La Lune et Le Soleil : une maison « fort coquette » de Marin et Graf, à Mers-les-Bains

Diplômé de l’École des Arts décoratifs, Joseph Graf (1869-1934) s’associe avec son confrère Frédéric Marin pour ouvrir à Saint-Maur-des-Fossés le Cabinet d’architecture Marin et Graf. Ensemble ou séparément, Marin et Graf construisent de nombreux édifices publics ou privés à Saint Maur [1]. Marin et Graf sont cités par Marius Tranchant dans son livre consacré aux habitations de banlieue. Celui-ci précise avoir sélectionné les « meilleurs architectes de la banlieue », choisis pour leurs « mérites de techniciens et d’artistes » [2].

En 1904, Graf expose au Salon des artistes français dans la section architecture deux vues de villas construites au Parc Saint-Maur en collaboration avec Frédéric Marin, Villa de M. B. (n° 3624) et Villa de M. F. (n° 3625). Une photographie rehaussée de couleurs et une aquarelle conservées au musée d’Orsay (ARO 2006 2 et ARO 2013 9) [3] nous conservent le souvenir de ces deux villas qui ont malheureusement disparu. La villa de M. B a été reproduite dans la revue L’Architecture [4] en 1904. Élevée dans un parc arboré, elle présente toutes les caractéristiques du style néo-normand. Sa construction en briques et pans de bois, son décor de céramiques émaillées et ses toitures débordantes l’apparentent en effet aux villas construites sur les côtes françaises à la fin du XIXe siècle.


1. A. Raguenet
Monographies de bâtiments modernes
Paris, E. Ducher, [s. d.]., 199 e numéro, p. 263
Collection particulière
Photo : D.R.
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2. A. Raguenet
Monographies de bâtiments modernes
Paris, E. Ducher, [s. d.]., 199 e numéro, p. 265
Collection particulière
Photo : D.R.
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L’année suivante, en 1905, Graf, toujours en collaboration avec Marin, présente au Salon des Artistes français dans la section architecture une œuvre intitulée Villas de M. M. à Mers (Somme) [5]. Le dessin restitue en élévation la façade principale d’une maison, surmontée d’une figure féminine aux linéaments très Art nouveau ainsi que le plan du sous-sol, du rez-de-chaussée et des étages. Un numéro de L’Architecture commente ainsi l’envoi de Graf et Marin : « Voici une autre maison fort coquette de MM. Marin et Graf. Mais je m’aperçois que je commets une erreur : ce sont deux villas jumelles à Mers. Je suis excusable, puisqu’elles ont quatre étages. Leur façade est amusante, avec ses balcons et ses petits pignons » [6]. Les « deux villas jumelles » de Marin et Graf sont reproduites dans la publication de Raguenet, Monographies de bâtiments modernes (ill. 1 et 2) avec l’intitulé suivant « Deux hôtels jumeaux La Lune et Le Soleil, rue Boucher-de-Perthes à Mers -les-Bains. Somme » [7] (ill. 3).


3. Frédéric Marin (actif entre 1885 et 1905)
et Joseph Graf (1869-1934)
La Villa La Lune et Le Soleil
mars 2017
Photo : Dominique Morel
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À la demande de leur commanditaire Ernest Mottheau, négociant en bronzes à Joinville-le-Pont, Marin et Graf conçoivent un bâtiment destiné à abriter deux habitations [8]. Ce type de constructions se réfère au modèle anglais des « semi-detached houses » [9] et connaît une grande vogue au dix-neuvième siècle. Il permet en effet de limiter l’emprise au sol du bâtiment et autorise d’appréciables économies en matière de maîtrise d’œuvre et de dépense de matériaux. Il donne aussi la possibilité au propriétaire d’utiliser un logement pour son propre usage et de réserver le logement voisin à la location [10]. Le plan des deux maisons s’ordonne selon une parfaite symétrie : sous-sol à demi-enterré, rez-de-chaussée surélevé comportant un balcon, premier étage à usage de réception agrandi par un bow-window, deuxième étage ouvrant sur un balcon surmonté d’une toiture, étage de lucarnes coiffé d’un toit en demi-croupe. Le porche d’entrée est constitué de deux portes séparées par une colonne engagée et abritées sous un auvent unique avec ferme apparente et épi de faîtage comme au deuxième étage. Un faux-appareil en pierres matérialise le soubassement et un appareil en damier faisant alterner briques et ciment de Portland court sous un bandeau peint en blanc, isolant ainsi le rez-de-chaussée des étages.


4. Frédéric Marin (actif entre 1885 et 1905)
et Joseph Graf (1869-1934)
La Villa La Lune et Le Soleil
Détail
mars 2017
Photo : Dominique Morel
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5. Frédéric Marin (actif entre 1885 et 1905)
et Joseph Graf (1869-1934)
La Villa La Lune et Le Soleil
Détail
mars 2017
Photo : Dominique Morel
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6. Frédéric Marin (actif entre 1885 et 1905)
et Joseph Graf (1869-1934)
La Villa La Lune et Le Soleil
Détail
mars 2017
Photo : Dominique Morel
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Marin et Graf ont construit La Lune et Le Soleil entièrement en briques. Ce matériau connaît une grande vogue au dix-neuvième siècle à cause de son faible coût de production et de sa facilité d’emploi. En revanche, il se prête mal au décor sculpté. Pour donner un caractère artistique à leur bâtiment, Marin et Graf ont fait un grand usage des ornements en grès et terre cuite émaillée. Des cabochons et des bandeaux en relief soulignent les ouvertures et ponctuent la façade de notes bleues qui contrastent avec les parements rouges des briques. Au premier étage, une fenêtre aveugle abrite un bas-relief qui fait écho à ceux des bow-windows, titrés respectivement La Lune et Le Soleil (ill. 4 et 5). Deux mascarons [11] ornent les linteaux des fenêtres sous chaque avancée (ill. 6). Dans sa notice sur La Lune et Le Soleil, Raguenet précise que les motifs décoratifs en terre cuite et grès cérame « viennent de la maison Gilardoni de Choisy-le-Roi ». Gilardoni, important fabricant de tuiles, céramiques et briques d’ornement obtient deux médailles d’or à l’Exposition universelle de 1889. En 1897, il présente Le Porche d’une grande habitation parisienne réalisé entièrement en céramique selon un modèle de Hector Guimard. Gilardoni et fils associés à Alfred Brault collaborent à nouveau avec Guimard pour la décoration du Castel Béranger que celui-ci construit de 1895 à 1898 rue La Fontaine à Paris. En 1900, l’entreprise emploie plus de 500 ouvriers. Elle participe à l’Exposition universelle et reçoit une médaille d’or pour sa production de céramique architecturale. Le rapporteur du jury souligne l’excellence de son installation et de son outillage qui lui permet « de produire rapidement des produits très bien fabriqués en très grande quantité » [12] .


7. La rue Boucher de Perthes en 1907
Carte postale
Collection particulière
Photo : D.R.
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Dans un tissu urbain particulièrement dense, La Lune et Le Soleil se distinguent moins par la saillie de leurs bow-windows et par les décrochements de leurs toits et balcons en avancée - caractéristique commune à toutes les villas de la rue Boucher de Perthes (ill. 7), et en particulier à la Villa Bon Abri, la villa mitoyenne - que par la couleur uniformément bleue de leurs charpentes et élément décoratifs en céramique. Ce bleu turquoise avait été mis à la mode par Théodore Deck (1823-1891) un des plus fameux créateurs céramistes qui donna son nom à cette nuance particulière de bleu qu’il contribua à diffuser et à faire aimer.

Au 5, de la rue Boucher de Perthes, « le soleil a rendez-vous avec la lune ». Bien avant Charles Trenet et sa célèbre chanson, Marin et Graf, avec la complicité de Gilardoni, ont imaginé et rendu possible cette improbable rencontre !

Dominique Morel

Notes

[1Voir le catalogue de l’exposition Architectures de Saint-Maur, patrimoine vivant. Musée de Saint Maur, Villa Médicis, 21 octobre 2006-4 mars 2007 et le catalogue de la vente Artcurial, Tableaux, dessins anciens et du XIXe siècle, sculptures, miniatures, Paris, Hôtel Drouot, salle 7, 1er février 2012, n° 89-115.

[2L’habitation du Parisien en banlieue, Paris, 1908, p. 89. Marius Tranchant consacre une notice illustrée (pp. 98-99) à un groupe de huit pavillons bâtis par Marin et Graf rue Robert-Martin. Construits en pierre meulière et mortier de chaux, avec motifs en faïence, ces pavillons destinés à l’usage locatif ont heureusement survécu aux opérations d’urbanisme et de réaménagement du centre–ville. Ils se situent désormais avenue Paul Painlevé (je remercie Madame Christiane Sennepin, Directrice des Archives Municipales de Saint-Maur de m’avoir fourni cette indication.

[3Voir aussi la notice de Caroline Mathieu parue dans 48.14. La revue du Musée d’Orsay. Printemps 2007, p. 57.

[4L’Architecture, 1904. Planches hors-texte, p. 38.

[5N° 4019 du catalogue.

[6L’Architecture. N° 23. 10 juin 1905, p. 219.

[7A. Raguenet, Monographies de bâtiments modernes, Paris, E. Ducher, [s. d.]., 199 e numéro, pp. 263-265. Dans la même publication (p. 266), Raguenet précise que « La rue Boucher-de-Perthes qui aboutit directement à la mer, est une des voies les plus récemment construites de Mers et aussi, celle qui contient les habitations les plus intéressantes sinon les plus considérables de la ville ».

[10« A Mers-les-Bains, les premières habitations sont des maison individuelles, puis le souci de rentabilité pousse les investisseurs à se faire construire deux logements accolés, l’un pour leur propre usage, l’autre destiné à la location », Élisabeth Justome, « En bord de Manche. Étude comparée des stations balnéaires de la Côte picarde (Picardie) et de la Côte de granit rose (Côte d’Armor) », Le balnéaire. De la Manche au Monde. Colloque de Cerisy, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 115.

[11L’un (la lune ?) arbore un croisant au sommet de la tête, l’autre (le soleil ?) porte une chevelure dont la disposition mouvementée évoque l’astre rayonnant.

[12Exposition universelle de 1900 . Groupe XII. Classe 72. Rapport du jury international par M. Georges Vogt, Paris, 1903, pp. 113-114.

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