La Maison du Peuple, monument emblématique du XXe siècle, gravement menacée

La Maison du Peuple à Clichy est une icône de l’architecture du XXe siècle. Lorsque Frank Lloyd Wright vint à Paris, il émit le souhait de voir trois monuments : elle en faisait partie. Son histoire est largement connue et nous ne ferons ici que la résumer. Construite entre 1935 et 1939, elle fut conçue par les architectes Marcel Lods et Eugène Beaudouin, avec l’assistance de l’ingénieur Vladimir Bodiansky et de Jean Prouvé. Son programme, complexe, avait un aspect social très important. Symbolisant la politique du Front Populaire, il est dirigé avant tout vers le peuple comme le nom de l’édifice en témoigne. Il s’agissait d’apporter la culture aux habitants de Clichy sous la forme, notamment, d’une salle polyvalente au premier étage, entièrement mobile et pouvant ainsi se transformer rapidement tantôt en une grande salle de 2000 personnes pour organiser notamment de grandes réunions politiques, tantôt en salle de spectacle, théâtre ou cinéma susceptible d’accueillir 500 spectateurs. Des bureaux étaient également mis à la disposition des syndicats, tandis que le rez-de-chaussée était utilisé comme marché couvert. Le toit et le plancher, rétractables, permettaient au marché de se tenir en plein air, la transformation du marché en salle des fêtes pouvant se faire en moins de trois-quarts d’heure. Ce système modulable constituait évidemment une révolution dans l’architecture.


1. La Maison du Peuple à Clichy, dans son état actuel
Photo : Didier Rykner
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Comme l’écrit Bernard Toulier dans un article à lire sur le site de l’association Sites et Monuments : « La Maison du peuple représente un exemple novateur de préfabrication et d’industrialisation du bâtiment, reconnu et largement salué à l’époque par toute la presse professionnelle et mentionné dans toutes les histoires de l’architecture française et internationale. Considéré comme un jalon incontournable de l’histoire de l’architecture moderne, elle est un « cas idéal-typique de synchronie entre modernité et modernisation » »


2. Premier étage de la Maison du Peuple
avec ses structures autrefois amovibles
telles qu’on peut les apercevoir à travers la porte vitrée
Photo : Didier Rykner
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3. Premier étage de la Maison du Peuple
avec ses structures autrefois amovibles
telles qu’on peut les apercevoir à travers la porte vitrée
Photo : Didier Rykner
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Dans les années 1960-1970, le monument se dégrade, les structures modulables dont le réglage doit être très précis ne fonctionnent plus (ill. 2 et 3), et seul le rez-de-chaussée reste utilisé comme marché couvert (ill. 4). Face à cette situation, à peine nommé ministre de la Culture, Jack Lang décide de classer ce monument à la fois essentiel pour l’histoire de l’architecture et symbolique sur le plan politique. C’est chose faite depuis le 30 décembre 1983. Une restauration put alors commencer, qui s’attacha seulement aux extérieurs. Faute de programme et de financement, la municipalité se désintéressant par ailleurs du monument, celui-ci restera jusqu’à aujourd’hui dans un état médiocre, sans que la structure amovible, toujours en place, soit remise en état.


4. Le marché au rez-de-chaussée de la Maison du Peuple
Le plafond n’est plus amovible depuis longtemps
Photo : Didier Rykner
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C’est dans ce contexte que le nouveau maire de Clichy, Rémi Muzeau, élu le 26 juin 2015, décida de lancer un « appel à projet » dans le cadre de l’opération « Inventons la Métropole ». Une équipe composée d’un promoteur, le groupe Duval, et de l’architecte Rudy Ricciotti fut retenue. La solution retenue consiste, ni plus ni moins, en la construction d’une tour de 96 m non pas à côté du monument historique, mais bien sur le monument historique (ill. 5), la tour venant se placer sur la partie surélevée qui, à l’origine, contenait les bureaux syndicaux.
À cette équipe initiale, la municipalité a souhaité adjoindre un architecte en chef des monuments historiques, chargé de restaurer la Maison du Peuple, afin de servir de caution pour la « défense du patrimoine ». Le premier ACMH contacté, lorsqu’il a réalisé en quoi consistait réellement le projet, n’a en aucun cas voulu cautionner un tel projet et a finalement refusé d’y prendre part. La mairie s’est donc désormais tournée vers un autre ACMH que les lecteurs de La Tribune de l’Art connaissent bien : Jacques Moulin. Qui, cela n’étonnera personne, s’est empressé d’accepter.


5. Projet Duval/Ricciotti. Maquette présentée pour l’exposition des projets lauréats des concours « Inventons la métropole de Paris », Pavillon de l’Arsenal,
30 novembre 2017-4 mars 2018
© Ricciotti/Duval
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Sans même parler du problème que constitue une tour supplémentaire dans l’horizon parisien (celle-ci nous dit-on « dialoguera » avec l’horrible tour du palais de Justice des Batignolles qui défigure nombre de points de vue de la capitale), construire sur un monument historique classé un bâtiment de 96 mètres de haut paraît totalement fou. Nous avions publié une série d’articles sur le sujet « À quoi sert la législation des monuments historiques ? » : si ce projet devait se concrétiser, nous pourrions l’y inclure.
Car pour le maire, c’est déjà fait, ou tout comme. La municipalité communique sur ce sujet comme s’il s’agissait d’une affaire entendue, sur son site, dans la presse (voir par exemple cet article du Parisien du 18 octobre 2017) ou sur le monument où est déjà affiché une affiche présentant le projet (ill. 6).


6. Affichage du projet sur la Maison du Peuple
Comme si c’était fait
Photo : Didier Rykner
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Nous avons interrogé le ministère de la Culture à ce propos qui a été - c’est suffisamment rare pour le souligner - extrêmement rapide, complet et sans ambiguïté dans sa réponse que nous pouvons ainsi transcrire intégralement :

« Il n’y a eu depuis 1983 date de son classement au titre des monuments historiques, aucune modification ou évolution dans l’état de la Maison du peuple à Clichy susceptible de faire disparaître ou de diminuer l’intérêt public de sa conservation. Au contraire une campagne importante de travaux de restauration a été réalisée au cours des années 1995-2005 sous la maîtrise d’œuvre de l’architecte en chef des monuments historiques M. Hervé Baptiste, et avec le concours financier de l’État.
La Maison du peuple, premier bâtiment multifonctionnel et transformable, a été reconnu dès sa livraison comme un bâtiment majeur, comme en témoignent les articles publiés en 1939 dans "l’Architecture d’aujourd’hui", "l’Architecture française", "La construction moderne", ou "Technique et architecture". La Maison du peuple occupe une place importante dans l’histoire de l’architecture mondiale. Elle est citée dans toutes les histoires de l’architectures française et dans les plus grands ouvrages sur l’histoire de l’architecture mondiale (notamment "l’Architecture moderne, une histoire critique", de K. Frampton). Elle a été une source d’inspiration pour de nombreux programmes d’équipements polyvalents de l’après-guerre, ainsi que pour le mouvement "high-tech" dont est issu le Centre Pompidou. L’intérêt patrimonial et architectural ayant justifié le classement de la Maison du peuple ne paraît donc en aucune manière pouvoir être aujourd’hui remis en cause. 
A ce stade, et alors qu’il n’y a pas à ce jour de demande d’autorisation de travaux, les services du ministère de la culture ont d’ores et déjà eu l’occasion de faire connaitre leur position défavorable quant au projet évoqué au regard du classement Monument Historique de la maison du peuple, de son intégrité et de son histoire, sans oublier son caractère emblématique pour l’architecture.
 »

Outre la communication, le maire de Clichy, qui manifestement se moque comme d’une guigne de l’avis du ministère de la Culture, est déjà passé aux choses sérieuses, d’ailleurs sans en avoir jamais débattu en conseil municipal. Il a en effet demandé à un architecte du patrimoine, expert judiciaire près la Cour d’Appel de Paris un rapport ayant pour objectif l’« évaluation des risques pouvant hypothéquer le projet retenu ». Un certain nombre de spécialistes ont été contactés dont beaucoup ont renoncé car ils ne veulent en aucun cas cautionner cette démarche. Une démarche sur laquelle on s’interroge et qui, selon certaines personnes proches du dossier, pourrait avoir pour objectif de préparer les arguments en cas de procédure judiciaire contre le projet. Nous avons bien sûr interrogé le maire à ce propos et sur tous les autres aspects de ce dossier, sans recevoir la moindre réponse.


7. Sondages effectués dans et sous la
Maison du Peuple cet été
Photo : Association Quartier
Maison du Peuple
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8. Sondages effectués dans et sous la
Maison du Peuple cet été
Photo : Association Quartier
Maison du Peuple
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La municipalité a également fait procéder cet été à des sondages du terrain pour vérifier la capacité de celui-ci à accueillir une tour de 96 mètres de haut. Ces sondages, comme le démontrent les photos (ill. 7 et 8) ne touchent pas seulement le sol, mais aussi le bâtiment lui même. De tels travaux doivent faire l’objet d’une autorisation par le ministère, et pourtant aucune demande n’a été faite à la Direction Régionale des Affaires Culturelles. Interrogée sur ces sondages et sur une éventuelle autorisation donnée par ses services, la conservation régionale de la DRAC d’Île-de-France nous a fait la réponse suivante : « La CRMH a été alertée de la réalisation de travaux sur la Maison du Peuple, ils se sont avérés être des sondages en vue de connaitre la résistance du sol. Une demande d’AT [Autorisation de Travaux] portant sur ces sondages a été déposée en parallèle, et elle est en cour d instruction, en raison des congés. Nous sommes en attente de l’accord au titre de l’urbanisme de la part de la Ville de Clichy. »


Moralité ? Il n’y en a évidemment pas, sauf celle-ci : alors que le ministère de la Culture nous dit s’opposer au projet de la mairie, et alors que des travaux non autorisés sont menés actuellement dans ce cadre sur la Maison du Peuple, non seulement le ministère, par l’intermédiaire de la DRAC, ne demande pas l’interruption des travaux et ne dépose pas une plainte devant le Procureur de la République, mais il explique benoîtement qu’alerté sur ces travaux, il instruit une autorisation de travaux (qui ont en grande partie eu lieu), c’est-à-dire qu’il s’apprête à les régulariser. Cela n’étonnera évidemment pas nos lecteurs qui sont habitués à l’activité régulière de régularisation qui semble être la raison d’exister de Dominique Cerclet, le conservateur régionale des monuments historiques de la DRAC Île-de-France.
Même blasés, nos lecteurs pourront tout de même s’étonner de voir le ministère de la Culture qui affirme avoir une position défavorable à la construction de cette tour (et donc la capacité légale de l’interdire définitivement) se montrer si laxiste devant le forcing de la mairie. Il ne fait guère de doute que la position du ministère, déjà si peu ferme, évoluera dans le temps avec l’avancement du projet. À un courrier envoyé à la ministre par Richard Klein, le président de l’association Docomomo, qui œuvre pour la documentation et la conservation des édifices, sites et paysages du Mouvement Moderne, le chef de cabinet a répondu le 4 juillet dernier que la ministre a « saisi les services concernés de la direction générale des affaires culturelles d’ïle-de-France afin que ce dossier soit examiné avec le plus grand soin ». Qu’y-a-t-il à examiner dans un tel projet qui devrait être rejeté en bloc ? Comment peut-on nous affirmer que la position du ministère sur ce sujet est « défavorable » et simultanément demander à ses services de l’examiner, en particulier des services dont on sait qu’ils n’aiment rien tant qu’autoriser ce qui devrait être interdit ?

Mais dans ce double-jeu, le ministère de la Culture va encore plus loin. Car un de ses établissements publics, le Centre-Pompidou est partie prenante dans le projet dont la direction générale du patrimoine nous affirme qu’elle n’y est pas favorable. On peut lire sur le site du groupe Duval que le projet « comprendra un espace de présentation des collections du Musée National d’Art Moderne – Centre de création industrielle du centre Georges-Pompidou ». Sur celui de la Mairie on apprend que le site accueillera « un espace événementiel géré par le Centre Pompidou, qui y programmera des expositions et des ateliers culture ».
Interrogé, l’établissement nous a fait une réponse digne de Ponce Pilate : « Nous avons été mis en relation avec Duval et Ricciotti avec qui nous avons concouru. Le ministère de la Culture en a été informé. Ce qui nous intéresse c’est le bâtiment de la Maison du peuple qui possède une vraie résonance avec Pompidou, d’autant que Jean Prouvé était le président du jury du Centre Pompidou. Cela nous intéressait que, dans un tel projet, le Centre Pompidou puisse proposer une programmation artistique et des activités artistiques et culturelles dans l’esprit du Centre Pompidou et de ce que propose le ministère de la Culture ». Lorsque nous insistons sur la question de la participation à un projet qui vandalise un monument historique iconique du XXe siècle, la réponse est la suivante : « nous n’avons pas vocation à nous prononcer sur le programme architectural ; ce qui nous intéresse, c’est le contenu ; le ministère se prononcera sur le projet de Rudy Ricciotti. »
Le Centre Pompidou, qui a consacré il y a quelques années une exposition à Jean Prouvé, et qui vient d’organiser une exposition - d’ailleurs passionnante - sur l’Union des Artistes Modernes où la Maison du Peuple était d’ailleurs évoquée, ainsi que ses concepteurs, s’apprête donc à se faire le complice de la construction sur ce monument historique d’une tour de 96 mètres…

Car ce projet, qui n’est en réalité qu’une vulgaire opération de promotion immobilière, tente de se faire passer pour culturel. L’argent gagné permettrait de restaurer la Maison du Peuple qu’on vandaliserait gravement par ailleurs.
Heureusement, les oppositions commencent à se faire entendre : très tôt, l’association Docomomo [1] que nous évoquions plus haut a publié une lettre ouverte qui a été signée par un grand nombre d’historiens de l’architecture et d’architectes, ainsi que par diverses personnalités dont Stéphane Bern, mais aussi par les descendants de Marcel Lods et d’Eugène Beaudouin qui pourraient d’ailleurs faire valoir leur droit moral sur ce monument. L’association Sites et Monuments, toujours en pointe pour défendre le patrimoine devant les tribunaux, a attaqué devant le tribunal administratif la révision du PLU qui doit permettre à la municipalité de déplafonner la hauteur limite de construction dans cette zone de la ville. Une association locale a d’ailleurs été créée pour s’opposer à ce projet (Association Quartier Maison du Peuple, présidée par Isabelle Juhasz).
Jack Lang, à l’origine de la protection du monument comme nous l’avons dit plus haut, a écrit une lettre Françoise Nyssen pour plaider la cause du monument. La presse s’en mêle aussi : Jean-Jacques Larrochelle a publié dans Le Monde en juin dernier un article très critique sur ce projet, rappelant à quel point le patrimoine du XXe siècle est aujourd’hui menacé.

On voit bien, en réalité, ce que cherche Rémi Muzeau : avancer le plus loin possible afin de rendre irréversible la construction de cette tour, en espérant que le ministère de la Culture, qui pourrait interrompre tout cela avec un « non » clair et définitif, se montrera trop faible pour s’y opposer. Par expérience, il n’a pas forcément tort. Devant la menace de construction d’une tour sur un monument historique (rien qu’écrire cela paraît surréaliste), il est indispensable qu’un fort mouvement d’opinion mette la ministre - ou plus probablement son successeur - devant ses responsabilités.

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