Louvre Abou-Dhabi : quelques réflexions sur l’exposition...

1. Giovanni Bellini (vers 1438/1440-1516)
Vierge à l’enfant
Huile sur panneau - 70,5 x 50,5 cm
Abou-Dhabi, Louvre Abou-Dhabi
Photo : Louvre Abou-Dhabi
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Nous avions, sans les voir mais à partir du catalogue publié par Flammarion, déjà donné notre sentiment sur les œuvres acquises par Abou-Dhabi sur les conseils de France Muséums et du Musée du Louvre. Nous pouvons désormais nous faire une meilleure idée de ces achats grâce à la présentation au Louvre d’une sélection de 160 objets parmi les 400 qui seraient déjà entrés dans la collection.

Nous ne reviendrons pas ici sur le ridicule certain qu’il y a à vouloir faire un musée universel, qui ne réussit même pas à être vraiment représentatif pour aucune des périodes concernées. Nous remarquerons seulement que les œuvres, souvent de belle qualité – nous ne parlerons ici que du champ couvert par La Tribune de l’Art –, peuvent être divisées en trois catégories (quatre si l’on compte les Canova pour lesquels nous renvoyons à cet article) :

 celles réellement représentatives de l’art occidental et dont l’achat sur les conseils de France Muséums n’est en rien scandaleux car elles n’avaient pas vocation à entrer un jour dans un musée français. On y trouve, par exemple, la Vierge à l’enfant de Giovanni Bellini (ill. 1), le Jacopo Bassano, le Jordaens ou le Gauguin…


2. Francis Cotes (1726-1770)
Portrait de William Welby et son épouse Pénélope
jouant aux échecs
, 1769
Huile sur toile
Abou-Dhabi, Louvre Abou-Dhabi
Photo : Louvre Abou-Dhabi
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 celles dont on ne comprend pas pourquoi elles ont été acquises, non parce qu’elles ne seraient pas intéressantes, mais parce qu’elles sont dues à des artistes moins importants lorsqu’il faudrait rechercher des chefs-d’œuvre de peintres majeurs. On ne reviendra pas sur les exemples déjà donnés dans notre précédent article, mais on citera le cas du double portrait de Francis Cotes, récemment acquis (ill. 2) et qui ne se trouvait pas dans le premier catalogue. L’œuvre serait un achat judicieux pour compléter une collection de peinture britannique déjà conséquente ; c’est en revanche absurde pour représenter le portrait anglais. Il aurait fallu se procurer sur le marché international une toile de Gainsborough, de Lawrence ou de Reynolds, par exemple, qui ne sont d’ailleurs pas rares.

 les œuvres que jamais un conservateur ni une agence de fonctionnaires français dirigée par le président du Louvre ne devraient acheter pour un musée étranger [1]. Nous avons déjà signalé le cas du plafond du XVIIe siècle provenant d’un hôtel particulier parisien [2] (on découvre en réalité qu’il s’agit d’un décor presque entier). Nous avions abordé ce point dans notre interview de Jean-Luc Martinez en lui suggérant que s’il fallait vraiment un décor du XVIIe siècle, rien n’interdisait d’aller l’acheter, par exemple, en Italie. Ce à quoi le président du Louvre s’était étonné que nous voulions ainsi « piller les autres pays européens ». Nous lui laissons ce mot (que nous ne reprenons pas à notre compte), mais est-il alors plus judicieux de laisser des conservateurs français « piller » la France ?

3. Laurent de La Hyre (1606-1656)
Thésée retrouvant les armes
de son père
, vers 1649-1641
Huile sur toile - 205 x 162 cm
Abou-Dhabi, Louvre Abou-Dhabi
Photo : Didier Rykner
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L’exposition du Louvre montre deux autres exemples discutables sur lesquels nous nous attarderons ici.
Le premier est un tableau de Laurent de La Hyre, le seul connu de trois qui décoraient au XVIIe siècle le Palais Cardinal (ill. 3) ; si Laurent de La Hyre n’est pas rare au Louvre, le fait qu’il s’agisse d’un décor commandé par Louis XIII en fait une œuvre importante pour le patrimoine français, dont l’achat par d’autres musées pouvait être judicieux. Le Louvre et l’agence France Muséums avaient toujours affirmé que les musées de province étaient largement consultés pour savoir s’ils ne seraient pas intéressés par telle ou telle œuvre. C’est entièrement faux comme on pouvait le déduire de notre interview de Jean-Luc Martinez qui ne parlait, en réalité, que d’interroger les « musées patrimoniaux », c’est-à-dire les « grands départements ». Et les grands départements, pour les sujets qui nous concernent, ce sont les départements du Louvre. On demande donc au Louvre si tel ou tel tableau peut intéresser les musées français. Qu’en savent-ils, dans bien des cas ? Ce qui est certain, c’est qu’aucun des conservateurs de grands musées de province susceptibles d’acheter un tel tableau de Laurent de La Hyre n’a été consulté à ce sujet. L’un d’eux nous a même dit que si on le lui avait demandé, il aurait envisagé et soigneusement étudié la possibilité de l’acquérir. Un autre estime qu’il s’agit « d’un nouvelle forme de conflit d’intérêt ». Un troisième s’affirme « scandalisé », d’autant qu’il est de notoriété publique qu’il « cherche pour [son] musée une œuvre atticiste ». Les belles promesses que l’on nous faisait lorsque nous contestions ce projet sont bel et bien envolées à supposer qu’elles aient jamais été mises en place. France Muséums travaille pour une large part contre les musées français.

Le second cas discutable est celui d’un bronze de Philippe V à cheval par Lorenzo Vaccaro. Nous avions repéré cette œuvre lors de l’exposition qu’organisait Benjamin Proust à Londres en 2013. Or, il s’avère que, dans les collections de Louis XIV, figurait ce modèle. S’il n’en porte pas la marque, il faut savoir que celle-ci n’est pas toujours présente sur les bronzes de la couronne. Le doute à ce sujet aurait dû interdire son achat pour Abou-Dhabi.

En dehors des remarques sur les œuvres exposées, et de l’affaire nettement plus grave des Canova, l’exposition du Louvre Abou-Dhabi montre aussi à quel point les conseils donnés aux Émiriens ont été médiocres.
Quiconque visite cette exposition est d’abord frappé par l’absence de vision que reflète cette réunion d’œuvres incroyablement disparate. Il n’y a véritablement aucun fil conducteur. Mais il faut remarquer autre chose : le contrat de la France avec Abou-Dhabi – que l’on doit respecter, quoi qu’on puisse en penser, puisqu’il a été signé – suppose que notre pays mette son expertise au service de la création de ce musée. Notamment pour les acquisitions. Mais transmettre une expertise suppose d’en avoir une. Mais, pour savoir acheter, il ne faut pas seulement être bon historien de l’art, il faut aussi bien connaître le marché de l’art. On peut craindre hélas que cela ne soit guère le cas des équipes qui se sont succédées à l’agence France Muséums, au moins pour ce qui concerne le domaine couvert par La Tribune de l’Art.

Fréquentant l’hôtel Drouot à peu près tous les jours depuis des années, nous ne les y avons jamais croisés, alors que leurs bureaux en sont pourtant à moins d’un quart d’heure. Sans doute l’hôtel des Ventes n’est-il pas suffisamment chic pour constituer une « collection universelle ». Le seul endroit où l’on peut les voir, c’est à Maastricht et à Paris-Tableau. Il semble qu’ils parcourent la planète, allant voir les marchands les plus chers de Londres et de New York. Quant à Paris, ils y ont acquis certaines œuvres, mais en général les marchands les appellent, et ils ne fréquentent pas régulièrement leurs galeries.
Mais cette ignorance du marché parisien, probablement dû à un certain mépris pour celui-ci (on ne va tout de même pas acheter à Drouot quand on peut acheter à New York…) prouve plus généralement une ignorance du marché de l’art tel qu’il existe.

Car il est fort utile, lorsque l’on veut bien acheter, de savoir que tel ou tel tableau a été vendu à l’hôtel Drouot, parfois sous une mauvaise attribution, voire sans aucune attribution. Or, un nombre incalculable d’œuvres est passé un jour ou l’autre par cet endroit, même si c’est effectivement moins classieux qu’à New York. Fréquenter l’hôtel des Ventes permet aussi, grâce aux gens qu’on y croise, de savoir ce qui se vend, et pas seulement sur place. Suivre le marché de l’art dans toutes ses composantes, y compris les moins chics, permettrait de savoir, par exemple – et de le citer dans l’historique – que les deux morceaux d’un tableau de Manet acquis par le Louvre Abou-Dhabi ont peut-être été successivement dans une collection particulière en Autriche, et dans une collection particulière en France, comme on le lit dans l’historique, mais qu’ils ont surtout été trouvés sur une brocante en France, réattribués, puis seulement vendus à la galerie Wildenstein qui les a cédés à Abou-Dhabi. Cela n’a évidemment rien de scandaleux, bien au contraire, les divers intermédiaires ont juste bien travaillé en identifiant ces tableaux, mais cela montre que les objets ne réapparaissent pas comme par magie chez les grands marchands et qu’ils ont une vie parfois passionnante et mal connue avant d’être acquis par un musée.
Ne connaître bien que les œuvres, et pas le marché, empêche d’acheter au mieux. Ainsi, si l’agence France Muséums avait été visiter à Londres la galerie en étage de Benjamin Proust, au moment des ventes londoniennes de juillet, elle aurait pu acquérir directement de ce marchand le Lorenzo Vaccaro au lieu de le faire payer aux Émiriens beaucoup plus cher ailleurs.

L’hôtel des ventes permet aussi ce que ne peuvent que rarement faire ceux qui ne travaillent pas dans un musée : voir des œuvres de près, les prendre en main, les examiner. La fréquentation de l’hôtel Drouot forme l’œil. Et même si on n’y achète rien, même si on n’y reconnaît rien, aller régulièrement à l’hôtel des Ventes est un exercice indispensable. Ce n’est pas pour rien que des gens comme Pierre Rosenberg ou Jean-Pierre Cuzin, de vrais conservateurs, qui savent acheter, s’y rencontrent fréquemment. C’est aussi pour ça qu’il est regrettable que l’on n’y croise pas davantage de conservateurs parisiens, à quelques heureuses exceptions près.

Que l’on n’y voit donc jamais aucun conservateur de l’agence France-Muséums n’est pas moins étonnant. Et c’est plutôt dommage, pour les Émiriens, qui ont payé très cher une expertise dans le marché de l’art…

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