La Samaritaine : une question architecturale ou de liberté de la presse ?

1. Projet pour la Samaritaine sur la rue de Rivoli
© Sanaa
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Nous ne pouvons, à La Tribune de l’Art, être opposés au journalisme engagé, que nous pratiquons régulièrement. Rien de scandaleux donc, a priori, dans la publication par certains journaux d’articles à la gloire de l’opération de restructuration de la Samaritaine qui a, récemment, été mise à mal par un jugement du Tribunal Administratif de Paris annulant le permis de construire du nouveau bâtiment dessiné par Sanaa.
Mais encore faut-il rester prudent et ne pas, volontairement ou non, manipuler les faits pour leur faire dire ce que l’on veut et permettre au lecteur de distinguer clairement les commentaires des faits.

C’est, hélas, parfois l’inverse que l’on a pu constater dans une partie de la presse. Bien sûr, il ne peut être question ici de mettre en doute la sincérité de chaque journaliste concerné. Mais la concomitance de tous ces articles oblige à s’interroger sur ce qui ressemble à une campagne de communication de LVMH particulièrement bien menée.

LVMH et la presse

Il ne faut, en effet, pas sous-estimer les moyens hors du commun dont dispose cette société. Rappelons que la ville de Fontainebleau, pour contrer les associations de protection du patrimoine ayant obtenu du ministère de la Culture une instance de classement sur sa halle, avait payé 17 000 euros à la société Bygmalion. On peut donc imaginer par comparaison les sommes colossales que consacre LVMH, l’une des sociétés françaises les plus riches, pour mener sa contre-offensive médiatique.
Son bras armé dans le domaine de la communication s’appelle DGM Conseil, dirigé par un certain Michel Calzaroni. Un article de Raphaëlle Bacqué, « Les seigneurs de la com’ » paru dans Le Monde en mars 2010 rapporte ses propos inquiétants. Il dévoile ainsi l’une des facettes de son métier en expliquant qu’« en cas de litige, un magistrat hésitera à aller contre l’opinion publique » mais également que « Quand une entreprise est un gros annonceur publicitaire, on ne le dit pas pour ne pas être vulgaire, mais cela facilite la tâche ». On peut difficilement être plus clair. Un autre article de Rue 89 en 2007, d’Augustin Scalbert, « Médias : les petits coups de ciseaux de Bernard Arnault », cite lui Ivan Levaï, ancien directeur de La Tribune, quotidien qui appartenait alors à LVMH, affirmant « la vraie puissance de Bernard Arnault dans la presse, c’est qu’il est un grand annonceur publicitaire ». On y lit aussi que les « interventions permanentes [de Bernard Arnault] » provoquent « une autocensure à peu près générale ». Cela éclaire grandement, quelques années plus tard, la manière dont les journaux, soit qu’ils appartiennent à Bernard Arnault, soit qu’ils apparaissent très dépendants pour la publicité de LVMH, ont traité l’affaire de la Samaritaine.

Un historique bien oublié

Les Échos ont ainsi été acquis en 2007 par le groupe. Avant cette date, qu’écrivaient-ils ? « Devant la sévérité de ce verdict [la fermeture soudaine de la Samaritaine], force est de s’interroger sur le comportement de LVMH, depuis qu’il a acquis, en 2001, 55 % du capital […] » Bonne question qu’il est dommage que le journal ait aujourd’hui complètement oublié de se poser, malgré une charte éthique qui y incite. Le Monde y répondait, en partie, le 6 juillet 2005 sous la plume de Jacques Follorou. Il y affirmait que « selon certaines observations relevées par la préfecture de police de Paris, il apparaît que la dangerosité du site pourrait avoir été aggravée par l’entreprise elle-même. En effet, la direction de la Samaritaine avait les deux dernières années transféré des stocks dans les sous-sols du magasin parisien qui selon la commission de sécurité avaient contribué à "aggraver sérieusement le risque incendie" »
Le même constat, encore plus sévère, était à nouveau fait dans un autre article du Monde daté du 19 janvier 2006 et signé de Stéphane Lauer. On y parle notamment de deux rapports d’expertise, l’un mené par le cabinet Pluriel Consultant, l’autre par des architectes indépendants, experts auprès de la cour d’appel de Paris. Les deux vont dans le même sens en concluant qu’une fermeture n’était pas inéluctable et que, si celle-ci avait lieu, elle aurait dû être de courte durée. L’Humanité du 20 janvier 2006 faisait le même constat.

D’ailleurs, ce diagnostic avait été également celui de l’architecte du projet, à l’époque Jean-Jacques Ory, qui avait déjà rénové un des anciens bâtiments sur la Seine, celui où se trouve Kenzo, Zara et Séphora : « Si nous obtenons le permis de construire dans les deux ou trois mois, les travaux pourraient durer dix-huit mois. C’est faisable en trois ou quatre phases. Mais on peut nettement gagner du temps si on réalise ce chantier en une seule fois, dans un magasin vide. » (Le Parisien, 15 juin 2005). Il précisait aussi : « Pour [...] laisser ouverts [les nombreux] bâtiments qui reçoivent du public à Paris - commerces ou locaux administratifs - qui ne sont pas aux normes de sécurité […] les équipes de pompiers sont renforcées ». Tout cela semble confirmer les craintes des syndicats de salariés qui affirmaient notamment : « La direction a utilisé le prétexte de la sécurité » pour fermer le bâtiment (Le Parisien). Cet avis de l’architecte de la Samaritaine était corroboré par Bertrand Lemoine, architecte, ingénieur et spécialiste de la construction métallique, cité par Sophie Flouquet dans le Journal des Arts (« Un colosse de métal vulnérable », 8 juillet 2005). Celle-ci expliquait en conclusion de son article, que « Depuis [l’article du Parisien], [Jean-Claude Ory] se refuse à tout commentaire ». Il n’est sûrement pas facile de travailler pour LVMH…

2. SANAA, notice descriptive du projet
Rivoli, 31 juillet 2012, p. 8.
Les bureaux, dominants dans le projet,
sont figurés en bleu.
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Bref, la fermeture pour raisons de sécurité de la Samaritaine semble au moins sujette à caution. Sa durée de 7 ans, entre la fermeture réelle et le dépôt du permis de construire, l’est tout autant. Il était légitime de se demander à l’époque, et il l’est encore aujourd’hui, si la fermeture de la Samaritaine par LVMH, qui venait d’acheter le grand magasin, n’était pas qu’un prétexte pour transformer celui-ci en bureaux, en palace et en magasins de luxe. À l’époque, les salariés de l’entreprise craignaient en effet : « une volonté cachée de la direction de sacrifier La Samaritaine pour transformer l’immeuble de style Art déco, datant de 1905, en une galerie marchande de luxe ou un autre projet immobilier ». Mais le PDG de la Samaritaine jurait alors ses grands dieux à l’AFP que « la rumeur selon laquelle la Samaritaine pourrait être transformée en magasin de luxe [était une] absurdité totale ».
Quel est le programme de la Samaritaine aujourd’hui, tel qu’il est retranscrit sur le site du projet ? « la Samaritaine associera une offre représentative du savoir-faire français dans ses domaines de référence (mode, joaillerie, maroquinerie…) à une offre thématisée autour de la beauté-bien être et de l’épicerie. » On comprend en tout cas qu’on ne trouvera plus « tout » à la Samaritaine, d’autant que les surfaces dévolues aux commerces seront, en réalité, résiduelles après la création d’un palace, et surtout de bureaux - la véritable justification de l’opération, avec 47% de la surface totale (SHON) de l’îlot Rivoli [1] (ill. 2).

Les Échos, aujourd’hui, se gardent bien de revenir sur ces questions, comme d’ailleurs la plupart des autres journaux. Les thuriféraires du groupe LVMH évitent tous soigneusement de rappeler l’historique de l’affaire. Il est plus facile d’accuser les associations.

Au moins Les Échos prennent-ils soin de préciser à chaque fois au lecteur leur appartenance au groupe LVMH. On ne pourra pas en dire autant du journal L’Opinion. Forcément : la liste de ses actionnaires était tenue secrète jusqu’à ce que Médiapart révèle le 22 août dernier que Bernard Arnault y avait investi au total six millions d’euros via une filiale discrète du groupe LVMH.
On pouvait donc, en apprenant cela, se demander comment L’Opinion avait traité l’affaire de la Samaritaine. Avec la subtilité qu’on pouvait en attendre, Jean-Jacques Aillagon publiait, le 22 mai, un article où le Plan Local d’Urbanisme (pourtant rédigé par la Mairie de Paris) était comparé à la « charia ». Par ailleurs, dans un article consacré au « plan logement » d’Anne Hidalgo, le journal se félicitait de ses attaques contre les règles d’urbanisme, coupables, entre autre, d’avoir mis le projet de la Samaritaine « à l’arrêt ».

L’association des commerçants du quartier, qui a lancé une pétition sur Internet pour s’opposer à la décision du Tribunal Administratif (un échec cuisant puisque celle-ci n’a recueilli que 245 signatures) et qui est active sur Twitter pour répondre à toute attaque contre le projet, ferait mieux de se tourner vers les vrais responsables de cette fermeture prolongée.

Car de quoi s’agit-il sur le fond ? De l’application de la réglementation du Plan Local d’Urbanisme. Un PLU que la mairie avait pourtant, comme elle le fait systématiquement pour tous les projets d’urbanisme qu’elle cautionne ou qu’elle mène, modifié à sa guise. Plus grand, plus haut, plus dense : la mairie fait régulièrement voter des exceptions à la règle commune. Cette pratique qui permet de plaire aux puissants, parfaitement scandaleuse dans son principe, ne semble pourtant pas gêner ceux qui pleurent sur l’annulation du permis. Permettre à LVMH ce qu’on interdit de faire au simple citoyen n’a jamais déclenché aucun cris d’orfraie par ceux qui prétendent aujourd’hui faire la morale aux associations de protection du patrimoine. L’objectif de ces dernières, contrairement à ce que voudraient faire croire leurs opposants, n’est pas une lutte de principe contre l’architecture contemporaine. Comme le rappelle Alexandre Gady, la SPPEF, pour ne prendre qu’elle, s’est battue récemment pour la conservation du chef-d’œuvre de Bernard Zehrfuss à Rueil-Malmaison, détruit sans que le ministère de la Culture ne lève le petit doigt ; elle s’est opposée à la démolition de la halle de Fontainebleau là encore abandonnée à son sort par Aurélie Filippetti ; elle défend, contre le maire d’Orléans Serge Grouard, l’usine Famar de Jean Tschumi…

Les éléments de langage de LVMH

Mais reprenons, un à un, les « arguments » employés par les défenseurs de LVMH. Quel est le rôle exact de DGM dans la parution de tous ces articles unanimement indignés ? Difficile de le savoir car nous ne sommes pas, évidemment, leur cible privilégiée. Nous avons cependant reçu de leur part, le 14 mai, soit le lendemain du jugement, un court communiqué de presse, différent de celui, assez insignifiant, que l’on peut lire sur le site du projet ou sur sa page Facebook. Ce communiqué, semble-t-il réservé aux journalistes, contient tous les éléments de langage qui seront repris ad nauseam par de nombreux médias. En voici le contenu exact (sans l’introduction où ils disent avoir pris connaissance du jugement et la conclusion où ils disent faire appel) :

«  La Samaritaine tient à exprimer sa plus vive surprise à la lecture d’un jugement reposant exclusivement sur des considérations esthétiques et donc entièrement subjectives portant sur l’œuvre d’un architecte parmi les plus réputés au monde, lauréate du prix Pritzker équivalent pour l’architecture du prix Nobel !

À ce titre, ce jugement constitue un précédent préoccupant pour tout projet de rénovation à Paris un tant soit peu novateur. Une telle conception des règles d’urbanisme est incompatible avec une vision moderne de la ville et n’aurait pas permis à certains des bâtiments les plus emblématiques de notre capitale de voir le jour.  »

Le communiqué est rédigé en gras, et le soulignement est également d’origine. Pour résumer, donc :

 le jugement repose exclusivement sur des considérations esthétiques et subjectives,
 les architectes concernés sont « parmi les plus réputés au monde » et « lauréats du prix Pritzker » (argument d’autorité),
 une telle décision va contre la modernité nécessaire de la ville, qui aurait empêché la construction de certains des monuments les plus importants de Paris.

Une belle unanimité

Nous avons analysé dix articles [2] outrageusement favorables à la Samaritaine, la plupart publiés dans de grands quotidiens ou hebdomadaires. Nous n’avons pas connaissance, en dehors de certains droits de réponse – nous y reviendrons – d’articles qui soient favorables au jugement, en dehors de quelques sites internet, souvent animés par des architectes [3]. D’autres organes de presse ont cependant rendu compte de manière équilibrée de l’affaire, sans prendre eux-mêmes parti.

Sur ces dix articles, neuf reprennent l’argument d’un jugement « esthétique et subjectif » [4] (ce qui est faux comme nous l’avons démontré, les juges se contentant évidemment d’appliquer les critères du PLU), huit nous expliquent que Sanaa est nécessairement génial, la plupart citant son prix Pritzker, et neuf dénoncent le conservatisme de ceux qui vont contre la modernité. Les éléments de langage de LVMH, plus frappants encore lorsqu’ils sont récités à la télévision par des journalistes, prouvent ainsi leur efficacité.

On remarquera aussi que ces éléments ont été bien lus par l’Académie d’architecture qui a lancé une pétition auprès des architectes pour soutenir le projet contesté. Cette académie (association loi 1901 qui n’a rien à voir avec l’Institut), dont on précise toujours qu’elle est « généralement silencieuse », n’a pas eu à chercher bien loin pour rédiger son texte : il s’agit pour partie d’une reprise littérale du communiqué LVMH ! On apprend ainsi que cette décision de justice « constitue une jurisprudence préoccupante », on y découvre aussi qu’ « Une telle conception des règles d’urbanisme, qui autorise à fonder un jugement sur des critères esthétiques et subjectifs pour justifier de la pertinence d’un recours, est incompatible avec une vision contemporaine de la ville, et n’aurait pas permis à certains bâtiments les plus emblématiques de notre histoire de voir le jour ». En littérature, cela s’appellerait du plagiat. Ici, il s’agit de la reprise presque mot pour mot d’un communiqué de presse, qui sera à son tour cité dans certains articles, comme celui du Figaro, comme venant de l’Académie d’architecture, sans voir qu’il s’agit des termes exacts diffusés par LVMH. Jamais l’assertion - évidemment fausse - selon laquelle le jugement serait « esthétique et subjectif » n’est dotée des guillemets qu’elle mérite.

Mais certains des articles nous semblent encore plus problématiques par les arguments qu’ils véhiculent. Non seulement le jugement du tribunal administratif est un facteur de chômage, mais on a l’impression que, pour Jean-Gabriel Frédet dans Le Nouvel Observateur, il annonce la fin de la civilisation française telle qu’on la connaît : « Paris envoie le signal d’un astre mort dont la lumière s’estompe progressivement ». Michel Guerrin, dans Le Monde, pourtant excellent journaliste qu’on a connu mieux inspiré, ne se contente pas de dénoncer une ville « figée dans le formol » (sic) ou de prendre comme argument (comme la plupart de ses confrères) l’aval de la ville et de l’Architecte des bâtiments de France, alors que celui-ci – sensible aux pressions politiques – ne peut, au demeurant, se prononcer en matière d’urbanisme, ici en débat, législation qui n’est pas de sa compétence [5] ; il va jusqu’à évoquer les cadenas du Pont des Arts pour dénoncer les juges du tribunal administratif qui ne feraient rien contre ce vandalisme à la mode, concluant son article par un martial : « Reste que nous sommes pour l’instant privés d’une œuvre remarquable des architectes de Sanaa, alors que l’industrie touristique nous impose ses cadenas, qui ne sont pas vraiment un symbole d’ouverture » ! On ne peut qu’être d’accord avec Michel Guerrin dans sa diatribe anti-cadenas (nos lecteurs le savent) mais on aimerait comprendre quel pouvoir aurait le Tribunal administratif pour s’y attaquer et quel rapport il peut y avoir entre la Samaritaine et les cadenas, surtout si l’on rappelle une évidence : ce sont les mêmes qui dénoncent à la fois les cadenas et les démolitions des bâtiments de la rue de Rivoli, tandis que la Mairie de Paris, qui ne fait rien contre les cadenas, est par ailleurs le meilleur soutien de LVMH...

Dans Le Monde toujours, Frédéric Edelmann nous livre une grande réflexion sur le patrimoine, mélangeant à peu près tout dans une confusion d’esprit totale que nous aurions peine à résumer. Lui aussi nous a habitué à mieux. C’est également le chemin de la confusion qu’emprunte Luc Le Chatelier, dans Télérama, en qualifiant tout d’abord les associations de « tatillonnes » (9 façades du Paris historiques ont été détruites !), et en qualifiant Paris de ville qui serait faite « de bric et de broc, avec des audaces et des ratés », tout combat pour maîtriser son évolution étant ainsi à l’avance disqualifié...

Les apparentements terribles

Dans Beaux-Arts Magazine, Philippe Trétiack n’hésite pas à pratiquer les amalgames les plus ubuesques. L’arrêt du chantier ne se contente pas d’entraîner le « chômage » pour tous ceux qui y sont liés, « Cette interdiction concentre tous nos conservatismes : surprotection des salariés inquiets d’être forcés de travailler sous contrainte, respect du sacro-saint jour du seigneur, haine enfin – et peut-être surtout – de la consommation, péril dantesque pour les néo-babs ». On ne voit pas bien le rapport ? Aucune importance, il y a plus inquiétant encore : « Car, pour les étrangers, toute parole émanant d’un Français et plus que jamais estampillée réac, xénophobe, voire fasciste ; le score du FN aux européennes expliquant tout. Nous voilà tous comptables au-delà de nos individualités d’une image nationale déplorable ». Bref : « Il en va de notre survie car, à défaut, c’est la France tout entière qui, du point de vue esthétique, ne sera bientôt plus raccord avec le monde. » Délire pour délire, on pourrait rétorquer que la montée du FN, que l’auteur met en rapport avec l’interruption du chantier, est bien plutôt liée à une perception de l’impunité dont certains puissants semblent trop souvent bénéficier au détriment du simple particulier… Car dans cette affaire, tous les bords politiques semblent se retrouver dans une unanimité qui tend, hélas, à donner du grain à moudre aux partis extrémistes. C’est ainsi que Jean-François Légaret, maire UMP du 1er arrondissement, se retrouve exactement sur les mêmes positions que la maire de Paris, Anne Hidalgo, dans un article paru dans le numéro d’été du journal d’information de l’arrondissement « Paris en 1er ». Là encore, le maire du 1er arrondissement reprend sans vergogne les mots même de LVMH : « Les magistrats de la juridiction administrative, au lieu de juger en droit, se fondent sur des critères esthétiques et d’une subjectivité plus que contestable » et il explique, bien entendu, que « La façade en question a été conçue par le cabinet SANAA, Prix Pritzker, plus haute distinction mondiale en matière d’architecture ». Il ajoute, et c’est inédit, que la décision du Tribunal administratif a donné « satisfaction à des intérêts privés ». On aimerait savoir quels sont ces intérêts privés alors que les associations qui ont gagné le procès sont déclarées d’intérêt public et n’ont évidemment aucun « intérêt privé » dans l’affaire, alors que le promoteur est LVMH, société qui n’est pas à proprement parler philanthropique...

Pour en revenir à la force de frappe publicitaire de Bernard Arnault, il est tout de même ennuyeux que, dans le même numéro de Beaux-Arts Magazine qui publie son plaidoyer maladroit pour la Samaritaine, le même journaliste soit également l’auteur d’un « article » intitulé « Nomadisme chic », répertoriant neuf objets faits « de précieuses matières et [par] des designers de renom pour se détendre ou partir en excursion en mode sophistiqué » dont quatre (un par page) sont des Louis Vuitton ! Ce n’en est pas un, mais cela ressemble furieusement à un publi-reportage, et le fait que son auteur n’ait pas su qu’il serait publié en même temps que son texte [6] sur la Samaritaine ne change rien au sentiment de gêne que le rapprochement des deux nous procure [7], tout comme, d’ailleurs, le voisinage de l’article de Jean-Gabriel Frédet du Nouvel Observateur avec une publicité, en quatrième de couverture, pour… Louis Vuitton.
Quant à Christian Portzamparc, auteur d’un courrier envoyé au Monde et d’un article dans Paris-Match - où il prétend que Paris serait « obligé au pastiche », ce qui est inexact, puisque son PLU l’interdit expressément [8] - il aurait pu rappeler qu’il est, par ailleurs, l’auteur de la tour LVMH de New York, ce que ne font pas davantage les très nombreux médias qui reprennent ses propos...

Le droit de réponse bafoué

Face au déchaînement médiatique qui a entouré la décision du tribunal administratif de Paris, les défenseurs du patrimoine - ne disposant évidemment pas des mêmes relais - se sentent un peu désarmés. D’autant que, si certains des journaux cités ci-dessus ont tout de même joué le jeu en acceptant de publier leurs réponses (ainsi, Alexandre Gady a pu écrire dans Le Monde tandis que d’Architecture publiait le droit de réponse pour la SPPEF d’Alexandre Gady et Julien Lacaze, et un texte de Jean-Paul Robert), Les Échos, propriété, on ne le rappellera jamais assez, de LVMH, a publié un « droit de réponse » dans des conditions plus que discutables. Celui-ci est en effet régi par la loi, et doit paraître dans les trois jours de sa réception par le média. Or, à la suite de l’article de Catherine Sabbah, déjà cité plus haut, Les Échos ont reçu le 11 juin un droit de réponse de la SPPEF [9] qui aurait donc dû être publié au plus tard le 14 juin. Le journal s’y est d’abord opposé, avant de demander différentes modifications - pour n’en tenir finalement compte qu’au gré de ses intérêts - et ne publier la réponse de l’association, manifestement gênante, que le 5 août, donc à la période la plus creuse de l’année. Le Figaro quant à lui, après son refus catégorique d’accueillir un autre point de vue que le sien, a été dûment assigné, demande en justice à laquelle il oppose un silence méprisant. Nous avons donc appris que Le Figaro et Les Échos sont poursuivis par l’association pour refus d’insertion d’un droit de réponse prévu et réprimé par l’article 13 de la loi du 29 juillet 1881. La citation correctionnelle leur a été délivrée début août 2014 (le 5 pour Le Figaro et le 11 pour Les Échos).

On est, décidément, bien loin de la question de fond. Nous renvoyons à ce sujet nos lecteurs aux articles que nous avons déjà publiés. Il faut cependant rappeler que le jugement du Tribunal Administratif a été particulièrement réfléchi puisque celui-ci s’est réuni en séance plénière. La Cour administrative d’appel instruit désormais l’appel interjeté par la Mairie de Paris et la Samaritaine, avec sérieux puisque la maquette animée installée en mars dans la maison du projet a été réquisitionnée fin juillet par les juges [10] ! Ne pouvant, semble-t-il, maîtriser la justice, la mairie de Paris s’emploie désormais, comme l’a révélé Le Canard Enchaîné, à priver de toute influence la Commission du Vieux Paris (qui a rendu un avis défavorable concernant la Samaritaine), afin que la capitale soit plus complètement à la merci de ses édiles. Parallèlement, nous y reviendrons, la Mairie de Paris prépare une autre contre-attaque via une nouvelle modification du PLU qui couvrira cette fois tout Paris et qui veillera - comme l’explique ici Jean-Louis Missika, maire adjoint à l’urbanisme de Paris - à ce que les « gestes architecturaux splendides [11] » de la municipalité et de ses amis ne soient plus contrariés par ces méchantes associations de protection du patrimoine…

Didier Rykner

Notes

[1SANAA, Notice descriptive du projet Rivoli, 31 juillet 2012, p. 8.

[2Les articles pro-Samaritaine ont été publiés dans Beaux-Arts Magazine (Philippe Trétiack, « La Samaritaine victime d’un démon bien français », Beaux-Arts, n° 362, août 2014), Le Nouvel Observateur (Jean-Gabriel Frédet, « La Samar’, le juge et le bon goût », Le Nouvel Observateur, 26 juin 2004) ; Télérama (Luc Le Chatelier, « Délit de façade », Télérama, 4 juin 2014) ; Les Échos (Catherine Sabbah, « La paralysie de la Samaritaine, symbole d’un pays à l’arrêt », Les Échos, 28 mai 2014) ; Le Monde par deux fois (Michel Guerrin, « Architecture : Paris dans le formol », Le Monde, 23 mai 2014 et Frédéric Edelmann, « Intouchable, le patrimoine ? », Le Monde, 31 mai 2014 ; Le Figaro (Ivan Letessier, « Samaritaine, friche économique symbole des retards français », Le Figaro, 19 mai 2014) ; Paris-Match (Christian de Portzamparc, « Paris doit vivre », Paris-Match, 31 mai 2014) ; d’a (« Scandale à la Samaritaine », d’a (d’Architecture), 13 mai 2014) ; L’Opinion (Jean-Jacques Aillagon, « Jésus et la Samaritaine », L’Opinion, 22 mai 2014). Ceux qui ne sont pas accessibles via le site du journal où ils sont parus le sont grâce à la diligence de LVMH qui les a publiés sur le site du projet, sauf ceux de Beaux-Arts Magazine et du Nouvel Observateur.

[3Outre La Tribune de l’Art, signalons les sites consacrés à l’architecture : Archicool et L’Abeille et l’Architecte.

[4Signalons l’exception notable de Catherine Sabbah dans Les Échos qui a bien lu le PLU. Celle-ci a tenu à nous préciser que, bien qu’écrivant dans un titre dépendant de LVMH, elle n’a subi aucune pression et ne s’est pas autocensurée.

[5L’ABF n’est en effet compétent qu’en matière de périmètre de protection des monuments historiques et de sites et n’a nullement compétence pour ce prononcer sur le respect du PLU de Paris.

[6Il nous l’a affirmé, et sa rédaction en chef l’a confirmé.

[7Remarquons toutefois que Beaux-Arts Magazine a publié dans son numéro de rentrée le courrier d’une lectrice très mécontente, à juste titre, de l’article de Philippe Trétiack.

[8Ainsi, l’article UG 11.1.3 al 2 du règlement du PLU dispose que « L’objectif recherché ci-dessus [« intégration au tissu existant »] ne doit pas pour autant aboutir à un mimétisme architectural pouvant être qualifié esthétiquement de pastiche. Ainsi l’architecture contemporaine peut prendre place dans l’histoire de l’architecture parisienne ».

[9Celui-ci était adressé, comme le veut la loi, au directeur de la publication. La journaliste nous a dit ne pas en avoir été informé.

[10Le premier à avoir publié cette information est le site Archicool

[11Cette vidéo à 3’02’’.

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