Louvre : la théorie de la cabale

Dans un message envoyé hier à tous les agents du Louvre, Jean-Luc Martinez se plaint des récents articles de presse critiquant son action :

« Enfin, beaucoup d’entre vous m’ont fait part de leur tristesse face à certaines attaques dont le Louvre a fait l’objet ces derniers jours par voie de presse. Elles s’inscrivent dans le contexte du renouvellement prochain du mandat de président-directeur. Elles rejaillissent sur l’ensemble du musée et sont déplacées alors que nous devons rester soudés pour traverser cette période difficile. Sachez que nous œuvrons pour y mettre un terme et protéger les équipes injustement mises en cause. »

Son renouvellement prochain (ou pas) à son poste de président-directeur du Louvre serait donc la raison de ces articles. Cette défense, qui met sur le compte d’une guerre de succession les critiques faites sur la gestion du musée, est peu ou prou celle qui transparaît d’un article publié hier lundi dans Le Figaro. Les attaques contre Jean-Luc Martinez y sont qualifiées de « cabale » et de « pluie de boules puantes », l’ambiance terriblement délétère au sein du Louvre y serait due selon « un salarié » à « cette campagne […] irrespirable [qui] finit par diviser les troupes », il s’agirait d’une « campagne de déstabilisation au moment où la bataille pour la présidence du Louvre est engagée ». Mais Martinez serait « droit dans ses bottes » et son bilan parlerait pour lui. Vraiment ? Examinons les arguments :


1. Fréquentation du Louvre par tranche d’âge en 2012 (rapport d’activité 2012)
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2. Fréquentation du Louvre des moins de 30 ans en 2019 (rapport d’activité 2019)
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 « Martinez peut se prévaloir d’avoir rajeuni le public (la moitié à moins de 30 ans) ». Voici les chiffres donnés par le Louvre lui-même : en 2012, le rapport d’activité donne un schéma (ill. 1) qui permet de constater que les moins de 30 ans sont 52 % ; et en 2019, le rapport d’activité clame très haut ce magnifique résultat (ill. 2) : 53 % ont moins de 30 ans. Le rajeunissement du public, passé en 7 ans de 52 à 53 %, est donc réellement impressionnant !

 « Martinez peut se prévaloir d’avoir mis les réserves hors de crue ». Certes, mais à quel prix ? Nous ne reviendrons pas ici sur l’absurdité complète d’installer des réserves à 200 km du musée, sur les possibilités de solutions alternatives et sur toutes les conséquences néfastes que cela a entrainées. Il suffit de lire nos articles à ce sujet. Seule la qualité incontestable du bâtiment peut être mise au crédit de Jean-Luc Martinez (voir l’article). Mais ce bâtiment n’aurait jamais dû être construit aussi loin du musée.

 « Martinez peut se prévaloir d’avoir modernisé la billetterie ». Outre que l’exploit ne serait tout de même pas si remarquable - tous les grands musées ont une billetterie, qu’on espère fonctionnelle - cela prête à rire quand on connaît les innombrables ratés récents de la billetterie du Louvre dont nous parlions ici et .

 « Martinez peut se prévaloir d’avoir modernisé l’accueil sous la pyramide ». Oui, l’accueil sous la pyramide (ce qui est lié à la billetterie) a été modernisé. Accordons-lui cela.

 « Martinez peut se prévaloir d’avoir mené à bien le chantier d’Abu Dhabi ». On croirait presque, et c’est d’ailleurs ce qu’il se plaît à faire croire, que ce chantier est né avec Jean-Luc Martinez et qu’il y a tout fait. En réalité, il était chargé de le terminer, et même cela, il l’a mal fait comme nous le démontrions ici, pour ne pas parler du rapport de la Cour des comptes sur sa gestion du traité (voir cet article, et cette brève).

 « Sous son ère, près de 40 000 (sur un total de 86 000 m2) ont été rénovés ». Le chiffre de 86 000 m2 représente, d’après les rapports d’activité, les espaces ouverts au public, sachant que les espaces muséographiques font 70 000 m2 [1]. Lorsque l’on examine un plan du Louvre et que l’on fait le bilan chaque année des travaux, ce chiffre de 40 000 m2 rénovés que l’on doit accepter sans qu’il soit jamais détaillé nous semble très excessif. Nous avons donc regardé quels travaux ont été menés depuis l’arrivée au Louvre de Jean-Luc Martinez. Car ce qui est important c’est bien cela : la nature des travaux est fort différente (parfois il s’agit simplement de refaire l’accrochage) et les vraies rénovations se sont révélées parfois très coûteuses et complètement ratées.
Nous avons répertorié et détaillé les différents travaux menés par Jean-Luc Martinez, tirés du rapport d’activité de 2019, p. 230, dans ce document annexe, ce qui évite d’alourdir un texte déjà très long.

Même en rajoutant les travaux pas encore terminés de la Salle des Sept Cheminées jusqu’à la salle des bronzes grecs, il paraît difficile d’écrire sans rire que Jean-Luc Martinez a « rénové 40 000 m2 »…
Les seules véritables « rénovations » dont il puisse se targuer sont en effet - et certaines avec beaucoup d’indulgence car il s’agit parfois de travaux cosmétiques :

* l’escalier Daru,
* les salles de peintures françaises et nordiques au second étage de la Cour Carrée,
* les salles de sculptures françaises XVIIIe et XIXe siècles,
* les salles d’Olympie et du Parthénon,
* la salle des États,
* la salle des Colonnes,
* le pavillon de l’Horloge
* les salles qu’il nomme les « appartements royaux » (une appellation absurde).

Auxquels on peut rajouter les travaux de salles ouvertes au public mais hors expositions : espace d’accueil sous la pyramide, centre Vivant-Denon et salles d’accueil des groupes.

Non seulement on est très loin (il suffit de jeter un œil au plan du Louvre) de « 40 000 m2 rénovés », mais une grande partie est un ratage terrible (le pavillon de l’Horloge et les travaux en cours dans les « appartements royaux » - voir l’article).

 « La marque Louvre a été développée ». Ah oui, certes, la marque Louvre a été développée… On peut ici écouter un expert sur la déontologie de la vente de la marque d’un musée qui n’est autre que… Jean-Luc Martinez lui-même dans une « masterclass » (sic), série de podcasts [2] que l’on trouve sur le site Majelan : « Pour dire les choses concrètement, la licence de marque du Louvre doit être défendue dans le domaine du Louvre, c’est-à-dire celui des arts, de l’édition, de la production artistique du monde des musées. » et un peu plus loin : « le Louvre a été sollicité pendant mon premier mandat par des producteurs de voitures japonais. J’ai trouvé ça un peu curieux de se dire qu’on allait vendre la marque du Louvre à un Japonais, on est quand même un musée français. J’ai fait le tour des producteurs de voitures français en leur demandant est-ce que ça ne vous intéresse pas et il y en a un que ça intéressait, DS… »

C’est donc parce que Jean-Luc Martinez veut que la marque Louvre soit exploitée dans son domaine et défende une image française qu’il a vendu celle-ci à Uniqlo (société japonaise de vêtements bons marché), à Alibaba (société chinoise de vente sur internet - voir notre article) ou Casetify (société chinoise fabriquant des coques de smartphone) !

Voilà donc ce qui est mis au crédit de Jean-Luc Martinez. En revanche, la dénonciation des dérives innombrables que nous exposons, preuves à l’appui, ou que Mediapart et Le Canard Enchaîné dénoncent, c’est une « cabale »…

Il est étrange que Jean-Luc Martinez se plaigne de la presse quand l’immense majorité de celle-ci est d’une complaisance effarante à son égard, sans jamais s’interroger sur sa politique et en reprenant telle quelle la communication du Louvre sans jamais la vérifier. Mettre sur le compte de la prochaine nomination les quelques articles parus ailleurs que dans La Tribune de l’Art est une curieuse manière de procéder pour quelqu’un qui, toujours dans sa masterclass Majelan, explique qu’il « est normal et sain d’être critiqué ». On ne peut donc pas faire le bilan de la politique de Jean-Luc Martinez, ce qui est normal dans une démocratie, mais en revanche, Jean-Luc Martinez peut, lui, faire sa campagne.


3. Copie écran de l’émission Quotidien du 25 février 2021 avec Jean-Luc Martinez
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4. Copie écran de l’émission 6 à la maison
du 3 mars 2021 avec Jean-Luc Martinez
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Car c’est un hasard sans doute si Jean-Luc Martinez a accepté de participer à l’invitation de Quotidien (ill. 3) de Yann Barthès dix-huit mois après avoir été invité comme on le lit ici, pour que ça tombe (avouez que c’est bien fait) le 25 février dernier, soit très peu de temps avant la date clé. Inutile de dire que dans cette émission, il n’a guère été malmené sur son bilan !

C’est un hasard aussi si la magnifique réussite dont se targue Jean-Luc Martinez pour les réserves de Liévin a fait l’objet il y a un mois - sans qu’aucune étape particulière du projet ne le justifie - d’un voyage de presse avec des journalistes choisis (inutile de dire que nous n’étions pas invité) qui se sont bien gardés d’enquêter sur les conséquences de ce grand déménagement.

C’est un hasard probablement, si Jean-Luc Martinez était le 3 mars dernier l’invité de l’émission « 6 à la maison » spécial Louvre (ill. 4), où les présentateurs ne se sont pas gênés pour lui passer les plats. On a connu Patrick Cohen plus incisif que face au président-directeur du Louvre…

C’est un hasard enfin si la masterclass de Jean-Luc Martinez que nous avons évoquée plus haut, où celui-ci explique comment diriger le Louvre, a été publiée en ce début d’année 2021...

Donc, Jean-Luc Martinez peut faire campagne, mais lorsque l’on fait le bilan de son action passée, avec des arguments et des preuves, c’est mal. Et lorsque des journaux d’investigation font leur travail d’investiguer, ça rendrait les agents tristes. Eh bien non : contrairement à ce que raconte Jean-Luc Martinez dans son message aux agents du Louvre (que plusieurs se sont empressés de nous transmettre), ces attaques ne sont pas contre le Louvre, elles sont au contraire pour le Louvre ; elles ne sont pas « contre les équipes » mais bien contre celui qui malmène le musée depuis plusieurs années, aidé de sa garde rapprochée. Et à l’exception de cette dernière, la quasi totalité des personnes travaillant au Louvre ne sont pas tristes de ces attaques, elles sont tristes de voir ce que leur musée est devenu. Et elles n’attendent qu’une chose : le remplacement du président-directeur.

Didier Rykner

Notes

[1Le rapport 2018 précise que depuis 2014, 34 000 m2 ont été rénovés dont 17 579 m2 d’espaces muséographiques et 16 520 m2 d’espaces d’accueil et de bureaux (les bureaux sortant donc des espaces ouverts au public) tandis que le rapport 2019 explique que 38 000 m2 ont été rénovés, sans préciser les espaces muséographiques, et en ajoutant que 38 000 m2 ont été rénovés entre 2015 et 2019. On constate donc ici ce qui est un grand classique des rapports d’activité : jamais les chiffres ne sont donnés pour permettre une comparaison d’une année sur l’autre…

[2Nous avons retranscrit se propos en les modifiant légèrement pour passer du style oral au style écrit, mais il s’agit exactement de ce qu’il dit.

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