen Baukunst (1982), Köln, DuMont, 1995, p. 37.

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