L’Architecte en Chef des Monuments Historiques : profiteur ou bouc émissaire ? A propos du rapport de la Cour des Comptes

Dans son « Rapport au Président pour l’année 2005 », la Cour des Comptes pointe une nouvelle fois le scandale absolu de la maîtrise d’œuvre des travaux de restauration des Monuments historiques : « les ACMH restent juge et partie du bien fondé, de la nature et des coûts des travaux qu’ils estiment nécessaires sur les monuments historiques (…). [Leurs] rémunérations sont pour l’essentiel composé par les honoraires qu’ils perçoivent, à taux élevés, sur les montants de travaux définis par eux-mêmes » [1]. Etrangement, la vénérable institution ne donne aucun chiffre, ce qui, pour tout autre qu’elle, serait de nature à faire douter de l’objectivité du propos. Venant après le lynchage médiatique de l’automne dernier [2], il est pourtant nécessaire de regarder les chiffres de près, de voir de quoi ou de qui on parle. D’autant qu’est également « oublié » l’effondrement des crédits effectivement dépensés par le ministère de la Culture sur les monuments.

Depuis plusieurs années, aussi bien la Cour des Comptes que la commission des Finances du Sénat ont combattu l’opacité de la gestion du ministère de la Culture [3]. Ont été pointées des questions aussi diverses que le parc de logements de fonction (aux contours et aux bénéficiaires indéterminés), la commande publique ou les travaux sur les monuments (autorisations et consommation de crédits). Une déconcentration effective (les crédits sont délégués en région et gérés par les DRAC) jointe à l’absence d’outils modernes de gestion prive l’administration centrale de visibilité. Exemplaire, de ce point de vue, le ridicule d’une annonce par le ministre d’une augmentation de crédits (au vu des rapports des services centraux) et la réalité régionale des arrêts de chantiers (en mars 2006, 130 chantiers arrêtés à peine les échafaudages étaient-ils montés). Dans un contexte de tentative de maîtrise des coûts, le différentiel extravagant entre ce qui était voté par le Parlement pour l’année 2002 (234 millions d’euros), ce qui était effectivement dépensé (350 millions) et ce qui apparaissait en « autorisations de programme » (534 millions, totalisant les reports et divers ajustements comptables dont l’administration a le secret) a atteint des proportions de nature à faire douter du sérieux des personnes en charge de cette gestion. En trois années, sans égard pour la réalité du travail sur les monuments (où le temps long est gage de prudence, à l’inverse évidemment de l’urgence d’une comptabilité sérieuse), les budgétaires de Bercy n’ont ainsi eu aucune difficulté à ramener à rien et avec la plus grande brutalité l’écart le plus spectaculaire : celui entre les autorisations de programme et les crédits de paiement. La filière a ainsi perdu en 2005 au moins sept cents emplois de restaurateurs hautement qualifiés. Les entreprises s’en sont trouvé fragilisées, en plus incapables d’assurer la relève (pour la première fois en 2005, les compagnons n’ont pu tous trouvé à s’embaucher sur leur traditionnel « tour de France »).

Concernant une petite partie du microscopique ministère de la culture (moins de 10% de moins de 1% du budget de l’Etat ; soit pour le projet de loi de finances 2006, entre 219 et 248 des 2.800 millions d’euros du ministère, le pire n’est jamais sûr), on s’étonne de l’acharnement des budgétaires. Mais un échafaudage de cathédrale sera toujours plus visible (et de moindre urgence) qu’un rond-point routier. Même pour un austère fonctionnaire du ministère des finances vivant dans le monde virtuel de tableaux de chiffres.

Que ce « scandale » ait été imputé au seul architecte conduit à s’interroger. A aucun moment n’ont été évoqué, par ceux qui s’émeuvent de la « gabegie », ni le nécessaire et indispensable assainissement évoqué ci-dessus (au mieux, on parle de baisse de crédits), ni le fonctionnement réel du Service des Monuments historiques, réformé en profondeur à partir de 1985 pour le mettre en conformité avec la réglementation européenne [4] (Convention de Grenade sur le Patrimoine architectural, ratifiée par la France en 1985).

Tout le problème des Monuments historiques est réputé venir de celui qui diagnostique, propose et fait exécuter des travaux d’autant plus exorbitants qu’il est rémunéré « au pourcentage » ? Quoi qu’on en dise encore aujourd’hui, les interventions des ACMH sont très encadrées : réforme des études et des travaux rappelée ci-dessus d’un côté, Code des marchés publics de l’autre. Le programme des études puis des travaux est de la compétence de l’administration, pas de l’architecte. Le contrôle également (les techniciens donnent des avis, mais c’est l’administration qui décide). Pour le choix des entreprises, l’architecte malheureusement (ou heureusement je ne sais pas) ne choisit pas non plus : il établit le cahier des charges, validé par l’administration, point de départ de l’appel d’offres. C’est une commission administrative qui choisit, encore souvent le moins disant. Et, dans ce monde qui est le nôtre, pour l’architecte, il n’y a plus qu’à faire avec, pour le meilleur et pour le pire.

Ce thème de la nocivité du directeur des travaux (en France, l’ACMH) est un poncif, presque un discours obligé de la sauvegarde du patrimoine. Il est en filigrane de tous les articles de presse, de tous les rapports et toutes les attaques des élus. Cela malgré toutes les tentatives d’explication, et un écart patent avec la réalité. En 1996, une Inspection générale des Finances a été diligentée pour mettre enfin un terme au « scandale ». Mais, malgré toutes les approximations du système relevées par le rapporteur, celui-ci constatait une efficacité globale, une souplesse et une réactivité … dont l’administration pourrait peut-être s’inspirer [5] ! Cà n’est donc pas du côté rationnel qu’est à chercher l’acharnement dont les ACMH sont l’enjeu. Cela ressemble plutôt à la victimisation expiatoire d’un « bouc émissaire », mécanisme dont René Girard a monté le pouvoir de cohésion dans les sociétés qu’il étudiait [6]. Quelques pistes sont de nature à justifier cette proposition iconoclaste. Le budget de la direction du patrimoine consacré aux travaux tournera cette année autour de 250 millions d’euros. Soit la moitié des aides publiques à la création cinématographique par exemple (170 films, à mettre en regard des 14 000 monuments protégés, heureusement pas tous en mauvais état). Cette part consacrée par l’Etat aux monuments en grande partie est, dit-on, « sous la coupe » des 57 architectes en chef des monuments historiques. Ce budget n’est pas celui des travaux, mais des opérations. Il est donc diminué de la TVA, des frais divers de maîtrise d’ouvrage, d’études et de contrôles. Ce qui ramène la part effective consacrée aux travaux proprement dits à moins de 170 millions d’euros. En première approximation [7], on peut estimer que chaque architecte doit gérer un budget travaux de moins de 3 millions d’euros soit en termes d’honoraires, au mieux, autour de 3 à 400.000 euros.

Ces honoraires permettent de financer le travail d’un bureau : l’architecte, son secrétariat, sa comptabilité, ainsi que les études historiques et de diagnostic, l’établissement des dossiers de consultation des entreprises (s’agissant de travaux pour le compte de l’administration, la lourde machine des marchés publics), les commissions de marché, la direction et la documentation des travaux. Le budget moyen théorique ci-dessus permet de rémunérer, en plus de l’architecte en titre, une secrétaire, un dessinateur, un documentaliste / historien et un directeur de travaux à temps partiel (le plus souvent l’architecte lui-même). Avant la crise de 2005-2006, près de trois cents personnes était ainsi salariée dans des agences très disparates, l’architecte chargé d’un unique département, OS de la profession, n’ayant ni le personnel ni les revenus des patrons des agences chargées des monuments parisiens ou circumvoisins [8].

Que penser de la « pratique » dénoncée qui consisterait à augmenter « les devis pour augmenter les honoraires » ? S’agissant d’un budget constant sur une région, au mieux, c’est déshabiller Pierre pour habiller Paul. Donc, pour l’architecte une opération blanche.

Pourquoi, dans ces conditions, cette permanence des attaques contre les seuls architectes ? Ils sont à mon sens victimes de l’amalgame qui est fait de leur travail avec une certaine pratique technocratique de la restauration des monuments historiques. On leur fait « porter le chapeau » d’un déficit patent de démocratie en les accusant de malhonnêteté.

Le contrôle nécessaire de ces gens douteux est à la base de la réforme annoncée du décret qui réglemente la profession (déjà réformé en profondeur en 1987). Sous prétexte d’harmonisation européenne, l’Etat va sacrifier sur l’autel de la libéralisation « ses » architectes en chef : suppression des circonscriptions (donc de la surveillance et de l’obligation de service), peut-être même le recours obligatoire pour les propriétaires publics ou privés subventionnés.

Pointés par la presse et les associations comme « juge et partie » du processus de restauration (comme n’importe quel professionnel spécialisé d’ailleurs : conteste-t-on le diagnostic d’un chirurgien sous prétexte qu’il est rémunéré pour le travail qui en découle ?), on ne leur concède plus qu’une hypothétique liste d’aptitude (comme à la foire aux bestiaux, seront-ils choisis en montrant leurs dents ?). Dans le contexte inédit d’un effondrement brutal des crédits effectivement dépensés sur les monuments, cette évolution radicale de la profession a pour conséquence depuis 2004 un licenciement massif des collaborateurs des agences [9]. Que toutes ces « petites mains » (et souvent très savantes têtes) qui faisaient toute la richesse des agences soient à la rue n’intéresse personne : on laisse le détesté ACMH faire le sale boulot (n’est-il pas payé pour ?). De toute façon, cette population précarisée n’équivaut qu’à moins de 1% des intermittents du spectacle. La nature administrative ayant peur du vide, le « sacro-saint » marché fera son travail et il ne manquera pas de se constituer des agences privées (fussent-elles européennes) pour pallier ce déficit brutal des compétences.

Plus préoccupant pour l’avenir des monuments est que cette « clarification » du rôle des intervenants prive l’administration des avis de ses plus emblématiques techniciens les seuls avec l’ABF, chargé lui des mesures d’urgence et travaux d’entretien. L’ordonnance valant réforme du Code du Patrimoine prévoit un hypothétique et pompeux « contrôle scientifique et technique » des travaux sur les monuments. A défaut des ACMH qui ne pourront plus être juges et partie sous peine de vider la réforme de son sens, qui, dans le contexte futur, sera susceptible de contrôler les travaux ? La question est d’autant plus urgente que, jusqu’à aujourd’hui, le système dénoncé est construit autour de l’ACMH réputé, du fait du concours de recrutement et de son expérience, « sachant » pour le ministère de la culture. Il n’y a qu’à entendre ce qu’en disent les autres membres de la commission supérieure des monuments historiques qui propose au ministre un avis dans les cas réputés les plus difficiles : ils se sentent otages des techniciens, en l’occurrence des architectes. L’absence de référent théorique accepté, l’absence également d’acceptation des règles internationales comme guide opératoire ont conduit la France à une personnalisation égotique du débat, complètement excentrique par rapport à l’Europe [10]. Qu’il faille faire évoluer les choses, personne ne peut raisonnablement le regretter. Mais laisser faire le marché d’un côté, refuser de réfléchir aux modalités et à la qualité du contrôle de l’autre s’apparente aux pratiques expiatoires des temps anciens. Pas à la réflexion politique prospective qu’on attendrait d’une démocratie moderne où « la gestion du patrimoine culturel d’une nation incombe à son gouvernement, et tous les citoyens portent la responsabilité de ce bien commun fragile » [11] .

Sacrifier l’architecte / médecin sur l’autel de la rationalité administrative sera certainement très insuffisant pour rétablir les comptes de l’appropriation démocratique des monuments par les citoyens. Mais peut-être faut-il passer par ce sacrifice pour faire émerger une pratique autre. Qui reste à inventer.

Patrick Ponsot

Notes

[1Cour des Comptes, Rapport au Président pour l’année 2005, page 211. La charge est introduite de la façon suivante : « Le ministère de la Culture a reconnu, tant devant la mission d’évaluation et de contrôle que devant la commission des finances du Sénat, la nécessité de remédier aux anomalies et aux surcoûts relevés dans le fonctionnement des monopoles des architectes en chef des monuments historiques. »

[2Roland Recht dans le Journal des Arts, puis sur le site La Tribune de l’Art.

[3Cour des Comptes, rapport de 2001 ; Sénat, Rapport d’information n°378 (2001-2002) du sénateur Yann Gaillard, déposé le 25 juillet 2002.

[4Circulaire n°63150 (ministère de la Culture) du 5 août 1985. Voir à ce sujet : « Décentralisation, démocratie et Monuments historiques », Momus , n°17, février 2005, p. 9, 10.

[5Inspection Général des Finances, « Rapport sur les architectes en chef des Monuments historiques », (Cailleteau) 1996.

[6La violence et le sacré, Paris, 1972.

[7Une partie ne relève pas de leur intervention mais une autre est abondée par les participations financières des propriétaires. Dans le détail, les chiffres ne sont pas exactement ceux-là, mais le calcul proposé donne un ordre de grandeur. A comparer, par exemple, aux 98 milliards d’euros de la filière bâtiment.

[8Concours équivalent, mais pas les parcours professionnels arbitrés par l’administration. Les différents rapports de l’administration, jusqu’au rapport Cailleteau, ont estimé l’écart de chiffres d’affaires de 1 à 15 entre les différentes agences (estimé, car toujours du fait de la déconcentration du ministère les chiffres ne font pas l’objet de synthèse), de 1 à 25 le nombre de personnes employées. Cette hétérogénéité tient probablement au fait que l’efficacité de structures solides est toujours préférée par l’administration aux difficultés supposées inévitables d’architectes puits de science, recrutés par concours mais sans expérience ni agence. Il n’y a pas que dans la banque où l’automobile que la concentration est à l’œuvre.

[9Le Monde des 24 et 25 septembre 2004 ; Le Monde du 17 septembre 2005 ; Le Figaro du 21 mars 2006.

[10Patrick Ponsot, « Pourquoi lire Brandi ? », Bulletin monumental, 2003-III, p. 223 à 229 (conférence introductive à la table ronde de l’Institut National du Patrimoine : « L’édifice, l’architecte, l’archéologue et le restaurateur : approches théoriques et méthodes de restauration », IFROA, 24-26 juin 2002) ; Isabelle Pallot-Frossard, directeur du Laboratoire de Recherche des Monuments Historiques donc remarquablement placée pour avoir une vision d’ensemble de la situation française s’inquiète de cette exception : « on attend le retour de balancier vers une position d’équilibre qui nous rapproche de nos voisins européens, restés plus proches des chartes internationales » (Monumental 2002, p.139).

[11Institut Royal du Patrimoine Artistique (Bruxelles), Bulletin XXI – 1986/87, page 45 : « Ethique ».

Mots-clés

Vos commentaires

Afin de pouvoir débattre des article et lire les contributions des autres abonnés, vous devez vous abonner à La Tribune de l’Art. Les avantages et les conditions de cet abonnement, qui vous permettra par ailleurs de soutenir La Tribune de l’Art, sont décrits sur la page d’abonnement.

Si vous êtes déjà abonné, connectez-vous.