L’obsession de la provenance

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1. Couverture du livre L’Affaire Ruffini par Vincent Noce
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L’ouvrage de Vincent Noce, L’Affaire Ruffini (ill. 1) est une enquête très complète sur ce que l’on peut savoir aujourd’hui d’une affaire de faux tableaux anciens qui agite le monde de l’art - marché et musées - depuis quelques années. Rappelons en deux mots de quoi il s’agit : plusieurs tableaux anciens, d’époques et d’écoles diverses, mais la plupart du temps attribués à de grands maîtres, se sont révélés pour beaucoup d’entre eux être des faux, un constat qui semble confirmé par des analyses scientifiques détaillées ayant révélé notamment des pigments ne correspondant pas à ce que l’on pourrait attendre. Des musées se sont fait gruger et ont exposé ces œuvres sur leurs cimaises, prêtées par leurs propriétaires, quand ils n’ont pas failli les acheter (le Louvre, après avoir classé trésor national un portrait supposé être de Frans Hals).

Comme le souligne l’auteur du livre, aucune de ces œuvres n’avait de provenance ancienne avérée. Cela, bien entendu, doit inciter à la prudence. Mais faut-il comme il le laisse entendre faire de la « provenance » l’alpha et l’oméga de la commercialisation d’une œuvre d’art comme certains semblent de plus en plus l’affirmer ? Cela nous paraît à la fois absurde et dangereux, pour plusieurs raisons.

Pour beaucoup d’œuvres, la provenance est difficile, voire impossible à tracer. Imagine-t-on qu’un tableau produit au XVIe ou au XVIIe siècle dans un atelier italien ou français était doté d’une puce qui aurait permis de suivre son parcours depuis sa création ? Dans bien des cas, les objets se sont transmis sans qu’il y ait eu de documentation du changement de main, ou si celui-ci a eu lieu, il y a toutes les chances qu’elle ait disparu. Les millions d’œuvres produites au cours des siècles, quand elles n’ont pas été détruites, ont pu connaître toutes les péripéties possibles. Être pillées au cours d’une guerre, être échangées, être données, être volées même (au-delà du seuil de prescription) sans que l’auteur ou le pedigree ne soient précieusement transmis au moment de la transaction. À l’exception des œuvres des grandes collections, qui ont pu parvenir jusqu’à nous en passant de main en main par le biais d’héritages ou de ventes aux enchères documentés, et dont une grande part se retrouvent aujourd’hui dans des musées, des milliers d’autres sont encore aujourd’hui conservées en mains privées, leurs auteurs ayant été oubliés, et leurs provenances anciennes également.

Une grande partie des œuvres qui passent sur le marché de l’art en permanence se trouve fort logiquement dans ce cas. Même pour certains tableaux retrouvés, dont on peut extrapoler la provenance ancienne, il subsiste parfois plusieurs siècles pendant lesquels leur présence et l’endroit où ils se trouvaient restent inconnus. Quiconque est familier du marché de l’art le sait : les découvertes dans ce domaine sont innombrables et beaucoup de grands marchands ont eu en leur possession des œuvres sans provenances antérieures au XXe siècle. Il serait difficile d’en estimer le nombre mais il suffit de regarder quelques acquisitions récentes de grands musées pour en faire la démonstration.

2. Maître de l’Annonciation aux Bergers, actif à Naples au milieu du XVIIe siècle
Jeune paysan mangeant des pâtes
Tableau sans historique
Huile sur toile - 77,1 x 63,5 cm
Vente Sotheby’s New York, 2/2/18
Photo : Sotheby’s
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C’est ainsi que le Getty Museum a annoncé hier l’achat auprès de la galerie Matthiesen d’un tableau d’Artemisia Gentileschi (voir la brève du 30/3/21). Les tableaux caravagesques, longtemps mal considérés, sont particulièrement nombreux à avoir un historique au mieux partiel. Comment peut-on d’ailleurs connaître la provenance ancienne d’une œuvre lorsque même l’auteur est - ou était - lui-même non identifié, comme c’est le cas avec les artistes à nom de convention. Comment connaître la provenance d’un tableau du Maître de l’Annonce aux Bergers (ill. 2) qui reparaîtrait aujourd’hui, ou du Pensionnaire de Saraceni dont le corpus reste encore bien maigre. La Lucrèce acquise par le Getty n’est connue que depuis son exposition au Musée Rath en 2004, où le seul historique était : « acquis dans les années 1980 sur le marché de l’art à Cannes ». On fait difficilement plus flou. C’était aussi le cas de l’autre tableau d’Artemisia Gentileschi vendu en 2017, l’Autoportrait en sainte Catherine d’Alexandrie, acheté par la National Gallery de Londres (voir la brève du 6/7/18).

Le mois dernier, le Nationalmuseum de Stockholm achetait aux enchères (voir la brève du 22/2/21) à Paris un tableau de Jacques Stella - attribution discutée, mais fort belle œuvre assurément d’un peintre français contemporain. Bien malin qui pourrait donner la provenance de cette œuvre. Parce qu’un de nos amis l’avait repérée alors, nous savons seulement qu’elle avait été vendue comme anonyme en novembre 2018, dans une vente sans catalogue. Et avant ? Impossible évidemment de le savoir. Il s’agit d’un très joli tableau, réapparu au XXIe siècle et dont a priori aucune trace ne peut le documenter depuis le XVIIe. Et cela n’a rien d’étonnant.
Les exemples sont évidemment nombreux et il suffit de regarder n’importe quelle vente aux enchères pour s’en convaincre, tout comme n’importe quel catalogue de marchand ou n’importe quelle liste d’acquisitions récentes de musées.

3. Giovanni Benedetto Castiglione (1609-1664)
Paysage romain avec un berger et un troupeau, fin des années 1640
Aucun historique avant 1980
Huile sur cuivre - 48,3 × 43,2 cm
New York, The Metropolitan Museum of Art
Photo : Domaine public
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Le Metropolitan Museum a reçu l’an dernier en legs onze tableaux italiens (voir la brève du 15/1/21). Sur ces onze tableaux, huit - dont certains par des peintres très connus, comme Giovanni Benedetto Castiglione (ill. 3), Alessandro Turchi, Carlo Cignani ou Bartolomeo Cavarozzi - n’ont aucun historique avant le XXe siècle, et quelquefois la toute fin du XXe siècle, pour ne rien dire des œuvres de la famille Caccia, artistes totalement méconnus, pour lesquels un suivi de leurs parcours depuis leur création est une vue de l’esprit. Quant aux trois œuvres à l’historique plus ancien, deux semblent certains (s’ils sont avérés par des documents), celui du Michele Desubleo et du Giuseppe Ruoppolo, le troisième (celui du Maratta) n’est qu’hypothétique : il repose en effet sur l’existence de deux cuivres de l’artiste documentés par les archives. Mais comment être certain qu’il s’agit bien de l’un d’eux quand il y a plus d’un siècle pendant lequel le lieu de conservation semble inconnu ?
À peine 25% de ce legs pourrait ainsi avoir un historique à peu près sûr. Il ne serait pas invraisemblable que ce pourcentage reflète la réalité pour l’ensemble des œuvres anciennes passant sur le marché. Remarquons par ailleurs qu’il est bien plus facile d’inventer un historique que de falsifier un tableau.

Parmi les œuvres vendues par Ruffini, on compte un Orazio Gentileschi (dont il n’a jamais été démontré qu’il était faux), un Frans Hals, un Luca Cranach, un Andrea Solario, un Parmigianino, et plusieurs Brueghel. Pour ces derniers (il ne s’agit pas, bien entendu, du grand Pieter Brueghel, ni même de son fils Brueghel de Velours), que ces tableaux soient faux n’est guère étonnant, le nombre de flamands brueghelisants douteux sur le marché est assez grand, et il est rare que les vrais marchands ou historiens de l’art se laissent prendre. Cela est bien plus ennuyeux pour les autres tableaux et les autres artistes. Alors certes, avoir successivement un Hals, un Cranach et un Solario sans provenances doit rendre méfiant. Il faut être d’autant plus attentif. Mais ce n’est pas l’absence de provenance qui entraine qu’un tableau soit faux.

Sacraliser la provenance au point que son absence rendrait l’œuvre au mieux suspecte, au pire sans valeur, n’est donc pas seulement absurde. Comme nous l’écrivions plus haut, c’est dangereux. Certains musées vont-ils s’interdire d’acquérir des œuvres sans historique ? C’est une menace qui, de plus en plus, pointe son nez quand on constate que les dossiers d’acquisition des musées français deviennent de plus en plus exigeants dans ce domaine. Certaines maisons de ventes aux enchères, malgré leur intime conviction que les œuvres sont bonnes, vont-elles s’interdire de les vendre sans provenance certaine ? Aussi incroyable que cela puisse paraître, c’est une rumeur qui commence à circuler… Le marché de l’art ancien est donc menacé par l’application d’une espèce de principe de précaution qui voudrait que tout tableau sans provenance devienne forcément suspect. Soit d’avoir été l’objet d’une spoliation pendant la guerre et cette raison ralentit déjà fortement les acquisitions des musées (voir à ce sujet notre premier article sur la question de la provenance), soit d’être faux.

Que deviendront donc toutes ces œuvres, parfaitement authentiques et à la provenance inconnue mais légitime, qui attendent d’être redécouvertes comme cela a toujours été le cas depuis des siècles, avant d’enrichir les plus grandes collections et les plus beaux musées ? Va-t-on assister à l’apparition d’un marché parallèle où ces objets d’art seront démonétisés, ce qui pourrait faire la joie des vrais amateurs mais qui menacerait à terme l’existence même des œuvres ? Le principe de précaution, on le constate tous les jours, fait souvent plus de mal que de bien. Il n’y a pas de raison qu’il en aille autrement pour le marché de l’art et les musées.

Vincent Noce, L’Affaire Ruffini. Enquête sur le plus grand mystère du monde de l’art, Buchet-Chastel, 2021, 300 p., 20 €, ISBN : 9782283034040.

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