Louvre : des sirènes bien silencieuses...

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« Soudain, sur une étagère en hauteur près du plafond, [Jean-Luc Martinez] repère une œuvre complexe en marbre, sculptée par le Bernin et destinée à servir de base à une célèbre statue antique du Louvre représentant un Hermaphrodite endormi ». Cette phrase, dans un article - par ailleurs d’une complaisance ahurissante - du New York Times nous a beaucoup intrigué et inquiété. Le Louvre avait-il envoyé dans les réserves de Liévin le matelas sculpté par le Bernin sur lequel repose depuis le XVIIe siècle l’Hermaphrodite Borghese ? Après une courte enquête, nous avons pu conclure que non, fort heureusement, l’œuvre était encore à sa place, et sans modification. Mais que voulait donc dire le journaliste ?


1. Planche 303 du tome 3 de la
Description du Musée Royal des Antiques du Louvre du comte de Clarac
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Nous ne l’avons compris que lorsque Jean-Luc Martinez a répété cela dans une interview diffusée par RTL (à 5’37’’) : « Vous voyez les petits sphinx qui sont là haut ? En fait ce sont quatre sirènes qui forment les pieds du lit de l’Hermaphrodite Borghese, du Louvre. C’est du Bernin ça. Je veux les étudier et reconstituer le lit, je fais une demande et c’est mis à disposition et donc le chercheur peut venir étudier l’œuvre, mais parce qu’on l’a apporté ici on en a maintenant des photographies de tous les côtés, on l’a pesé, on en a une connaissance qu’on n’avait pas il y a ne serait-ce que dix ans ».


2. Détail de la planche 303 du tome 3 de la
Description du Musée Royal des Antiques du Louvre du comte de Clarac (Hermaphrodite Borghese)
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3. Détail de la planche 303 du tome 3 de la
Description du Musée Royal des Antiques du Louvre du comte de Clarac (Hermaphrodite Borghese)
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Le socle de l’Hermaphrodite Borghese aurait donc eu autrefois des pieds sculptés par le Bernin ? Ces pieds sont visibles dans une planche de l’ouvrage du comte de Clarac, [« Description du Musée Royal des Antiques du Louvre », tome III_>https://bibliotheque-numerique.inha.fr/viewer/5833/?offset=#page=34&viewer=picture&o=bookmark&n=0&q=] : il s’agit de sirènes, plutôt que de sphinges, en marbre, chacune avec un seul pied et deux ailes [1]. Nous avons enquêté et avons été surpris de constater qu’au département des Antiquités Grecques, Étrusques et Romaines et à celui des Sculptures rares semblaient les personnes qui savaient que ces œuvres avaient été retrouvées. Jean-René Gaborit, l’antépénultième directeur du département des Sculptures, les avait en effet cherchées en vain. En réalité, elles étaient retrouvées depuis au moins dix ans puisqu’elles furent publiées et l’une d’elles reproduite en 2011 dans le catalogue I Borghese e l’antico [2].


4. Vincenzo Pacetti (1746-1820)
Sirène
Marbre
Paris, Musée du Louvre (réserves de Liévin)
Photo : Musée du Louvre
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Beaucoup de sculptures antiques fragmentaires furent, entre le XVIe et le XVIIIe siècles notamment, complétées par des sculpteurs réalisant les bras, les têtes ou les jambes manquants. Au cours du XXe siècle essentiellement, ces œuvres furent dérestaurées pour retrouver l’aspect qu’elles avaient au moment de leur découverte, certes partiel, mais plus « authentique ». Ce qui peut évidemment poser de vraies questions déontologiques, quand le « restaurateur » a pour nom Nicolas Cordier ou François Girardon : dérestaurer revient en effet à détruire un état voulu par un véritable artiste, et cela ne peut se faire sans bien réfléchir aux conséquences, et a minima en conservant soigneusement les fragments afin de pouvoir les remettre, au cas où le goût et la pratique changeraient.

D’autres cas de figures sont possibles, tel donc celui de l’Hermaphrodite Borghese. Restauré en 1620 par un certain David Larique qui refit notamment l’extrémité du nez, plusieurs doigts des mains et le pied gauche (ces ajouts ont été conservés), il fut enrichi la même année par le Bernin qui réalisa le matelas sur lequel la figure est couchée. Ce n’est qu’en 1782 qu’une base fut créée avec les quatre sirènes en marbre sculptées par Vincenzo Paccetti.

Cette affaire, pour mineure qu’elle soit, n’en est pas moins riche en enseignements :

 que Jean-Luc Martinez confonde des sculptures néo-classiques avec des œuvres du Bernin, compte tenu de l’historique de ces marbres, peut - à l’extrême limite car stylistiquement ils sont évidemment néoclassiques, pas baroques - s’admettre. Qu’en revanche, il se réjouisse d’envoyer des œuvres qu’il croit être du Bernin à Liévin, c’est-à-dire là où elles ne pourront être vues par personne, est sidérant ;
 même en connaissant leur date et leur auteur, beaucoup moins intéressant évidemment que le Bernin, il reste que ces sirènes sont de belle qualité, et qu’elles auraient toute leur place au Louvre soit non loin de l’Hermaphrodite Borghese pour lequel elles ont été sculptées, soit au département des sculptures comme témoignage du goût néoclassique accompagnant la redécouverte de l’Antique ;
 que la redécouverte, pourtant pas si ancienne, de ces sculptures ne soit pas connue des conservateurs du département des Antiquités Grecques et Romaines, pas davantage que des conservateurs du département des Sculptures, est réellement problématique et pose le problème des objets dont la nature les place entre deux départements ;
 ces marbres, s’ils sont cités dans la notice de l’Hermaphrodite Borghese de la nouvelle base des collections du Louvre, le sont de manière très succincte : « il reste les quatre bustes de sphinx modernes qui servaient de pieds au lit », en grande partie erronée (il ne s’agit pas de sphinx comme on l’a vu), sans le nom de l’auteur ni leur date ; ils n’ont pas de fiche à leur nom ni aucune image disponible dans cette base… ;
 envoyés à Liévin, absents de la base des collections, publiés uniquement dans le catalogue d’une exposition en Italie, ignorés des conservateurs, il y a toutes les chances que ces objets restent longtemps sous les radars et n’aient que peu de chances d’être vus, même par les historiens de l’art. D’autant que se déplacer à Liévin seulement pour voir cela ne justifie ni le coût ni le temps du voyage ;
 on peut, enfin, se poser légitimement la question de la présentation de l’Hermaphrodite Borghese au Louvre ; s’il peut être excessif de remettre certaines restaurations anciennes, car on peut comprendre qu’un antique est d’abord un antique et doit raconter l’histoire de la sculpture grecque ou romaine, restaurer le support de l’Hermaphrodite comme il l’était au temps de son entrée au Louvre aurait un sens puisque le support actuel n’a aucun intérêt artistique (un simple bloc), les éléments importants (les sirènes) sont conservés et le reste est très simple à refaire ; la question mériterait au moins d’être posée.


5. Rome, première moitié du IIe siècle après J. C.
Hermaphordite endormi, dit Hermaphrodite Borghese
Marbre - 46,5 x 173,5 x 90,5 cm
Paris, Musée du Louvre
Photo : Musée du Louvre
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Comment peut-on justifier l’envoi à Liévin de ces sirènes qui pourraient sans problème être présentées dans les salles du Louvre - même sans reconstitution de la base, et qui quoi qu’il en soit ne seraient aucunement menacées par une inondation hypothétique ? Ainsi va le Louvre qui devient de moins en moins un lieu de connaissance et de délectation pour se transformer en un simple entrepôt.

Didier Rykner

Notes

[1Les sirènes, dans la mythologie grecque, ne sont pas en effet des femmes à queue de poisson, mais des oiseaux à tête de femme. Elles sont proches des sphynges, mais celles-ci ont un corps de lion

[2Nous devons cette information au service de communication du Louvre que nous avons interrogé.

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