L’église de Vallery : une curieuse gestion des priorités

1. Gilles Guérin (1611/1612-1678)
Monument funéraire d’Henri II de Bourbon-Condé
Marbre
Vallery, église Saint-Thomas-de-Cantorbéry
Photo : Didier Rykner
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Les églises, pour la plupart d’entre elles (notamment celles construites avant 1905), sont la propriété des communes sur lesquelles elles se trouvent. Les lois sur le patrimoine imposent désormais à la mairie d’exercer le rôle de maîtrise d’ouvrage, celles-ci pouvant désormais choisir l’architecte maître d’œuvre comme elle le souhaite pourvu qu’il soit « architecte du patrimoine », la Direction régionale des affaires culturelles exerçant un contrôle technique, un rôle de conseil et, beaucoup plus rarement, une assistance à maîtrise d’ouvrage.

Nous avons souvent dit que ce système, a priori vertueux, ne fonctionnait souvent pas pour au moins deux raisons : des maîtres d’ouvrage incompétents dans ce domaine (ce n’est pas leur métier de diriger la restauration d’un monument historique) et un contrôle technique insuffisant ou absent (souvent dû à une surcharge de travail trop importante des DRAC ayant des effectifs trop réduits).
Dans ces cas fréquents, la mairie suit très souvent les avis et les conseils du maître d’œuvre, l’architecte. Dans bien des cas donc, les monuments historiques sont livrés sans contrôle suffisant aux décisions et à l’exécution de l’architecte qu’elles choisissent, souvent un Architecte en chef des monuments historiques pour les monuments classés.



Restauration de l’église de Vallery : de... par latribunedelart


C’est le cas de l’église Saint-Thomas-de-Cantorbéry de Vallery, dans l’Yonne, où la mairie disposait pourtant d’un montant important pour la restauration de son église, et où des priorités curieuses se sont fait jour, entraînant des travaux au mieux inutile, au pire nuisibles pour l’édifice, tout en laissant certaines œuvres majeures continuer de se dégrader gravement.
L’architecte en chef s’appelle Denis Dodeman. Nous ne reviendrons pas sur la restauration du monument en lui-même sinon pour dire qu’elle nous paraît de bonne qualité, ce qui est au moins un point très positif. La compétence de l’architecte n’est donc pas en question. Mais on doit apporter un important bémol important à ce constat pour les aménagements intérieurs, tant les choix sont réellement difficiles à comprendre.


2. Le lutrin du XVIIIe siècle en
morceaux dans la sacristie
Photo : La Tribune de l’Art
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3. Autel dans le transept gauche
qui s’affaisse
Photo : Didier Rykner
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Signalons d’abord que l’œuvre la plus importante conservée dans l’église est le monument d’Henri II de Bourbon-Condé (ill. 1) sculpté par Gilles Guérin et qui a été étudié de manière approfondie dans La Revue du Louvre [1]
Or, ce monument en marbre est en très mauvaise condition, qui n’est pas loin d’un état de péril. L’une des quatre vertus se désolidarise de son support et doit être sécurisée par un filin métallique, une autre se fend au niveau de la base et divers autres désordres sont évidents à l’œil nu (on les voit dans notre vidéo). L’arrière du monument témoigne tout autant de la manière dont ce chef-d’œuvre de la sculpture du XVIIe siècle est (mal) conservé.
Selon Denis Dodeman, le monument « n’est pas en danger sanitaire ». Il rajoute qu’ « une intervention précipitée risquerait d’être inappropriée et destructrice ». C’est un risque qui, quoi qu’il en soit, semble écarté : on n’est pas, ici, menacé d’une « intervention précipitée »…
Dans la sacristie, un très beau lutrin du XVIIIe siècle (non classé ou inscrit monument historique apparemment, on se demande d’ailleurs pourquoi) est cassé en plusieurs morceaux (ill. 2) et est menacé de disparaître purement et simplement. On ajoutera que l’autel ancien du transept gauche (ill. 3) s’affaisse (mais ce n’est pas grave, car selon l’architecte, qui nous l’a dit : ce n’est pas un autel primordial...)

4. Le second banc-d’œuvre neuf
Photo : Didier Rykner
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Or, malgré un budget important consacré à la restauration intérieure, la priorité a été donnée à des travaux au mieux inutiles, dont certains n’ont été d’ailleurs validés par la DRAC, qui s’est pratiquement trouvée devant le fait accompli, que contrainte et forcée. En voici une liste pas forcément exhaustive :

 un banc d’œuvre du XVIIIe (ou XIXe) siècle ornait la nef. Mais une photographie ancienne montrait qu’il y en avait deux. Qu’à cela ne tienne : l’ACMH a proposé de refaire le second (ill. 4) pour un coût de 11500 € TTC. Que le résultat ne soit pas mauvais (on distingue la copie, mais elle est bien faite) ne justifie aucunement cette reconstitution parfaitement inutile,

 des bancs fermés ont été refaits aux premiers rangs de la nef : là encore, ils sont assez proches de ceux, anciens, qui subsistent à l’arrière, mais ne suffisait-il pas de mettre des chaises ? Le budget est ici de 3440 € TTC.

5. L’un des trois lustres neufs faussement XVIIe
Photo : Didier Rykner
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- trois lustres ridicules (ill. 5), faussement XVIIe siècle et bariolés de couleur vive ont été installés dans la nef. Denis Dodeman nous a écrit à ce propos : « Votre manque de connaissance de l’histoire de la lustrerie m’attriste. Ces lustres sont très près de ce qui pouvait se faire au 17e siècle. Ils sont l’œuvre de M. Pouénat et de Hugues Faideau restaurateur notamment des décors du château de Fontainebleau. Le maitre d’ouvrage a accédé à ma préconisation de création de lustrerie dans l’esprit contre-Réforme et ces lustres ont été réalisés pour un budget défiant toute concurrence ». Nous avons demandé son avis à Daniel Alcouffe, ancien directeur du département des Objets d’Art, en lui envoyant une photo d’un des lustres. Voici sa réponse : « Il n’a rien de XVIIe et est effectivement ridicule. On le verrait bien dans un dessin animé éclairant la Belle au bois dormant. ». Nul doute que « le manque de connaissance de l’histoire de la lustrerie » de Daniel Alcouffe, l’un des historiens de l’art et conservateur les plus réputés dans le domaine des arts décoratifs, attristera encore davantage Denis Dodeman… Budget : 6670 € TTC


5. Un des nouveaux vitraux de la nef
Photo : Didier Rykner
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6. Les anciens vitraux déposés à même le sol avant
d’être stockés on ne sait où...
Photo : Didier Rykner
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La mairie [2], selon l’architecte, voulait « garder une trace de cet investissement de la commune sur l’église » et a donc fait remplacer les vitraux du XIXe siècle qui existaient, non historiés mais pourtant très intéressants, par de nouveaux créés par Sophie Berencz ornés de dessins qui pourraient illustrer un livre pour enfant et qui sont réellement en désaccord avec le monument (ill. 6). Denis Dodeman ne le leur a certes pas déconseillé, bien au contraire.
La DRAC avait pourtant souligné à juste titre, dans un courrier envoyé à la mairie, que : « [La] qualité des vitraux existants des baies de la nef, certes en mauvais état, est réelle. Il s’agit de vitraux géométriques, formés d’un tapis de verres blancs de coupe hexagonale, avec un large filet bleu recoupant la baie en deux lancettes plein cintre, et trois étoiles jaune d’or brochant sur un disque bleu dans chaque lancette. Derrière cette modestie apparente se cache un style particulier de vitraux élaborés dans la première moitié du 19e siècle, sans doute dans les années 1840. Ces vitraux ont été étudiés par Françoise Gatouillat dans un article paru en 1986 (Annales de Bretagne et des Pays de l’ouest, 93, 1986, p. 401-403), qui a montré la particularité de ce groupe de vitraux géométriques en Bourgogne, qui suscitaient alors les commentaires désapprobateurs des tenants du vitrail archéologique. Ces vitraux avec leur réalisation plastique particulière – dont les couleurs sont celles des armes des Condé – sont contemporains et dans la même esthétique que les premiers travaux de transformations de l’église au 19 siècle, et sans doute de la réalisation des voûtes de la nef. Il ne s’agit pas, donc, d’un élément négligeable ou accessoire de cette église en tant que monument protégé, mais d’une partie constitutive de son intérêt, et le parti le plus respectueux aurait été leur conservation ou restauration là où cela était nécessaire ».

Malgré cet avis clair et documenté, la DRAC a fini par donner son accord à leur dépose (ill. 7) et à leur remplacement par des vitraux (qui n’avaient pas non plus sa préférence, un autre projet était possible) parce qu’elle a été mise devant le fait accompli [3], une interdiction de dépose aurait abouti à devoir indemniser les participants au concours organisé pour remplacer les vitraux [4]. Mais la mairie, qui expliquait que la DRAC était « entrée tardivement dans la procédure », n’est pas ici d’une complète bonne foi puisqu’un premier courrier de cette direction, daté du 31 juillet 2012, expliquait : « La nef de l’église présente en effet un ensemble cohérent de vitraux décoratifs du XIXe siècle, que l’on a trop souvent tendance à négliger et à voir disparaître. Ils participent du programme de vitraux de l’église, venant contrebalancer le vaste programme historié du chœur. La présence d’une baie vide au-dessus de la porte latérale de la nef, côté sud, pourrait être un espace suffisant pour une création contemporaine. » Mais il est vrai aussi que ce paragraphe était précédé d’un « J’émets quelques réserves quant au projet envisagé » bien peu pugnace. On aimerait savoir pourquoi cette idée n’a pas été écartée une fois pour toute, dès qu’elle était envisagée. Pourquoi « quelques réserves » quand il convenait de l’interdire purement et simplement ?

Le budget total de cette création de vitraux est de 70700 € TTC, plus du double de ce qu’aurait coûté la restauration de ceux qui existaient (31650 € TTC) ! La DRAC a exigé que ces derniers soient soigneusement conservés. Mais ils sont évidemment condamnés à croupir oubliés dans des caisses, stockées on ne sait où, et à disparaître à terme faute d’intérêt.


7. Carle Elshoecht (1797-1856)
Monument funéraire du général La Ferrière
Marbre
Vallery, église Saint-Thomas-de-Cantorbéry
Photo : Didier Rykner
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Signalons que la chapelle située dans le transept gauche, un bel ajout néoclassique, possède également un monument funéraire, celui du général La Ferrière, sculpté par le romantique Carle Elshoecht (ill. 8). La chapelle a été restauré extérieurement (bien) et intérieurement, d’une manière assez correcte même si la peinture nous paraît trop uniformément grise.

Il est vraiment dommage de consacrer un tel budget à un monument pour, en définitive, faire des choix et définir des priorités aussi discutables. Pendant ce temps là, le lutrin du XVIIIe siècle est gravement menacé et le monument de Gilles Guérin, chef-d’œuvre de la sculpture française, continue de se dégrader. Dans son dernier mail, Denis Dodeman nous affirme que : « la mairie a l’intention de passer commande pour une étude de diagnostic sur le monument des Condé avec une mission de maîtrise d’œuvre par la suite ». On ne sait pas avec quel argent : pour créer les vitraux, la mairie a dû emprunter 25000 € et il n’y a actuellement rien de prévu pour le monument ni pour le lutrin. D’ailleurs, l’architecte conclut par : « Certains éléments de projet d’aménagements intérieurs et aux abords [prévus dans les travaux] n’ont pas été réalisés fautes de moyens financiers notamment ». Des moyens financiers qui n’ont pourtant pas manqué pour réaliser ces travaux très discutables.

Didier Rykner

Notes

[1Marie-Thérèse Glass-Forest, « Un don de la Société des Amis du Louvre : le Modèle de la statue funéraire d’Henri II de Bourbon-Condé de Gilles Guérin », Revue du Louvre, Paris, 1993, n° 2, pp. 27-51.

[2Nous n’avons pas interrogé directement la mairie mais celle-ci a suivi nos échanges avec l’architecte, qui lui a transmis ses réponses.

[3Denis Dodeman le conteste, mais c’est pourtant ce qui ressort clairement des courriers en notre possession.

[4On est là devant un cas désormais classique : avant d’obtenir les autorisations, un maître d’ouvrage lance un projet, et explique ensuite ne plus pouvoir l’interrompre sous peine de pénalités à payer, forçant ainsi la main à ceux chargés de donner une autorisation. C’est une façon de faire assez scandaleuse et tout à fait inacceptable.

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