Inaliénabilité : quelques faits

Alors que dans quelques jours, Jacques Rigaud rendra le rapport « sur la question de l’inaliénabilité des œuvres des collections publiques » commandé par le ministre pour faire suite à la lettre de mission envoyée par Nicolas Sarkozy (voir brève du 1/8/07), un communiqué signé conjointement par le Comité français du Conseil International des Musées (ICOM-France), la Fédération des Ecomusées et des Musées de Société et l’Association générale des Conservateurs des Collections publiques de France vient d’être diffusé. Il dénonce clairement les projets en préparation visant à mettre fin à une règle remontant à François Ier.

Nous avons sur La Tribune de l’Art plusieurs fois abordé ce problème grave, les menaces sur les musées se faisant de plus en plus précises depuis la publication du rapport Jouyet-Lévy. Je renvoie donc à ces articles [1], le but n’étant pas ici de résumer une nouvelle fois les raisons pour lesquelles je suis - comme le sont également les conservateurs des musées français - farouchement opposé à toute entorse au principe de l’inaliénabilité [2]. Il s’agit, plus prosaïquement, de rappeler quelques exemples montrant les risques potentiels de l’aliénation [3].

Soldes au musée des Beaux-Arts de Lyon

Dans La Gazette de l’Hôtel Drouot datée du vendredi 20 juin 1958, on pouvait lire sur la première page l’étrange annonce suivante :

Ventes prochaines

Provenant du musée de Lyon et appartenant à divers amateurs

« Le 30 juin, après exposition le 28 juin salle n° 6, Me Maurice RHEIMS, assisté de M. CAILAC, Mlle CAILAC et M. DURAND-RUEL, vendra une quarantaine de tableaux provenant des réserves du Musée de Lyon.
La Ville et la Commission des Musées de Lyon ont décidé de mettre en vente des œuvres de peintres déjà représentés dans ce Musée ou des peintures dont les dimensions ne permettent plus l’exposition, étant donné les projets de modernisation du Musée.
Le sommes à provenir de cette vente serviront à l’aménagement de salles nouvelles.
Les amateurs trouveront là des toiles des artistes suivants : ADLER, BAIL, BESNAD, BLANCHE, BOUCHOR, POUGET, ISABEY, etc.
 »

Cette vente, si elle avait eu lieu, aurait été une grande première. Sur intervention in extremis de la direction des musées alertée par Michel Laclotte, celle-ci fut finalement annulée (ce que La Gazette de l’Hôtel Drouot ne signala pas). Qui avait décidé d’aliéner ces œuvres ? S’agissait-il de René Jullian le conservateur du musée ou de sa tutelle, la mairie de Lyon ? Il faudrait mener des recherches d’archives que je n’ai pas eu le temps d’effectuer [4]. Mais il est intéressant d’examiner les raisons avancées pour cette vente telles qu’elles sont données dans l’annonce de La Gazette et de se pencher plus précisément sur la liste des tableaux concernés.

L’argument de la taille des œuvres, trop grandes pour être exposées, démontre une fois de plus que les raisons pour vendre sont toujours à court terme. Ils reflètent le goût d’un moment et le besoin d’un instant. La décision de conserver au contraire permet de prendre un pari sur l’avenir. Elle ne répond pas toujours à une nécessité immédiate mais elle assure la pérennité d’une institution comme le musée qui se construit forcément sur une longue période, dépassant largement la durée d’une vie humaine. Le Palais Saint-Pierre de Lyon a été entièrement rénové dans les années 1990. Les œuvres qu’on ne pouvait soi-disant pas montrer le sont aujourd’hui, pour une grande partie d’entre elles. Le peu d’argent qui aurait été récolté grâce à la vente de ces tableaux alors hors de mode devait être entièrement dépensé dans « l’aménagement de salles nouvelles » qui, depuis 1958, ont été refaites plusieurs fois. Le musée se serait appauvri pour rien.

Citons quelques-uns des tableaux qui auraient dû passer en vente en 1958 :

1. James Bertrand (1823-1887)
Chrétiens retirant du Tibre les corps des martyrs, 1861
Huile sur toile - 192 x 202 cm
Lyon, Musée des Beaux-Arts
Photo : Lyon, Musée des Beaux-Arts
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- James Bertrand, Chrétiens retirant du Tibre les corps des martyrs (ill. 1). Cette grande toile exposée au Salon parisien de 1861 est représentative des grands tableaux académiques remis au goût du jour par la création du Musée d’Orsay. Le tableau a été montré dans l’exposition Les peintres de l’âme. Art lyonnais du XIXe siècle au Musée des Beaux-Arts de Lyon en 1981. Celui-ci ne conserve aucune peinture équivalente de cet artiste lyonnais peu connu. Sa vente en 1958 l’aurait privé d’un tableau important d’un peintre local.

 Jean-Claude Bonnefond, Cérémonie de l’Eau sainte (Huile sur toile ; 173 x 235 cm). Bonnefond, dont plusieurs tableaux ont été montrés dans l’exposition Le Temps de la peinture en 2007, est aujourd’hui reconnu comme un des meilleurs peintres français à Rome. Il figure dans toutes les expositions portant sur l’école lyonnaise.

2. François-Marius Granet (1775-1849)
Chœur de l’église des Capucins
Huile sur toile - 93,3 x 73,8 cm
Lyon, Musée des Beaux-Arts
Photo : Lyon, Musée des Beaux-Arts
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 François-Marius Granet, Chœur de l’Eglise des Capucins (ill. 2). Ce tableau a récemment été prêté à la Villa Médicis à Rome pour l’exposition Maestà di Roma. Le peintre est de nos jours assez recherché, et ses tableaux peuvent atteindre des prix conséquents en salle des ventes. Une Vue de Granet dans son atelier, un panneau nettement plus petit (31,5 x 41 cm) que cette toile, a été adjugé 36000 euros à Drouot le 24 juin 2006. Depuis 1958, de nombreuses Granet ont été acquis par les collections publiques. Rappelons que l’artiste à légué sa collection au musée qui porte son nom à Aix-en-Provence. La vente de cette grande toile, montrée aujourd’hui dans l’accrochage permanent, aurait été une perte majeure pour Lyon.

3. Jean-Paul Laurens (1838-1921)
Les Otages, 1896
Huile sur toile - 140 x 146 cm
Lyon, Musée des Beaux-Arts
Photo : Lyon, Musée des Beaux-Arts
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- Jean-Paul Laurens, Les Otages (ill. 3). Laurens est aujourd’hui considéré comme un des meilleurs peintres d’histoire de la seconde moitié du XIXe siècle. Ce tableau a été présenté dans sa rétrospective au Musée d’Orsay en 1997.

 Gabriel Tyr, Tête de Christ mort (ill. 4). Ce beau tableau d’un artiste peu connu a été exposé dans Les peintres de l’âme et récemment dans Le Temps de la peinture. Non seulement la toile n’est pas trop grande, mais le musée de Lyon ne possède aucune autre peinture de cet artiste lyonnais, preuve que les critères de choix justifiant la vente étaient appliqués de manière guère rigoureuse. Cette œuvre est actuellement montrée dans la présentation permanente.

4. Gabriel Tyr (1817-1868)
Tête de Christ, 1850
Huile sur toile - Diamètre : 49,5 cm
Lyon, Musée des Beaux-Arts
Photo : D. Rykner
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Parmi les autres tableaux importants du catalogue de Drouot, notons également plusieurs portraits d’Auguste Flandrin, le second frère d’Hippolyte, une gouache monumentale (200 x 300 cm) d’Albert Besnard, un portrait de Jacques-Emile Blanche, un grand format de Joseph Désiré Court (Une Scène du Déluge ; 280 x 220 cm), une toile d’Eugène Isabey (Un Sacre) et un Octave Tassaert (La Malade), peintre aujourd’hui exposé au Louvre et à Orsay.

Ce que n’a pas pu faire le Musée de Lyon il y a cinquante ans, le Musée Marmottan l’a réalisé il y a peu, en vendant des œuvres lui appartenant, données par le fondateur du musée et inventoriées, comme nous l’avions révélé en 2005 (voir l’article). S’agissant des musées de l’Institut, nous n’avons jamais réussi à déterminer si leurs œuvres étaient, ou non, inaliénables. Si elles ne le sont pas, il serait temps de se pencher sur leur cas.

Grünewald : de Munich à Fribourg

5. Mathias Grünewald (1475/1480-1528)
Le Miracle des Neiges, 1517-1519
Huile sur panneau - 179 x 91,5 cm
Fribourg-en-Brisgau,
Augustinermuseum
Photo : D. R.
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Les musées européens, en général, ne vendent pas. Mais cette règle a souffert quelques exceptions, surtout au XIXe siècle. C’est ainsi qu’en 1852 la Pinacothèque de Munich s’était désaisi, pour une somme très basse (15 florins), d’un « tableau allemand dans la manière d’Altdorfer » (ill. 5). Pas de chance : ce panneau était l’élément d’un retable par Mathias Grünewald, l’un des plus grands peintres allemands, l’un des plus rares aussi. Heureusement pour l’Allemagne, ce tableau fut finalement donné au début du XXe siècle au musée de Fribourg-en-Brisgau dont il est aujourd’hui une des gloires.

Plus récemment, le musée de Haarlem s’est séparé d’un grand tableau de Benjamin West. Les musées hollandais peuvent en effet aliéner leurs œuvres dans des conditions bien entendu très strictes. Malgré ces précautions, les Pays-Bas se sont privés, après un détour par le marché américain, d’une toile suffisamment importante pour être jugée digne du Louvre (voir brève du 29/7/07). Si elle ne correspondait pas aux collections de ce musée, rien n’empêchait de la céder, éventuellement par échange de dépôts, à un autre musée batave. En France, cette pratique est fréquente.


Divers exemples d’évolutions du goût

Parmi les œuvres un temps méprisées qui auraient pu être vendues, si l’aliénabilité avait été possible, on cite toujours les peintres académiques du XIXe siècle. Mais les exemples pourraient être multipliés. Ainsi, dans les années 1950, les Carrache et toute l’école bolonaise étaient très sous-estimés, ce qui permit à des gens comme Sir Denis Mahon de constituer des collections qui leur serait inaccessible aujourd’hui, alors que les peintures de ces maîtres se négocient à coup de millions de dollars.
Qu’aurait-on fait des collections de photographies quand celles-ci, il n’y a pas si longtemps, étaient négligées. Aujourd’hui les prix des photos de Baldus ou Le Gray peuvent atteindre voire dépasser ceux de dessins d’Ingres. Laissons la parole à l’un de nos correspondants :

« La question de la photographie dans les collections publiques éclaire à sa façon le problème. Des fonds majeurs ont été longtemps laissés de côté, sinon ignorés, jusqu’à une période récente, lorsque l’histoire de la photographie et le marché des épreuves ont conduit à de véritables remises en question et à des redécouvertes.
On peut prendre l’exemple du fonds photographique conservé au Musée Condé à Chantilly ; ce fonds, longtemps négligé, provient des commandes et des achats du duc d’Aumale, qui pour différents raisons a accordé à la photographie une place éminente dans ses collections, où les plus grands noms de l’époque sont représentés : Baldus, Le Gray, les frères Bisson, Braun, etc. Le conservateur en chef du Musée Condé, Mme Nicole Garnier-Pelle, lui a consacré en 2001 une brillante exposition, accompagnée d’un catalogue, "La photographie du XIXº siècle à Chantilly".
Nul doute que cette redécouverte illustre les risques que feraient courir à des pans entiers des collections publiques les pseudo-certitudes d’une commission chargée de faire le partage entre les œuvres majeures et le reste
. »

Les acquis de l’histoire de l’art

6. Pierre-Paul Rubens (1577-1640) (et atelier ?)
Clélie passant le Tibre
Huile sur toile - 113 x 144 cm
Paris, Musée du Louvre
Photo : D. R.
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Comme toutes les sciences, l’histoire de l’art progresse. On en sait beaucoup plus aujourd’hui qu’on en savait hier et de nombreux artistes totalement oubliés n’ont retrouvé leur identité qu’au cours du XXe siècle. Que se serait-il passé si les tableaux qui n’étaient pas encore attribués à Georges de La Tour avaient été vendus ? Il est vrai qu’ils étaient donnés à des peintres célèbres, comme Velázquez ou les Le Nain. Mais même ces derniers ne furent reconnus comme des artistes majeurs qu’au début du XXe siècle.

Si l’on décide d’aliéner, où mettra-t-on le curseur ? Rubens sera sans doute intouchable. Mais qu’en sera-t-il de Diepenbeeck, sous le nom duquel un tableau du Louvre, Clélie passant le Tibre (ill. 6) était conservé. Etait, car celui-ci a été rendu il y a quelques années à Rubens par Jacques Foucart. Rubens est un cas difficile : entre les « à la manière de », « les école de » ou les « atelier de », l’érudition ne cesse de progresser pour, parfois déclasser, parfois remettre au pinacle certains tableaux. Que serait-il arrivé si ses esquisses pour le décor de la Torre de la Parada, du musée Bonnat, retrouvées par Michel Laclotte dans les greniers de ce musée avaient été vendus ? Qu’aurait fait la mairie de Sainte-Savine dans l’Aube qui conservait un douteux « Atelier de Rubens » qui s’est récemment révélé être une œuvre majeure de Jacob Jordaens (voir brève du 15/11/07) ?

Qu’en serait-il de L’homme au casque d’or de Berlin, autrefois tenu pour un des chefs-d’œuvre de Rembrandt, aujourd’hui relégué au rang d’anonyme. Ce musée devrait-il se séparer d’un tableau maintenant anonyme mais dont le véritable auteur peut être un jour identifié ? Lorsque la commission qu’appelle de ses vœux le député Mancel sera mise en place, comment considérera-t-on les tableaux de Jean-Victor Schnetz ? Comme pouvant faire partie des œuvres « libres d’utilisation et pouvant être vendues ». Sans doute. Ainsi aurait-on pu vendre La Vieille italienne du Musée du Havre reconnu récemment comme un possible Géricault.

Pour conclure cet article, citons un conservateur du patrimoine qui nous a envoyé le message suivant :

« Je suis sidéré par la proposition de loi permettant la vente d’œuvres jugées comme secondaires. Outre les dangers que vous dénoncez, j’y lis également un manque de recul effarant. Les musées français ont par le passé laissé filer la majorité des Impressionnistes parce qu’ils n’étaient considérés ; la sensibilité d’une époque n’est pas intemporelle, et ainsi on ne garderait que ce qui plaît en ce début du XXIe siècle (quitte à racheter à prix d’or ce qu’on a vendu quand son auteur deviendra - ou redeviendra - à la mode). En outre, on s’interdit ainsi tout regard historique et toute perception sur l’évolution du goût, de la sensibilité, de la culture, voire de tout le contexte artistique qui précède et entoure une œuvre.
Enfin, entre le "trésor national" et l’œuvre vouée au dédain, il n’y a place pour rien ? Bravo pour l’élitisme et l’arrogance !
 »

Que rajouter ?

Voir aussi un point de vue par Jean-David Jumeau-Lafond.

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