La collection Fruman : comment l’État désespère les donateurs et perd des donations

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1. Le trésor de la cathédrale du Puy-en-Velay
avec la collection de broderies religieuses Fruman
Octobre 2011
Photo : Didier Rykner
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Alors que le sort des musées des Tissus et des Arts décoratifs est incertain (voir l’article), une triste affaire, qui touche également une collection de textiles et l’incompétence chronique du ministère de la Culture, mérite d’être contée ici.

Le 25 novembre 2008, l’État accepte la donation d’une grande partie d’une collection, comprenant des broderies liturgiques et des tableaux de dévotion brodés, pour le trésor de la cathédrale du Puy-en-Velay (ill. 1). Il s’agit pour moitié d’une donation de Josiane et Daniel Fruman, et de leur fille Agnès, pour l’autre moitié d’un achat auprès de cette même collection Fruman, financé par un mécène de droit néerlandais, la Fondation Zaleski. Lors de la réunion de la Commission nationale d’acquisition, Thierry Crépin-Leblond, directeur du Musée national de la Renaissance à Écouen, avait souligné « l’importance de cette collection majeure » tandis que Pierre Provoyeur, conservateur général du Patrimoine, représentant la directrice des musées de France, indiquait que « grâce à cette collection, l’Auvergne devient un centre important pour les textiles liturgiques ». Cette collection privée n’a en effet aucun équivalent en France, avec des œuvres que même le Musée des Tissus de Lyon ne peut pas présenter. Parmi les 186 pièces, beaucoup sont françaises, l’Italie et l’Espagne étant également très bien représentées. Parmi les œuvres espagnoles, on compte notamment trois pièces de provenance royale : deux chutes latérales d’antependium de l’Escorial, brodées dans l’atelier du monastère à la fin du XVIe siècle (ill. 2), et un chaperon (vers 1750) provenant de la chapelle du Palais royal de Madrid (ill. 3), des raretés absolues hors d’Espagne. Il a d’ailleurs fallu s’assurer qu’elles ne pouvaient être revendiquées par l’État espagnol. Les actes de donation sont signés le 10 juin 2009


2. Espagne, vers 1577
Chute latérale d’antependium
Le Retour d’Égypte
Broderie - 71 x 36 cm
Le Puy-en-Velay, Trésor de la cathédrale
Photo : D. R.
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3. Espagne, vers 1750
Chaperon
La Résurrection
Broderie - 60 x 90 cm
Le Puy-en-Velay, Trésor de la cathédrale
Photo : D. R.
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Un catalogue de cette collection, publié aux éditions Albin Michel [1], montre sa richesse (aucun trésor de cathédrale en France ne peut proposer un ensemble de cette rareté). Outre les œuvres espagnoles citées plus haut, on peut également reproduire un antependium du XVIIIe siècle provenant du monastère de Mafra au Portugal (ill. 4), une dalmatique de Monte Cassino de fabrication espagnole ou une bande d’orfroi franco-flamande de la fin du XVe siècle portant deux figures de saints (ill. 5) et deux figures de prophètes...


4. Italie, vers 1730
Antependium du monastère de Mafra
Broderie - 89 x 260 cm
Le Puy-en-Velay, Trésor de la cathédrale
Photo : D. R.
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5. École franco-flamande, fin XVe siècle
Bande d’orfroi (détail)
Saint André
Broderie
Le Puy-en-Velay, Trésor de la cathédrale
Photo : D. R.
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Passionnés par leur collection, les Fruman souhaitaient continuer à s’impliquer dans la vie de leur collection. L’acceptation de la donation se faisait ainsi aux conditions suivantes (précisées dans l’acte notarié). La première, auquel s’engage le donataire (c’est-à-dire l’État), prévoyait qu’un projet scientifique soit élaboré par la direction régionale des affaires culturelles d’Auvergne, en concertation avec les donateurs qui devaient être associés à sa mise en œuvre. Les autres sont « des éléments déterminants dans la volonté du donateur de procéder » au don. Une d’entre elle prévoit que « les modalités d’exposition par rotation des collections et de conservation en réserves accessibles pour les chercheurs seront définies dans le projet scientifique ». Rien de très contraignant, donc. Ces conditions ont toutes été acceptées. Le 9 juin 2009, le préfet de la Région Auvergne adresse une belle lettre aux donateurs, où il confirme que « l’État a pris envers vous un certain nombre d’engagement inscrits dans les actes de donation » et précise que « le présent courrier constitue la première étape de l’élaboration du projet scientifique en concertation avec vous. Afin de concrétiser votre association future à la vie et au devenir de la collection, nous vous proposons, comme nous en avions déjà convenu, de procéder à la mise en place d’un comité scientifique dont vous serez membre de droit. ».
Le comité scientifique se réunit pour la première fois le 12 octobre 2009, et la salle d’exposition est inaugurée deux ans plus tard, le 21 octobre 2011. Néanmoins, à cette date, une grande partie des conditions de la donation (aménagement de réserves, mise en place d’un calendrier et des modalités de rotation des collections) ne sont toujours pas remplies. Par ailleurs, aucune personne n’est affectée à la conservation. Lors de la deuxième réunion du comité scientifique, qui a lieu ce même jour, Daniel Fruman avait souligné ce point.

En mai 2013, malgré de nombreux courriers et démarches de Josiane et Daniel Fruman auprès des différents interlocuteurs de ce dossier (DRAC, CMN [2], direction des patrimoines…) , aucune des actions prévues n’avait été menée à bien. Ils le rappelaient dans un courriel resté sans réponse, envoyé à Vincent Berjot, le directeur général des patrimoines. Ils y résumaient la situation, quatre ans après la donation : malgré les conditions de celle-ci et toutes les démarches entreprises par eux, la création de réserves et la définition de la rotation des œuvres exposées n’avaient toujours pas été mises en œuvre. Ils soulignaient que d’autres aspects étaient en attente de réalisation, notamment la campagne de presse que promettait le CMN (qui gère le trésor) et la signalétique permettant d’accéder au cloître de la cathédrale du Puy-en-Velay. Ils demandaient donc à Vincent Berjot de convoquer d’urgence une réunion avec les personnes intéressées afin de prendre toutes les décisions nécessaires. Celle-ci aura finalement lieu le 17 juillet 2013, mais en dehors d’expliquer combien la situation « n’est pas simple » et de récapituler les problèmes qui n’ont jamais été traités, elle ne déboucha sur rien. Le 15 janvier 2014, soit six mois plus tard, un courriel d’Isabelle Maréchal, adjointe au directeur des patrimoines, expliquait aux Fruman qu’elle avait relancé la DRAC, et qu’elle espérait avoir des réponses de sa part. Elle admettait donc implicitement que rien n’avait été fait et qu’elle ne pouvait apporter aucune réponse aux questions légitimes de Daniel et Josiane Fruman.

En mars 2014, la DRAC Auvergne finit par produire un « pré-projet scientifique » destiné à servir de support à la deuxième réunion du comité scientifique organisée le 3 de ce mois. C’était cinq ans après la donation qui prévoyait qu’un projet scientifique soit élaboré en concertation avec les donateurs. Non seulement ils ont découvert le document sans jamais avoir été associés à sa conception, mais celui-ci est d’une nullité abyssale [3], bourré d’erreurs, et comportant certains passages que Daniel et Joseph Fruman considèrent - à raison - comme à la limite de la diffamation.
Dès le début, le ton est donné : le titre parlant du « trésor d’art religieux du Puy-en-Velay » quand le nom exact du bénéficiaire de la donation est le « trésor de la cathédrale du Puy-en-Velay ». Le nombre de pièces de la collection est faux (on parle de 300, il y en a 186, plus 27 en dépôt). Tout dans ce texte est du même acabit. mais il y a plus grave puisque celui-ci, plutôt que d’apporter des solutions concrètes pour tenir les promesses faites depuis cinq ans, préfère s’attaquer à la donation en expliquant que « des constats d’état à l’installation se sont révélés insincères », et même que « l’état de la collection, en vue de sa conservation mais aussi de sa présentation, est en deçà de ce que laissait à penser les constats d’état réalisés à l’arrivée ». Puisque rien n’est dit de ces constats d’état (qui les a rédigés ?), cela laisse penser que soit les donateurs, soit la commission d’acquisition en charge d’accepter la donation auraient manqué de sincérité ou fait preuve d’incompétence faisant croire que des pièces (voire toute la collection ?) seraient en moins bon état que ce qui avait été annoncé. On comprend que les Fruman considèrent cela comme offensant. Belle manière de les récompenser de leur générosité en portant des accusations infondées. Faut-il y voir un essai de la DRAC de se dédouaner de son incapacité à agir depuis cinq ans ? On peut le penser, d’autant que le reste du rapport consiste essentiellement à déprécier la collection et à prétendre qu’il est très difficile de faire des rotations, pour des arguments tous plus approximatifs les uns que les autres, qui témoignent soit d’une méconnaissance coupable des œuvres, soit d’une mauvaise foi extravagante, soit, sans doute, des deux. Nous ne nous étendrons pas davantage sur ce rapport scandaleux mais nous n’excluons pas de le diffuser en soulignant les points litigieux.

Le comité scientifique réuni le 3 avril avait fini par décider que l’« installation des œuvres en rotation [aurait lieu] en prenant en compte la contrainte de la saison touristique soit avant le printemps (mars 2015) ». En outre, une « étude de programmation pour l’aménagement des réserves » devait avoir lieu.
Mais rien de tel n’est arrivé. Le 20 avril 2015, un an après la dernière réunion du comité scientifique et six ans après la donation, Daniel et Josiane Fruman adressent une lettre à la directrice régionale. Ils ne peuvent, une fois de plus, que constater l’apathie complète de l’administration, qui désormais propose une rotation des pièces pour 2016 ! Les Fruman, comprennent que l’État ne tiendra jamais ses engagements. Interrogée par nos soins, la DRAC nous a répondu (le 16 avril 2015), en gros que tout allait bien, malgré « effectivement, un peu de retard ». Elle nous précise par ailleurs que « la DRAC a proposé le lancement d’une étude de faisabilité des réserves » [...] et que « cette étude est en cours de réalisation ». Les promesses, on le sait, n’engage que ceux qui les croient. Daniel et Josiane Fruman ont cessé d’y croire.


6. France, XVIIIe siècle (Louis XV)
Panneau décoratif
Velours, fil d’argent, lame, cordonnet et paillettes
Collection Fruman
Photo : D. R.
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7. France, fin XVIIe-début XVIIIe siècles
Pente de lit
52 x 252 cm
Collection Fruman
Photo : D. R.
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Or, la collection donnée était accompagnée d’un dépôt d’œuvres qui devaient faire l’objet d’une autre donation (ill. 6 et 7). Il s’agissait de pièces textiles non brodées, et de broderies civiles. « Usés » - c’est le terme qu’ils utilisent - par l’attitude de l’administration, les donateurs décident de retirer ce dépôt, et en informent la ministre par un courrier daté du 2 avril 2015, auquel le directeur général des patrimoines, Vincent Berjot, répond un mois et vingt jours plus tard [4] en les assurant de la diligence du ministère.
Le 18 juin 2015, six ans et demi après l’acceptation de la donation, Daniel et Joseph Fruman envoient donc un courrier avec accusé-réception à Fleur Pellerin. Ils ne peuvent que constater le manquement de l’État à ses promesses et engagements [5], et décident donc de mettre fin au dépôt des œuvres qu’ils avaient pourtant prévu de donner. Celles-ci sont revenues chez eux le 14 septembre dernier.


8. France, XVIIe siècle (Louis XIII)
Chasuble
Laine, lin, or et argent - 121 x 80 cm
Collection Fruman
Photo : D. R.
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9. France, XVIIe siècle (Louis XIII)
Chasuble (détail)
Laine, lin, or et argent - 121 x 80 cm
Collection Fruman
Photo : D. R.
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10. Italie, XVe [1]
Antependium « Noli me tangere »
97 x 262 cm
Collection Fruman
Photo : D. R.

[1siècle
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L’impéritie de l’administration et le traitement qu’elle a infligé à de généreux donateurs prive ainsi les collections publiques non seulement des œuvres qu’ils avaient déposés, mais aussi de la nouvelle collection qu’ils ont constituée. Ils pourraient théoriquement - heureusement, il ne semble pas qu’ils décident d’aller aussi loin - faire annuler leur donation faute de respect des conditions imposées par l’acte notarié.
Nous avons eu la chance d’admirer une partie des œuvres à nouveau rassemblées par Daniel et Joseph Fruman qu’ils avaient aussi pour intention de laisser, à terme, au trésor de la cathédrale du Puy. Comme celles déjà offertes et publiées dans le catalogue, elles sont admirables. On en jugera des quelques photographies (ill. 8 à 10) que nous reproduisons ici (il ne s’agit que d’exemples). Toutes ces pièces auraient pu être données au trésor de la cathédrale du Puy. Elles ne le seront pas. On remerciera ici, bien sincèrement, la DRAC Auvergne et la direction des Patrimoines, responsables de cette grave perte pour le patrimoine français. Il fallait bien que la direction des patrimoines substitue au temps qu’elle perd à ne pas résoudre la question de la donation Fruman celui qu’elle perd aujourd’hui à ne pas traiter les menaces pesant sur le Musée des Tissus de Lyon. Inefficace, c’est une chose. Mais inefficace sur plusieurs dossiers en même temps, c’est un peu trop. Sérions les problèmes.

Didier Rykner

Notes

[1Josiane Cougard-Fruman et Daniel H. Fruman, Le trésor brodé de la cathédrale du Puy-en-Velay, 2010, Albin Michel, 296 p., 49,70 €. ISBN : 9782226181916.

[2Le Centre des Monuments Nationaux gère le trésor de la cathédrale.

[3Dans notre article sur le Musée des Tissus, on a également à faire à un rapport de ce genre produit par le ministère de la Culture.

[4Au moins a-t-il répondu à ce courrier, ce qui n’était pas le cas des mails qui lui avaient été envoyés les 23 et 29 mai 2013.

[5On peut les résumer par : désignation d’un référent sur place ayant la connaissance de la collection, établissement (et mise en œuvre) d’un calendrier de rotation des œuvres, d’un calendrier d’aménagement des réserves, rédaction d’un projet de règlement intérieur du Comité Scientifique de la collection, désignation du Président et du Secrétaire du Comité Scientifique, mise en place au Puy d’une signalétique spécifique à la collection, etc.

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