LE LOUVRE MARCHAND CHASSE LES ARTISTES
Si la suppression de la gratuité d’accès au Musée du Louvre des enseignants au 1er septembre 2004 a généré une onde de protestation [1], celle qui, dans le même temps, toucha les artistes professionnels est passée, quant à elle, quasiment inaperçue [2]. Graphiste adhérent à la Maison des Artistes ce qui me confère la gratuité dans les musées nationaux [3], j’en ai personnellement fait les frais, quand, habitué à venir hanter les salles de ce lieu mythique, je me suis présenté dernièrement au portique de l’aile Richelieu. Je me suis vu alors refuser l’entrée.
Tout aussi scandaleuse que la suppression de la gratuité accordée traditionnellement aux enseignants, celle concernant les artistes est peut-être encore plus lourde de sens car elle met fin sans discussion à une très longue tradition qui a uni si intimement, dès l’origine du Musée, les artistes du passé à ceux du vivant.
Souhaitant interpeller la direction du Louvre sur cette disgrâce ingrate, je me suis documenté sur le sujet et je suis tombé sur quelques faits stupéfiants connus des seuls spécialistes qui rendent encore plus inique la décision.
Au Louvre, les artistes sont chez eux.
En effet, c’est Henri IV lui-même qui, en 1608, ouvrit grand le palais royal du Louvre aux artistes - « Comme entre les infinis bien qui sont causés par la paix, celui qui provient de la culture des Arts n’est pas des moindres. » - les affranchissant au passage de la tutelle pesante des Corporations. Ceux-ci y furent logés non loin de la « Salle des Antiques », embryon du futur musée, que le Vert-Galant avait fait aménager au rez-de-chaussée de la Grande Galerie.
Ainsi, pendant près de deux siècles, les « ouvriers d’art » tel que les appelait le bon roi Henri purent travailler et vivre en paix dans l’enceinte même du Louvre, sous le regard bienveillant de leurs illustres paires dont les oeuvres exposées sur les cimaises des Collections royales n’étaient encore réservés qu’aux seuls initiés. Les artistes y étaient d’autant plus chez eux, protégés par l’édit royal, que l’Académie de Peinture et de Sculpture y avait élu domicile dès sa création en 1692.
Jusqu’au coup de sang d’un certain Napoléon qui, en 1806, en expulsa manu militari les derniers résidents - s’écriant vertement : « Qu’on me foute tous ces bougres à la porte ! » - afin de confier le Musée de seulement quinze ans d’âge à de doctes conservateurs plutôt qu’aux artistes eux-mêmes [4].
L’idée de ce qui pourrait ressembler à un Musée avait en effet peu à peu pris corps durant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Pour presque voir le jour en 1774 grâce au comte d’Angivilliers, administrateur des collections du roi, qui avait imaginé un Museum ou Palais des Muses conçu initialement comme lieu de formation, d’inspiration et de création pour les artistes contemporains ainsi confrontés aux chefs-d’œuvre de leurs prédécesseurs. Le lieu, bien entendu, devait être ouvert aux amateurs éclairés ainsi qu’aux étrangers pour la toute gloire de la France. Faute de moyens financiers, le projet ne verra le jour qu’après la Révolution, en 1793. L’acte de naissance de ce Museum des Arts énonce qu’il sera destiné « à offrir aux artistes, pour leur instruction, et aux arts, pour leur progrès, la jouissance des richesses nationales qu’on y rassemblera ; enfin, à devenir le centre d’attraction des amateurs éclairés et des hommes d’un cœur pur qui, savourant les délices de la nature, trouvent encore des charmes dans leurs plus belles imitations ».
Cependant, le grand nettoyage de Napoléon ne chassa pas tout à fait les artistes de la prestigieuse demeure puisque, si elle ne servit plus pour eux de logement, elle abrita encore quelques ateliers jusqu’en 1848 ! Et puis, quand bien même n’y avaient-ils plus domicile, les artistes y étaient toujours les hôtes privilégiés puisque le règlement du Musée valable jusqu’en 1855 leur réserva l’exclusivité des visites durant la semaine, le grand public n’y étant admis que le dimanche.
La gratuité pour tous dès l’origine
Mais la plus stupéfiante information, étrangement absente de l’Histoire officielle disponible sur le site Internet du Musée du Louvre, reste que, dès l’origine, la gratuité y fut érigée en principe. Gratuité absolue acquise pour tous, artistes comme non-artistes. Cette accessibilité sans exclusive était bien entendu héritée de la volonté révolutionnaire d’ouvrir grandes les portes de la Culture au peuple souverain. Ce principe sacré de gratuité perdura, entendez bien, jusqu’en 1922 ! Ensuite, il n’eut plus cours que le jeudi après-midi jusqu’en 1927 et tous les dimanches jusqu’en 1990 [5] ! Avant que Philippe Douste-Blazy en 1996, alors Ministre de la Culture, n’en rétablisse le principe, restreint au premier dimanche du mois, mesure applicable à tous les musées nationaux.
Mais ce principe de gratuité absolue n’est pas une bizarrerie historique liée au seul Musée du Louvre. Loin s’en faut. Ainsi le British Museum de Londres, dès sa création en 1753, instaure la gratuité pour tous dans le même esprit, principe sauvegardé jusqu’à nos jours et appliquée également à la National Gallery [6] ! Il est pour le moins surprenant de constater que là où est préservé le principe de gratuité règne le capitalisme le plus libéral comme aux Etats-Unis avec le Getty Museum ou la National Gallery de Washington gratuits également [7]. Ces exemples montrent que la gratuité d’accès à des Musées nationaux n’est pas un non-sens, ni un anachronisme comme certains voudraient le faire croire. Elle peut même être viable en s’intégrant parfaitement au coeur de notre civilisation marchande. En 2001, la Ville de Paris n’a-t-elle pas ainsi accordé la gratuité pour tous, pour les collections permanentes de ses neuf musées [8] ?
Henri Loyrette, actuel président-directeur de l’établissement public du Musée du Louvre devrait être sensible à la question puisqu’il a lui-même présidé il y a deux ans à la tenue d’un colloque sur le thème de la proximité entre institutions et publics organisé par ses services où le thème de la gratuité fut largement débattu et loué par la plupart des intervenants [9]. Ainsi Claude Fourteau, directrice du colloque [10], rappela « le mythe fondateur de la gratuité, qui permet le partage de l’héritage collectif ». Et s’appuyant sur le résultat très positif d’enquêtes menées les premiers dimanches du mois au Louvre, celle qui était alors chargée de la politique des publics du Musée constata que, de par cette gratuité, « l’accès de tous à la culture retrouve place comme héritage d’un patrimoine et comme héritage d’un droit, conquis et toujours à réaliser ».
Ainsi, la gratuité dont bénéficiaient il y a encore seulement quelques mois les enseignants comme les artistes n’est pas un acquis lié à une quelconque corporation comme l’affirmait en juin le service de communication du Louvre à la presse« [11] mais bien la survivance d’une gratuité originellement bien plus généreuse puisqu’elle s’appliqua à tous pendant plus de deux cents ans. Il y a une incohérence certaine à dénoncer un prétendu réflexe corporatiste quand la même administration substitue la gratuité par une carte annuelle payante intitulé « Louvre Professionnels » réservée à l’usage exclusive de certaines populations… comme les enseignants ou les artistes !
Mais l’actuelle direction n’est pas à une incohérence près. Elle affirme ne pas chercher à faire de « recettes supplémentaires » [12] quand dans le même temps elle remplace comme on l’a vu des accès gratuits par des accès payants avec en prime des mesquineries liées à l’âge (ainsi les étudiants des écoles d’art de plus de 26 ans ne bénéficient pas du laissez-passer gratuit accordé aux mêmes de moins de 26 ans !) ; qu’elle fait payer la réservation (30 €), en sus du prix d’entrée, pour une visite en groupe sans conférencier du musée, ce qui, dans ce cas, coûte bien plus cher (100 €), contrairement à la majorité des musées nationaux qui proposent ce service gratuitement [13]. Les familles ne sont pas mieux loties car le Louvre n’accorde aucune réduction aux titulaires de la carte famille nombreuse contrairement encore une fois à la majorité des musées nationaux.
Comment nier que la stratégie tarifaire du Louvre vise à faire peser sur les visiteurs ce qui devrait être, en tant que service public, la mission même de l’Etat ? Comment expliquer alors cette augmentation du tarif d’entrée au Louvre de plus de 25 % ces cinq dernières années comme le dénonce, dans l’un de ses tracts, Le Collectif de défense de la gratuité enseignante aux musées nationaux, dont jusqu’à 13 % pour la seule année 2004 ? ! Ce qui le place comme l’un des Musées les plus chers au monde comme le déplore même les professionnels du secteur [14].
S’il restait un doute quant à la dérive marchande du Louvre, il n’y a qu’à lire les déclarations de sa direction dans la presse, et notamment ses réponses à des lettres de protestation d’enseignants [15]. A grands coups d’arguments démagogiques des plus approximatifs, elle y nie l’évidence, occulte ce qui la dérange ; son président-directeur, Henri Loyrette, poussant le cynisme jusqu’à déclarer que « la politique de gratuité demeure un élément fondamental de la politique de l’offre tarifaire du Louvre » [16] ! Dans ce même article, le dirigeant de ce qu’il est convenu de nommer « le plus beau musée du monde », se fait le vulgaire VRP d’une politique tarifaire pleine de chausse-trapes, digne de n’importe quelle entreprise privée de commerce.
Artistes, enseignants, tout citoyen, on ne peut décemment pas rester inactifs face à une telle situation qui, au-delà de la trahison historique, nous prive de la jouissance d’un bien commun acquis au prix d’une révolution fondatrice de notre République même.
Dans un monde de brutes, l’Art ne reste-t-il pas la seule oasis de paix comme déjà le clamait il y a trois siècles, en son langage fleuri, le roi Henri IV ouvrant son palais aux artistes ?
Ne laissons pas la Culture aux mains de boutiquiers ! Et face à la mesquinerie mercantile, opposons la détermination la plus farouche et la plus généreuse.
Réclamons le possible : gratuité du Louvre pour les enseignants, gratuité du Louvre pour les artistes, gratuité du Louvre pour tous !
Bernard Hasquenoph, graphiste
Novembre 2004
bernard.hasquenoph@wanadoo.fr
Contactée, La Maison des Artistes s’est dite opposée à la mesure dénoncée et compte intervenir prochainement pour obtenir son annulation. Aussi, invite-t-elle d’ores et déjà tous les artistes à protester par courrier auprès de Monsieur Loyrette, président-directeur du Musée du Louvre, 34 quai du Louvre, 75001 Paris, Copie à adresser à La Maison des Artistes, 90 avenue de Flandre, 75019 Paris. Il est recommandé également de protester auprès du Ministre de la Culture, 3 rue de Valois, 75001 Paris. Et s’associer à la pétition des enseignants, pour cela envoyer un mail à gratuitemuseesnationaux@yahoo.fr. À quand un grand rassemblement devant le Louvre ?