Le département d’histoire de l’art de l’Académie de France à Rome

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1. Villa Médicis
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À l’occasion du cinquantième anniversaire du département d’histoire de l’art de l’Académie de France à Rome (ill. 1), il a semblé utile d’en retracer l’histoire mouvementée, entre heurs et malheurs, depuis le contexte politique et intellectuel de sa naissance en 1971 jusqu’aux dernières menaces qui ont pesé sur lui.
Cet article s’appuie sur les archives de l’activité scientifique et administrative du département conservées à la Villa Médicis ainsi que sur les témoignages recueillis auprès des neuf responsables de ce département qui ont précédé l’auteur de ces lignes, lui-même en poste entre 2015 et 2018.

Aux origines de la « section histoire de l’art »

On ne sait pas avec certitude à qui l’on doit cette idée originale d’introduire une discipline scientifique au sein d’une résidence d’artistes. La première mention remonte toutefois assez tôt avec un projet de réforme rédigé dès 1959 par Jean Mathieu, secrétaire général de l’Académie, et adressé au directeur Jacques Ibert :

« On pourrait affecter [une chambre] en permanence à un pensionnaire historien de l’art (Renaissance, époque moderne et contemporaine) qui, tous les deux ans, serait choisi dans un concours sur titre où serait présent un jury composé aussi bien des représentants de l’École du Louvre que ceux de l’Institut d’Art et d’Archéologie de l’Université de Paris. Un tel pensionnaire bénéficierait pendant 2 ans, d’octobre à octobre d’une pension égale à celle des autres pensionnaires, disposerait des commodités matérielles et de la bibliothèque « herzienna [sic] » et de celle de l’École Française de Rome au Palais Farnèse. Il préparerait une thèse de doctorat d’État et pourrait aussi s’occuper du musée de l’Académie de France [1]. Ce dernier, qui n’a actuellement d’autre véritable existence que celle de la plaque de marbre qui en indique l’emplacement aux visiteurs, devrait être le témoin éloquent de trois siècles prestigieux de présence artistique française à Rome.
Il est évident, en outre, que la fréquentation quotidienne des artistes donnerait à ce pensionnaire nouveau une expérience qui n’est pas du tout négligeable, et pour qui a souci de parallèles et d’harmonie, il ne serait pas inexact de dire qu’il figurerait assez bien le modeste représentant de la VIème section de l’Académie des Beaux-Arts.
 » [2]

Balthus, nouveau directeur de l’Académie à partir de 1961, y réfléchit à son tour. Poussé par André Chastel, il adresse le 4 mars 1966 une lettre au ministère où il pèse le pour et le contre de l’introduction d’un pensionnaire historien de l’art, s’inquiétant d’un doublon avec l’École Française de Rome [3]. Le Prix de Rome n’ayant pas disparu à cette date, Balthus met à en avant l’idée de Chastel de s’appuyer sur le Comité français d’histoire de l’art (CFHA) pour proposer des candidats au directeur. Le ministère des Affaires culturelles lui répond favorablement le 20 mai 1966 insistant sur les liens entre les historiens de l’art et artistes vivants : « l’historien de l’art ne doit pas se contenter de réfléchir sur le passé il lui faut également sentir les courants artistiques de son temps et les exprimer dans leur dimension historique par un langage qui est celui des sciences de l’homme. » [4].
Balthus comprend progressivement l’intérêt pour la Villa de ne pas être uniquement une résidence pour des artistes. Il souligne ainsi, dans une lettre adressée en août 1968 au ministre André Malraux, le rapport fécond que pourront entretenir ces derniers avec les historiens de l’art :

« Il n’est pas normal en effet, que la France qui dispose en Italie de l’Académie de France et de l’École Française n’ait pu, jusqu’ici, ménager une place dans l’un ou l’autre de ces établissements pour l’un des jeunes historiens de l’art, spécialistes de l’Italie […]. Le bénéfice immédiat de cette innovation serait justement partagé entre le nouveau lauréat, disposant ici d’une bibliothèque et d’un champ de recherches incomparables, et les autres pensionnaires qui trouveraient dans cette compagnie l’occasion privilégiée d’étendre davantage leur culture artistique. » [5]

Après les événements de mai 1968, le prix de Rome est supprimé. Le recrutement des pensionnaires se fait désormais par concours. La décision d’inclure des historiens de l’art dans cette sélection est prise lors d’une réunion de travail le 24 février 1970 présidée par le ministre de la Culture d’alors, Edmond Michelet, en présence entre autres de Balthus et de l’ambassadeur de France à Rome :

« Pour assurer un rayonnement aussi grand que possible à la Villa Médicis […], [celle-ci] ne se limitera pas à une Maison destinée à accueillir des jeunes gens constamment renouvelés. Une partie de la villa Médicis aura un but précis : la recherche dans le domaine de l’Histoire de l’art […] En conséquence, les admissions à la Villa Médicis devront comprendre […] un tiers de jeunes historiens de l’art recrutés pour collaborer à un programme de recherche précis. » [6]

C’est la première fois que la proportion d’un tiers de pensionnaires scientifiques est évoquée. Une nouvelle « section » est alors créée à l’Académie par décret le 16 septembre 1970. Sont en effet admis à candidater comme pensionnaires les « spécialistes » de la « restauration des œuvres d’art » ainsi que les « historiens de l’art destinés à collaborer sous la direction d’un chargé de mission à un programme commun d’études et de recherches intéressant principalement les rapports entre la France et l’Italie » [7]. Le nombre de places pour les historiens de l’art est annoncé comme étant d’un tiers. Le jury pour cette section est formé d’André Chastel et de Jean Leymarie.
Et c’est ainsi qu’en octobre 1971, arrivent à la Villa Médicis, pour la première fois, des pensionnaires historiens de l’art. « Mme Anne Grappin-Lepage, Mademoiselle Ségolène Bergeon, Messieurs Pierre Arizzoli, Arnauld Brejon de Lavergnée, Éric Darragon et Claude Mignot sont les membres de cette section nouvelle créée à la Villa Médicis par le décret du 16 septembre 1970. Ils ont, en commun, à conduire des recherches sur l’histoire de la Villa Médicis à Rome, siège de notre académie, et sur les artistes français en Italie depuis le XVIème siècle », annonce fièrement Balthus [8].

Ce décret de 1970 met en valeur la nécessité d’un « chargé de mission » et souligne l’existence d’un « programme commun d’étude ». Chastel plaide vigoureusement pour la création de ce poste dans une lettre au ministre des Affaires Culturelles Jacques Duhamel datée du 13 novembre 1971. « Il paraît indispensable qu’en octobre 1972 la question soit résolue » [9], écrit-il au ministre. L’Académie patientera encore un an.
Chastel souligne ensuite que les « travaux collectifs » ne sont pas difficiles à définir : « ils devront évidemment concerner le siège actuel de l’institution, c’est-à-dire la Villa Médicis elle-même, et l’histoire de l’institution, c’est-à-dire les pensionnaires de l’Académie de France à Rome depuis 1666 et plus généralement les artistes français en Italie ». Sur le premier sujet, « Il est peut-être surprenant mais à peine excessif de dire que tout reste à faire et que l’on serait fondé à nous reprocher notre inconscience si nous étions plus longtemps négligents sur ce point. » Sur le second, « il faut maintenant passer du point de vue étroit commandé par la tradition des prix de Rome à une perspective large, qui est celle de l’élaboration des doctrines, des répertoires de modèles et des styles de l’Occident. Des questions passionnantes, mettant en cause les colonies étrangères à Rome, leurs rivalités et leurs conflits, et les grands problèmes de l’art classique, se profilent à l’horizon. »

Lors de la profonde réorganisation des conditions d’admission à l’Académie fixées dans le décret de 1970, les pensionnaires sont répartis en trois sections. La première rassemble arts plastiques, architecture et composition musicale. C’est ce qui reste des anciens prix de Rome. La deuxième section regroupe la poésie, l’écriture, le cinéma et la restauration des œuvres d’art. La troisième section est celle de l’histoire de l’art.
L’année suivante, les trois sections sont réorganisées plus logiquement. La première rassemble peinture, gravure, sculpture, architecture ; la deuxième écrivains, compositeurs, cinéastes, metteur en scène ; la troisième enfin histoire de l’art et restauration [10]. L’effectif de la troisième section est toujours d’un tiers mais y ayant adjoint les restaurateurs, le nombre d’historiens de l’art diminue mathématiquement d’autant.

En 1978, cette division par section est une nouvelle fois modifiée, passant de trois à deux sections, la première rassemblant peinture, sculpture, gravure, architecture, musique, littérature, cinéma et photographie, la seconde histoire de l’art et restauration [11]. Cette nouvelle structuration rend compte de la différence de nature entre les disciplines qui créent et celles qui étudient ce qui est créé.
Succédant à Balthus en 1977, Jean Leymarie consolide le système des rapporteurs dans l’organisation du jury de sélection des pensionnaires. La sélection se fait ainsi en deux temps : un premier filtre est réalisé par deux ou trois spécialistes pour chaque discipline, avant l’audition de tous les candidats retenus devant un jury commun et la sélection définitive des pensionnaires.

L’histoire de l’art à la Villa Médicis

L’arrivée de l’histoire de l’art à la Villa Médicis est saluée par les historiens de l’art comme une évolution non seulement heureuse pour la discipline mais également salutaire pour l’institution académique. « Depuis longtemps, les chemins de l’art ne mènent plus à Rome. Ce qui fut autrefois le foyer même de l’activité artistique – du moins dans certains esprits – est devenu le lieu irremplaçable d’une méditation sur l’histoire même de cette activité », lisait-on dans l’éditorial de la Revue de l’art de 1973 [12].

Régulièrement et depuis plus longtemps qu’on ne le pense – depuis la mort de Colbert en vérité [13] – les pouvoirs publics s’interrogent sur la nécessité d’envoyer encore des artistes se former à Rome. On envisage même plusieurs fois à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle de supprimer l’Académie [14]. Ainsi son directeur Charles-François Poerson estime qu’à Rome tout est en ruine, monuments antiques comme peintures modernes. Quant à la sculpture, elle est d’un goût « faux bizarre » [15]. La question s’est posée avec une insistance redoublée à partir du moment où l’étude des vestiges de l’Antiquité ne fit plus partie des étapes nécessaires à la création.

Pourquoi, dès lors, continuer à envoyer des artistes à Rome ? Les réponses, multiples, sont l’occasion de vastes débats ; mais, concernant l’envoi d’historiens de l’art, personne ne s’était jamais posé la question. Comme le soulignait l’ancien directeur de la Villa Médicis, Bruno Racine : « Comment ne pas rappeler aussi que Rome est la capitale mondiale de l’histoire de l’art ? La Villa, dont un pensionnaire sur trois se réclame de cette discipline, s’affirme depuis trente ans comme une institution d’excellence dans ce domaine. » [16]
Ainsi, l’introduction de l’histoire de l’art à la Villa Médicis apporte à cette institution une légitimité nouvelle et constitue même une forme d’aboutissement historique, pour ne pas dire un accomplissement.

Les premières années

La nomination du chargé de mission prend du retard, en dépit de la réponse positive du ministre aux sollicitations de Chastel [17]. Un an plus tard, Jean Mathieu tente de rassurer Chastel par une lettre du 1er décembre 1972 : « La nomination et l’installation d’Antoine Schnapper à Rome devraient intervenir dans les premiers jours de janvier [1973] » [18]. Antoine Schnapper, cependant, refuse au dernier moment. Jacques Thuillier est déjà à cette date d’une stature trop importante. Le choix se porte sur son ancien assistant : Georges Brunel. Ce dernier est contacté fin mai 1973 et prend ses fonctions le 1er octobre.

Balthus est assez indifférent aux travaux des pensionnaires historiens de l’art, mais il a du respect pour André Chastel qu’il surnomme « Dédé la terreur ». Georges Brunel n’a cependant jamais l’occasion de discuter avec son directeur au sujet de la bonne marche de cette nouvelle section [19]. La relation entre les deux hommes reste très froide. Le chargé de mission ne participe jamais à la sélection des pensionnaires et ne fait pas partie du Conseil d’administration.
Le « rapport d’activité » de Georges Brunel sur le travail de pensionnaire historiens de l’art pour l’année 1975-1976 est divisé en deux parties, traitant des travaux individuels puis de l’activité commune des pensionnaires de la section [20]. C’est un document assez intéressant par ses jugements de valeur portés sur certains des pensionnaires : « Fin et sensible sous une grande réserve de maintien, plein d’esprit sous une gravité apparente, l’intelligence déliée, l’œil sûr, travailleur et savant sans ombre de cuistrerie, Henri Loyrette est, à notre avis, un sujet d’une classe tout à fait exceptionnelle. »
Georges Brunel estime souhaitable que l’activité de ces pensionnaires historiens de l’art soit plus visible. « Depuis la réforme de 1970, le règlement de l’Académie n’assujettit aucune catégorie de pensionnaires à des travaux d’obligation. Pour l’histoire de l’art, une entente non écrite a corrigé ce principe dès le début : les pensionnaires doivent donner, au terme de leurs deux ans, un article à la Revue de l’art. » [21]
La mission principale de Georges Brunel devait être de mettre en œuvre l’idée de Chastel pour la section : le pilotage d’un travail de recherche commun. Mais, véritable serpent de mer, ce principe n’a jamais vraiment fonctionné, les pensionnaires n’ayant guère envie de faire ce travail imposé, collectif et plus ou moins anonyme. C’est pourtant cette ambition qui a conduit directement à la création du poste de chargé de mission. Il devient alors impérieux de réorienter la fonction. Le travail ne manque pas et cette redéfinition se fait progressivement et tout naturellement. Le poste conserve cependant l’intitulé de « chargé de mission » alors qu’il devenait de plus en plus celui d’un chef de département aux multiples activités.

L’une des principales missions du poste est éditoriale avec la publication de la correspondance des directeurs du XIXe siècle dont les tomes concernant Suvée paraissent en 1984. L’idée d’un « grand ouvrage sur la Villa Médicis » est également émise par Georges Brunel l’année suivante [22]. Une autre activité majeure de la section est l’organisation de colloques et d’expositions. La première manifestation de ce type est la tenue en 1976 du colloque (12-14 mai) et de l’exposition conjointe (11 mai – 23 juin) Piranèse et les Français. En parallèle, Georges Brunel mène l’étude et la restauration d’une partie des 460 portraits de pensionnaires conservés à la Villa et publie l’ensemble en 1979. Publications, colloques, expositions, patrimoine : les responsabilités actuelles du poste apparaissent donc très tôt. Mais celui-ci doit aussi trouver son équilibre entre le suivi des pensionnaires et l’activité propre de la section (les missions « Colbert » et « Malraux » selon les terminologies en vigueur).

Pierre Arizzoli succède à Georges Brunel en 1979. Il constate lui-aussi que le travail en équipe des pensionnaires ne se fait pas, chacun travaillant pour soi. Ainsi, l’édition de la correspondance des directeurs du XIXe siècle ne sera pas reprise avant longtemps [23]. L’indépendance de chaque chercheur est malheureusement utilisée pour nuire à la section. Jeanne-Pompelia Ulysse, secrétaire générale de l’Académie, se livre à une diatribe contre les pensionnaires historiens de l’art dans une note adressée au directeur le 29 octobre 1981 : « La justification de la présence des historiens d’art est ambiguë. […] Je sais que cette section est traditionnellement sous la coupe du chargé de mission à l’histoire de l’art mais je souhaite une fois de plus crier casse-cou pour une section qui devient vide de vraies recherches (malgré l’apparente agitation) autres que celles dont l’un ou l’autre sent qu’il peut en tirer un profit personnel. Cela est dû au fait qu’il n’y a pas de ligne de recherche ni d’orientation dans le type de travaux, pas de politique de recherche d’ensemble. » [24]. La veille, elle avait produit une autre note interne expliquant que les expositions d’histoire de l’art « alourdissent encore l’image académique de la Villa Médicis » [25].

Heureusement, le directeur Jean Leymarie porte un autre regard. Dans une note adressée au ministre de la Culture en 1981, il écrit : « L’équilibre des activités – pensionnaires des deux sections, expositions, programme de publications – et leur interpénétration sont relativement satisfaisants », louant ainsi « l’équilibre entre les deux sections » [26]. Il rapporte également le détail de l’activité du chargé de mission avec l’organisation de visites d’ateliers de restauration et de voyages d’études. Dans son rapport d’activité de 1981-1982, Pierre Arizzoli explique mettre en œuvre « chaque année un voyage dans une grande ville italienne autour d’un prétexte qui peut être une exposition importante, avec rencontres des responsables locaux et visites préparées » [27]. Il plaide pour la création d’une bourse pour l’accueil de chercheurs sur des sujets précis et pour de courtes durées et suggère l’ouverture de la Villa à la visite une fois par semaine, le dimanche matin. Il propose l’année suivante la création d’une revue semestrielle ouverte aux historiens de l’art [28].

Le nouveau règlement intérieur de l’Académie en date du 1er décembre 1984 contient plusieurs articles soulignant la place institutionnelle du chargé de mission [29] :

Article 3 : dès leur arrivée à la villa, les pensionnaires se présentent au directeur de l’Académie, au secrétaire général et au chargé de mission pour l’histoire de l’art.
Article 21 : les membres de la deuxième section traitent de leurs études avec le chargé de mission qui en réfère au directeur ou au secrétaire général.
Article 28 : Dans les trois semaines qui suivent son arrivée à Rome, chaque pensionnaire doit (sous couvert du chargé de mission s’il appartient à la deuxième section), présenter au Directeur son programme d’activité pour l’année.
Article 29 : Le Directeur (et le chargé de mission pour la deuxième section) suit les travaux des pensionnaires en fonction du programme arrêté et des règlements particuliers à certaines disciplines (cinéma, histoire de l’art…)
Article 30 : Le Chargé de mission pour la deuxième section adresse deux fois par an – en mars et en octobre – un rapport au directeur sur l’état d’avancement des travaux des historiens de l’art. Ces rapports sont communiqués aux membres de la commission de sélection pour cette discipline ainsi qu’au secrétariat d’État à la culture.

Le chargé de mission bénéficie alors d’une considération au sein de l’institution qui se maintiendra pendant encore deux décennies. Le nombre de pensionnaires historiens de l’art amorce cependant sa décrue dès le début des années 1980, passant d’un petit tiers à souvent moins d’un quart.
Pierre Provoyeur succède à Pierre Arizzoli en 1983, et ne reste en poste que deux ans. Il rédige au moment de partir, en septembre 1985, une note sur les fonctions du chargé de mission pour l’histoire de l’art [30]. Originellement, rappelle-t-il, le chargé de mission ne devait s’occuper que du suivi des travaux des pensionnaires historiens de l’art. Désormais, la situation a bien changé et il dispose pour l’aider d’une secrétaire. « Il est important de souligner à quel point les tâches qui incombent aujourd’hui au Chargé de mission sont multiples. Deux d’entre elles revêtent désormais un caractère prioritaire : le suivi des publications et la préparation des expositions, tandis que le suivi des travaux des pensionnaires dépend plus en plus de son initiative personnelle et la conservation des collections des budgets disponibles. »
Et il ajoute : « Membre de droit du conseil d’administration depuis 1984 au même titre que le Directeur, le Secrétaire général et l’Agent comptable, il apparaît aujourd’hui comme l’une des chevilles ouvrières de l’Académie. »

Les premières menaces

Philippe Morel est pensionnaire d’octobre 1983 à octobre 1985. Il apprend en novembre 1985 qu’il sera le prochain chargé de mission. Il prend ses fonctions en janvier 1986. Jean-Marie Drot est déjà directeur depuis un an.
Prenant acte de la fin du travail en équipe des pensionnaires historiens de l’art, Philippe Morel entreprend l’écriture des volumes sur la villa Médicis et en publie trois. Outre leur importance scientifique, ces ouvrages ont joué un rôle fondamental dans l’importante campagne de restauration de la Villa Médicis alors entreprise. Philippe Morel organise plusieurs expositions, pratiquement une par an, en collaboration avec le musée du Louvre, le musée d’Orsay ou le musée des Offices, ainsi qu’une exposition sur la colonne Trajane qui permet la restauration (et le sauvetage !) des tirages en plâtre des reliefs de la colonne qui moisissaient au fond des caves de la Villa. Les expositions organisées par la section d’histoire de l’art sont l’occasion de rencontres scientifiques de haut niveau et de catalogues qui font date.

Cependant, en dépit de ce travail et de ces réalisations, des tensions apparaissent entre Philippe Morel et Jean-Marie Drot. Ce dernier s’intéresse peu à la nature scientifique du poste. Jean-Marie Drot veut faire de la Villa Médicis un grand centre de « culture spectacle » [31]. Il organise des défilés de mode ; il installe de gigantesques gradins dans la cour intérieure de la Villa pour le festival Roma Europa. Des dissensions importantes surgissent pendant les conseils d’administration entre Chastel et le directeur. L’ambiance est tendue. Ayant été nommé fellow à la Villa I Tatti, Philippe Morel quitte l’Académie deux mois avant le terme de son contrat, le 1er novembre 1991.

Pierre Rosenberg insiste alors pour qu’on envoie Jean-Claude Boyer du CNRS au poste de Chargé de mission. Lorsque celui-ci arrive à la Villa, il est (mal) reçu par le secrétaire général : « Ce que vous ferez, ce n’est pas du tout ce que vos prédécesseurs ont fait » [32]. Profitant du renouvellement du chargé de mission, Jean-Marie Drot décide de transformer profondément la section d’histoire de l’art. Jean-Claude Boyer ne parvient pas à organiser le moindre colloque ; toute initiative allant dans le sens de la recherche scientifique est découragée. Au bout de quelques mois de ce régime, Jean-Claude Boyer obtient du CNRS la fin de son détachement et rentre en France dès 1992.
Le directeur propose alors au ministère de changer entièrement la définition du poste de chargé de mission. Il tente de faire nommer un enseignant d’une école d’art. Le CFHA s’oppose vigoureusement à cette idée. Le ministère attend six mois avant de finalement envoyer Michel Hochmann, alors maître de conférences à Grenoble. Lorsque ce dernier arrive en 1993, il est évidemment fort mal accueilli. Mais c’est déjà la fin du mandat de Jean-Claude Drot, remplacé en 1994 par Jean-Pierre Angremy et l’on sort peu à peu de cette situation critique.

L’âge d’or


2. Exposition « Villa Medici, Sogno di un cardinale »
Photo : Académie de France
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3. Exposition « Maestà di Roma »
Photo : Académie de France
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Michel Hochmann peut alors organiser plusieurs colloques importants notamment sur le collectionnisme, sur la cartographie, et une exposition majeure : Villa Medici, Sogno di un cardinale (1999-2000) (ill. 2). Il poursuit le sauvetage des tirages en plâtre des reliefs de la colonne Trajane. Cette montée en puissance de la section est confortée par l’installation de Bruno Racine à la tête de la Villa en 1997.
Olivier Bonfait est nommé chargé de mission en 1998. S’ouvre alors une période intense pour la 2e section qui correspond à l’apogée de son activité. Bonfait crée la revue Studiolo, la collection des actes de colloque, la bourse « Daniel Arasse », organise la tentaculaire exposition Maestà di Roma (2003) (ill. 3), lance l’immense projet d’une base sur les envois de Rome [33]. Pour mener à bien cette activité débordante, Olivier Bonfait peut s’appuyer sur des stagiaires (une nouveauté) et les contributions de certains pensionnaires. Il invite également beaucoup de boursiers, organise d’innombrables séminaires et rencontres de chercheurs. Prenant enfin acte de son changement de nature, la « section d’histoire de l’art » est rebaptisée « département d’histoire de l’art ».
Marc Bayard est nommé chargé de mission le 1er octobre 2004 par Richard Peduzzi qui succède à Bruno Racine. Marc Bayard entreprend la publication des deux derniers volumes sur la Villa Médicis laissés en suspens depuis Morel, il fait renaître la série de la publication de la correspondance des directeurs du XIXe siècle, multiplie les colloques et la publication des actes, aide à la publication du précieux dictionnaire de Gabriel et Annie Verger sur les pensionnaires, organise des expositions sur Granet, Poussin et la tapisserie.

Les temps difficiles

À partir de 2012, Annick Lemoine occupant le poste, il est décidé que le chargé de mission ne fera plus partie du conseil d’administration. Selon le ministère interrogé à ce sujet, il ne s’agissait que d’une mise en conformité avec les usages, mais dans les faits cette disparition s’est traduite par une fragilisation du département. La même année, est créée par Éric de Chassey, nouveau directeur, une troisième mission pour la Villa : la « mission patrimoine ». Michel Hochmann perçoit le danger d’une telle mesure qui se retourne comme un piège contre le département, l’enfermant dans une fonction mineure en raison de la modestie du patrimoine mobilier de la Villa [34].
Mais c’est au cours du directorat de Muriel Mayette (2015-2018) que la situation se précipite. La politique mise en œuvre par la directrice vise à étouffer progressivement le fonctionnement du département d’histoire de l’art, et il s’en est fallu de peu que ce dernier ne disparaisse [35]. Les publications, dont la revue annuelle Studiolo, accumulent des retards considérables, les projets d’exposition sont tous refusés, les invitations aux chercheurs par le chargé de mission sont supprimées, toutes les initiatives sont déboutées, le travail avec les pensionnaires est découragé. Muriel Mayette réduit systématiquement tous les outils de travail et pose des freins à toutes collaborations institutionnelles. La présence des historiens de l’art est alors réduite à un seul pensionnaire et à une succession de jeunes hôtes boursiers. Tout conspire à l’effacement de la recherche en histoire de l’art à la Villa Médicis.
Ayant vidé le département de ses moyens d’action, Muriel Mayette prépare alors sa suppression.

La menace de disparition

« De toute façon l’histoire de l’art n’est là que depuis Malraux : elle ne fait pas vraiment partie de l’histoire de la Villa. » confie-t-elle à ***, le 7 décembre 2017. La première phrase de sa préface à l’album photo qu’elle fait paraître en 2018 sur la Villa Médicis reprend cette conviction : « L’Académie de France à Rome qui vient de fêter ses 350 ans est avant tout une maison d’artistes.  »
Elle dévoile ses intentions pour l’avenir du département d’histoire de l’art dans une note interne datée d’octobre 2017 :
« En premier lieu, une réorientation du département de l’histoire de l’art doit être envisagée. La lettre de mission et donc le profil du chargé de mission doit évoluer afin de correspondre à la réalité et aux missions actuelles de l’Académie. Le département doit cesser d’être en vase clos et doit intégrer à part entière l’Académie.
Pour cela, seul un chargé de mission en prise avec l’art contemporain et spécialiste de l’histoire des arts
 [36], […] est en mesure de correspondre à la stratégie de l’établissement culturel.
Ce chargé de mission serait plus à même d’ancrer le département dans la programmation et son rôle serait essentiel dans le domaine de l’éducation artistique et culturelle, notamment lors des « jeudis des plus jeunes » (action pédagogique auprès des scolaires), des visites pédagogiques, des « samedis de l’entraînement » (entraînement aux techniques du dessin, de la musique, de l’histoire de l’art ou de l’oralité).
Un tel chargé de mission pourrait aussi apporter le conseil nécessaire à la direction dans ses choix en termes de programmation, et se positionner comme critique d’art autant que comme référence historique.
[…] Un département histoire de l’art spécialiste de la création contemporaine serait un parfait médiateur au sein de l’institution. » [37]
Ainsi, le chargé de mission souhaité par Muriel Mayette devient un éducateur culturel, organisant des visites pédagogiques, un critique d’art et un médiateur spécialiste de l’art contemporain. Avec ce projet, elle signe la fin de la recherche au département d’histoire de l’art. Fort heureusement, ce plan n’est pas mis en place, Muriel Mayette n’ayant pas été reconduite et n’effectuant ainsi qu’un seul mandat.

La renaissance

L’avis de vacance pour le recrutement du nouveau chargé de mission est publié deux mois après le départ de la directrice. Toutes les prérogatives du poste sont alors restituées. Le titulaire est, comme antérieurement, chargé de la « programmation scientifique dans le domaine de l’histoire de l’art » et contribuera « à la programmation culturelle » de l’Académie.
Renouant avec l’intuition de Balthus d’août 1968, la fiche de poste accorde même désormais une place nouvelle à « l’accompagnement de l’ensemble des pensionnaires tout au long de leur résidence en apportant un éclairage propre à sa discipline ». Le chargé de mission « assure un dialogue continu avec l’ensemble des pensionnaires en résidence, quelle que leur soit leur discipline, ayant à cœur d’offrir une mise en perspective historique des approches contemporaines », « il fait part de son avis au jury pour la sélection des pensionnaires en histoire de l’art ; il assure le suivi des travaux des pensionnaires, en particulier ceux dont le projet relève de l’histoire de l’art ou de la restauration des œuvres d’art ou des monuments ».
Cette fiche de poste, qui est aussi une feuille de route, salue la renaissance du poste après les tourments et les menaces. Mais, à la Villa Médicis, comme ailleurs, tout dépend de la politique de la direction. La crise sanitaire et une nomination tardive du nouveau directeur ont retardé la mise en œuvre de cette nouvelle dynamique. Espérons que les leçons auront été tirées de ces dernières décennies et que ce magnifique laboratoire de recherche en histoire de l’art pourra enfin travailler sereinement dans un environnement stable.

Jérôme Delaplanche

Notes

[1Sur ce musée éphémère, voir Christophe Leribault, « Le musée perdu de la Villa Médicis », L’Académie de France à Rome aux XIXe et XXe siècles, Rome, 2002, p. 135-148.

[2Lettre du 19 décembre 1959, p. 3, Archives de l’Académie de France à Rome (indication désormais abrégée en « AAFR »), carton 340, sous-pochette « 1959. Correspondance entre le directeur et le secrétaire général ».

[3AAFR, carton 449, lettre du 4 mars 1966.

[4AAFR, carton 449, lettre du 20 mai 1966

[5AAFR, carton 449, lettre du 12 aout 1968.

[6AAFR, carton 449, compte rendu de la réunion du 24 février 1970.

[7Décret n° 70-847 du 16 septembre 1970 paru au Journal Officiel du 26 septembre 1970.

[8Lettre de Balthus à Dott. Giulio Russo, prefetto di 1 classe, direttore generale degli archivi di Stato, le 23 novembre 1971. AAFR, carton 538.

[9Il relance le ministre à ce sujet par une nouvelle lettre un mois plus tard, le 4 décembre 1971 (AAFR, carton 450)

[10Décret n°72-321 du 26 avril 1972.

[11Réunion du Conseil d’Administration du 27 octobre 1978, AAFR, carton CA 1978-1981.

[12Revue de l’art, n°19, 1973, « Les Académies à Rome », p. 5-7, p. 7.

[13Jérôme Delaplanche, « Parce qu’il semble encore nécessaire », 350 ans de création. Les artistes de l’Académie de France à Rome de Louis XIV à nos jours, cat. d’exp., Rome, 2016, p. 18.

[14Henri Lapauze, Histoire de l’Académie de France à Rome : Tome I (1666-1801), 1924, p. 100-104, et 151-152.

[15Correspondance des directeurs de l’Académie de France à Rome…, 1900, t. III, p. 208-209, lettre du 23 juillet 1707.

[16« La Villa Médicis victime des clichés », Le Monde, 11 avril 2008.

[17Lettre de Jacques Duhamel, le 13 décembre 1971, AAFR, carton 538.

[18AAFR carton 538.

[19Témoignage oral de l’intéressé recueilli en septembre 2017.

[20AAFR carton 538.

[21« Rapport d’activité, 1979 », AAFR carton CDA 1979-1986.

[22« Rapport d’activité, 1976-1977 », AAFR Carton CDA 1979-1986.

[23La reprise très irrégulière de cette publication date de 2005 avec le directorat de Pierre-Narcisse Guérin.

[24AAFR, carton DIMAB n° 8.

[25AAFR, dossier « Gestion-administration. Notes et courriel internes (1978-1983) » carton DIMAB n° 8.

[26AAFR, carton CA 1978-1981.

[27AAFR, carton CDA 1979-1986.

[28AAFR, carton CDA 1979-1986 : Projets et propositions de la 2e section, janvier 1983.

[29AAFR, carton 452.

[30AAFR, carton CDA 1979-1986.

[31Philippe Morel. « André Chastel et l’Académie de France à Rome », Revue de l’Art, 1991, n° 93. p. 45-48, et Philippe Morel, « André Chastel, l’Académie de France à Rome et le film d’Edgardo Cozarinski », André Chastel, méthodes et combats d’un historien de l’art, actes colloque 2012, Paris, 2015, p. 73-84.

[32Témoignage oral de Jean-Claude Boyer, septembre 2017.

[33Le projet avait sombré dans les limbes après le départ d’Olivier Bonfait. Il a été tiré de sa léthargie en 2016 et la base des envois de Rome est désormais en ligne sur le site de l’INHA.

[34Communication orale, janvier 2016.

[35Michel Hochmann : « Menaces sur l’histoire de l’art à la Villa Médicis », Revue de l’Art, n°197/2017-3, p. 5-8.

[36Muriel Mayette pensait que l’histoire « des arts » était synonyme d’histoire de l’art contemporain.

[37« Note sur l’avenir du département de l’histoire de l’art au sein de l’Académie de France à Rome », 20 octobre 2017, document confidentiel.

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