Les sources françaises de l’histoire des premiers pas du daguerréotype en Egypte (1839) et à Malte (1840)

La relation parue en 1843 du voyage en Orient fait par Horace Vernet en 1839–40 a abusé de nombreux historiens, au point même qu’on pouvait lire dernièrement, dans un volume de la très sérieuse collection Bouquins :

C’est en novembre 1839 que le dessinateur Goupil-Fesquet arrive en Égypte, accompagné de son compagnon de voyage, le célèbre peintre orientaliste Horace Vernet.

Or ce n’est pas Vernet qui accompagne Goupil, c’est l’inverse. Vernet était, sans conteste, le chef d’expédition.

Le moment est donc venu de retourner aux sources, de donner de ce voyage historique un aperçu plus conforme à la réalité, et de mettre en évidence que, sous le seul angle des débuts de la photographie, deux moments forts doivent être retenus : l’Égypte en novembre 1839 et Malte en mars 1840.

Les sources françaises du voyage de Vernet en Orient comprennent essentiellement :

 les numéros des 7 octobre, 17 novembre, 29 novembre, 8 décembre 1839, 29 mars, 2 avril et 19 avril 1840 du Moniteur universel, pour des nouvelles d’Horace Vernet ;
 l’ouvrage de Goupil-Fesquet paru en 1843 sous le titre : Voyage d’Horace Vernet en Orient [1] ;
 l’article paru dans le numéro du 12 février 1848 de l’Illustration sous le titre : [Opinion exprimée par M. Horace Vernet sur certains] rapports qui existent entre le costume des anciens Hébreux et celui des Arabes modernes ;
 l’article paru dans les numéros des 5 avril et 12 avril 1856 de l’Illustration sous le titre : Voyage de M. Horace Vernet en Orient. Fragments de lettres communiqués à « l’Illustration » par M. Théophile Silvestre ;
 l’article de Sainte-Beuve sur Horace Vernet paru dans les numéros des 18 mai, 25–26 mai, 1er juin, 8 juin et 9 juin 1863 du Constitutionnel, article qui sera repris, sans changement, dans le tome V (1866) des Nouveaux Lundis [2] ;
 l’ouvrage d’Amédée Durande paru en 1864 sous le titre : Joseph, Carle et Horace Vernet ;
 enfin, le numéro de janvier 1878 de la Revue des autographes, pour la notice d’une lettre de Vernet.

Le départ d’Horace Vernet (1789–1863) pour l’Orient en octobre 1839 ne laissa pas la presse indifférente :

[Paris, le 6 octobre.] D’après plusieurs journaux, nous avons annoncé [hier] que M. Horace Vernet avait reçu du pacha, [Méhémet-Ali], l’invitation de faire le voyage d’Égypte, pour y exécuter un tableau de la bataille de Nézib. […] Ce n’est point sur l’invitation du pacha que le célèbre artiste se rend en Égypte ; il part de son propre mouvement et pour réaliser un projet déjà ancien. […] M. Horace Vernet, que de grands travaux ont occupé sans relâche depuis deux années, va, après avoir achevé la collection de dessins qu’il a entreprise pour l’illustration de l’Histoire de [l’Empereur] Napoléon, se reposer de ses fatigues en visitant les champs de bataille des Pyramides, du mont Thabor et d’Aboukir. […]

(le Moniteur, 7 octobre)

De Marseille [3], Vernet gagna Malte sur un paquebot à vapeur appartenant à l’administration des postes :

[Paris, le 16 novembre.] Le Scamandre est arrivé de Marseille à Malte le 27 du mois dernier, ayant à son bord M. Horace Vernet, qui se rendait en Asie [sic], accompagné de MM. Burton et Goupil, le duc Guillaume de Würtemberg, voyageant sous le nom de comte de Hohenberg, et allant visiter scientifiquement l’Égypte et l’Abyssinie.

(le Moniteur, 17 novembre)

De Malte, il gagna Alexandrie :

[Paris, le 28 novembre.] On lit dans le Journal du Commerce : « Nous avons déjà annoncé, d’après les correspondances d’Alexandrie, l’arrivée d’Horace Vernet en Égypte et sa présentation au pacha ; nous devons à l’obligeance d’un de nos amis la communication de la lettre suivante, écrite sur [sic] ce peintre célèbre immédiatement après sa visite à Méhémet-Ali :

Alexandrie, le 6 novembre.

Nous sommes depuis trois jours en Égypte. Tu juges de ma joie de fouler cette terre, à laquelle se rattachent de si grands souvenirs. […] le 4, au petit jour, nous sommes arrivés devant Alexandrie, au milieu de cette flotte qui donne tant de tourments à la diplomatie, et dont l’aspect ravit les curieux qui, comme nous, ne vont s’occuper en Orient que d’une question d’art. […] Ce matin a eu lieu notre présentation au pacha. À neuf heures, les janissaires sont venus nous prendre pour aller chez le consul, [M. Cochelet]. Nous étions huit, au nombre desquels se trouvaient mon neveu Charles Burton, M. Goupil (mes deux compagnons de voyage), et trois jeunes officiers d’état-major qui vont en Abyssinie. […] Nous daguerréotypisons comme des lions, et du Caire, nous espérons faire un envoi intéressant, car ici, il n’y a que peu de choses à prendre. Demain, nous allons expérimenter devant le pacha, qui désire vivement apprécier les résultats d’une découverte dont il ne connaît jusqu’ici que la description. Nous quittons Alexandrie après-demain pour nous rendre au Caire, où nous comptons nous arrêter huit ou dix jours, et de là, nous prendrons notre course à travers le désert.

H. Vernet. »

(le Moniteur, 29 novembre)

Arrêtons-nous un instant sur ce qui constitue selon nous le premier moment fort du voyage en Orient.

Du passage maintes fois cité de cette lettre d’Horace Vernet à son épouse, trois autres versions existent :

Nous daguerréotipillons comme des lions, et du Caire nous vous ferons un envoi intéressant. Ici il n’y a que peu de chose ; cependant demain matin nous allons expérimenter devant le Pacha, qui désire connaître les résultats d’une découverte qu’il connaissait déjà par la description.

(l’Illustration, 5 avril 1856)

Nous daguéréotipifions comme des lions, et du Caire nous vous ferons un envoi intéressant. Ici il n’y a que peu de chose. Cependant demain matin nous allons expérimenter devant le Pacha, qui désire connaître les résultats d’une découverte qu’il connaissait déjà par la description.

(Sainte-Beuve)

Nous daguerréotypifions comme des lions. Ici, il n’y a que peu de choses. Cependant, demain matin, nous allons expérimenter devant le pacha, qui désire connaître les résultats d’une découverte dont il avait déjà entendu parler.

(Durande)

L’auteur des lundis (Sainte-Beuve) ayant fait observer que c’est bien le mot qu’il emploie dans l’autographe, il faudra désormais écrire : « daguéréotipifions ».

L’ordre utilisé par Vernet dans sa lettre (« Ce matin » avant « Nous daguéréotipifions comme des lions ») laisse entendre que les premières photographies prises en Orient l’ont été à Alexandrie le 6 novembre 1839 ; n’en déplut à Goupil-Fesquet pour qui la présence du neveu de Vernet était justifiée par sa connaissance des rudiments de la langue arabe, ces premières photographies sont à mettre à l’actif du trio formé par Vernet, Burton et Goupil.

La séance devant Méhémet-Ali eut bien lieu :

[Alexandrie, le 16 novembre [sic].] M. Horace Vernet vient de faire une expérience du daguerréotype en présence du vice-roi. La vue du port, prise du sérail, a été levée avec une réussite qui a complètement émerveillé Méhémet-Ali.

(le Moniteur, 8 décembre [sic])

Comme prévu également, Vernet se rendit au Caire, puis à Jérusalem ; à « deux lieues du Caire », le 23 novembre, il écrivit une lettre dont nous ne connaissons malheureusement que la notice rédigée par le marchand d’autographes Gabriel Charavay :

Il est sur la route de la Terre-Sainte et il a daguerréotypé comme un lion. Il voudrait envoyer à l’Académie les planches les plus intéressantes, et il demande qu’elles soient dispensées de la fumigation à la quarantaine de Malte.

(Revue des autographes) [4]

Après Jérusalem, Vernet se rendit à Acre, à Sidon, à Damas, à Smyrne et à Constantinople ; de Constantinople, il gagna Malte :

[Paris, le 28 mars.] M. Horace Vernet, de retour d’Orient, est en ce moment au lazaret de Malte. Il travaille à un tableau biblique dont le sujet est Thamar se présentant à Judas, la tête couverte d’un voile. M. Vernet rapporte en France une vingtaine de vues prises dans le Levant au moyen du daguerréotype.

(le Moniteur, 29 mars)

[Paris, le 1er avril.] On écrit de Malte en date du 16 mars : « Le célèbre peintre Vernet, qui à son retour du Levant a passé quelques jours dans cette île, avait avec lui un daguerréotype, et il a offert au gouverneur, [Sir Bouverie], de prendre, en sa présence, une vue de Malte, au moyen de cet instrument. Avant-hier, M. Vernet, le gouverneur [et] le consul de France, [M. Fabreguettes], et plusieurs autres personnes et artistes sont montés au fort Manoel. L’opération a parfaitement réussi, et M. Vernet, après avoir expliqué avec la plus grande clarté le mécanisme de l’opération, a prié Son Excellence d’accepter une des deux épreuves qu’il avait tirées. La perfection de cet instrument est telle, que l’inscription qui se trouve sur le piédestal de la statue du grand-maître de Vilhena, et qui est à peine visible à l’œil, devint lisible sur le dessin au moyen d’une lunette. Toutes les personnes qui ont eu le plaisir d’approcher de cet artiste célèbre à tant de titres, se plaisent à louer la douceur de son caractère, la variété de ses connaissances et la vivacité de son esprit. Nous espérons le retenir ici pour quelques jours. M. Vernet est accompagné de son neveu, M. Burton, officier du génie, et de M. Goupil, son élève. »

(le Moniteur, 2 avril)

Ce qui constitue, à nos yeux, le second moment fort du voyage en Orient était, à notre connaissance, complètement tombé dans l’oubli.

De Malte, « nous passons à Rome, où huit autres jours s’écoulent bien vite au milieu des beautés artistiques des galeries et des églises innombrables, à la faveur de l’hospitalité que M. Ingres, alors directeur de l’Académie de France à Rome, veut bien accorder aux compagnons de voyage de M. Horace Vernet. » (Goupil-Fesquet)

C’est en avril 1840 qu’Horace Vernet rentra en France :

[Paris, le 18 avril.] On écrit de Marseille [en date du] 13 avril : « M. Horace Vernet est arrivé hier au soir sur le Léonidas. On sait que ce peintre célèbre était depuis quelques mois dans le Levant. »

(le Moniteur, 19 avril)V [5]

Eric Bertin

Notes

[1L’ouvrage de Goupil-Fesquet, orné de seize dessins de sa main, est divisé en vingt-deux chapitres, les neuf premiers ayant été préalablement offerts aux lecteurs de la France littéraire (5 mars–5 août 1843) ; en 1844, deux autres éditions furent imprimées : la première à Bruxelles (en 2 volumes), la seconde à La Haye (Reis van Horace Vernet naar het Oosten).
Nous avons peu utilisé cet ouvrage ; le lecteur y trouvera d’intéressantes observations.

[2On lit sous la plume de Sainte-Beuve : « Horace Vernet a, depuis, imprimé quelques-uns [des passages de ses lettres] dans une brochure sur les Costumes de l’Orient ; il a ôté les familiarités et n’a laissé que le noble et le grave, ce qui allait à son but. »
Cette « brochure » n’est autre que le tirage à-part — imprimé en 1856 — de l’article paru dans l’Illustration du 12 février 1848.

[3D’après une lettre du peintre Schnetz publiée en 2000, Vernet aurait quitté Paris le samedi 12 octobre.

[4L’ouvrage sur les collections photographiques de l’Institut de France, 1839–1918, achevé d’imprimer en juillet 2003, n’a apporté aucune confirmation quant à l’envoi à « l’Académie » de daguerréotypes pris en Orient.

[5oici donc la liste des protagonistes du voyage d’Horace Vernet en Orient : Charles Burton (1813–1889), officier du génie, neveu de Vernet, et Frédéric Goupil-Fesquet (1817–1878), peintre de genre ; en Égypte, Adrien Cochelet (1788–1858), consul général de France, et Méhémet-Ali (1770–1849), pacha ; enfin, à Malte, Auguste Fabreguettes (1783–1842), consul de France, et Henry Bouverie (1783–1852), gouverneur.

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