Enseigner l’histoire de l’art ?

Le 15 septembre dernier, un colloque sur « L’enseignement de l’histoire de l’art à l’école » était organisé à la Sorbonne. A cette occasion, Pierre Rosenberg dont on connaît l’engagement pour que cette discipline fasse enfin son entrée dans les salles de classe, a prononcé le discours suivant :

Mesdames et Messieurs,

Je n’ai pas pour habitude de parler de moi. J’espère que vous voudrez bien me pardonner. J’ai fait carrière dans les musées, au Louvre essentiellement où j’ai passé près de quarante ans. Les musées, je les aime, je les aime tous, mais si j’ai pu les découvrir, ce n’est pas, hélas, grâce à l’école, mais grâce à mes parents. Bien sûr, je les en remercie du fond du cœur, mais je ne peux m’empêcher de condamner un système éducatif qui rend quasiment impossible l’accès aux musées à ceux qui n’ont pas la chance, le privilège, de les découvrir grâce à leurs parents, grâce à leur famille.Ce système, je le dis à regret, est antidémocratique, profondément injuste, profondément inégalitaire, parfaitement élitiste au sens le plus négatif du terme.

Est-ce pour pallier cette grave injustice que les historiens de l’art, unanimes sur ce point depuis longtemps déjà - depuis André Chastel qui en fit son combat personnel, un combat qu’il perdit –, se battent pour que l’histoire de l’art – je reviendrai bientôt sur le terme « histoire des arts » - soit obligatoirement enseignée dans les lycées et les collèges. Bien sûr, il ne s’agit pas seulement d’accès aux musées, il s’agit de quelque chose de bien plus important.

Un espoir est né, une page vient d’être définitivement tournée et c’est bien sûr la raison de ma présence aujourd’hui.

L’école apprend à lire et à écrire, elle n’apprend pas à voir.

J ’emprunterai à Mona Ozouf un exemple tiré de son récent ouvrage Composition française. Jeune et brillante élève - Mona Ozouf bien sûr ne le dit pas en ces termes -, à l’occasion d’une visite de l’Inspecteur d’Académie, est interrogée sur la Révolution et plus particulièrement sur le Serment du Jeu de Paume. Elle sait tout mais elle se montre incapable de commenter la reproduction du tableau de David, bien plus parlante, si vous me pardonnez cet oxymoron, que la phrase de Mirabeau. Je lis la belle page de Mona Ozouf : "Au cours moyen deuxième année, les gravures qui illustrent les grands événements de la Révolution française ont remplacé sur les murs les "vues" de la France. Je n’ai pas le souvenir que la maîtresse nous ait jamais invitées à les regarder. Mais je garde la mémoire vive, et cuisante, de la survenue, en pleine leçon d’histoire - on en est au 20 juin 1789 - d’un monsieur, un "inspecteur", chuchote-t-on, qui semble communiquer un peu de fébrilité à toute la classe, maîtresse comprise. Celle-ci me fait venir au tableau, sûre que je saurai ma leçon, et je la sais en effet, je n’oublie ni "allez dire à votre maître" ni "la force des baïonnettes". Mais c’est tout autre chose quand le monsieur me demande de commenter l’image. J’ignore alors qu’elle est signée David ; je suis incapable de mettre un nom sur les visages ; je ne sais pas qui sont les trois, devant, qui se tiennent enlacés, et pas davantage cet autre, juché sur une table, qui paraît demander le silence pour lire le classement mensuel ; je ne suis même pas capable de désigner Mirabeau, dont je viens de rapporter les fières paroles. De guerre lasse, l’intimidant personnage me demande de décrire au moins la pièce, le Jeu de Paume où se passe toute cette affaire, et la seule chose que je trouve à dire, au vu des rideaux furieusement soulevés, tout en haut de l’image, c’est qu’"il y a du vent". Je sens la déception de la maîtresse, je suis malheureuse moi-même, et c’est une première rencontre, fugitive, avec une autre façon de raconter l’histoire." "Une autre façon de raconter l’histoire", c’est à dire l’histoire de l’art.

Vous me demanderez : « Qu’entendez-vous par histoire de l’art ? ». C’est bien simple : je me répète, l’école apprend à lire et à écrire, elle n’apprend pas à voir. L’histoire de l’art ce n’est rien d’autre que d’apprendre à voir. Les œuvres d’art ne se livrent pas d’elles-mêmes. C’est particulièrement vrai aujourd’hui : la mythologie classique, la Bible, Vénus, Achille, Ulysse, Moïse, Abraham, saint François d’Assise, ne font plus partie de notre culture générale. L’histoire de l’art doit donner, se doit de donner un sens aux images. Le Massacre des innocents de Poussin décrit un épisode biblique. Il y a un sujet qu’il faut expliquer, il y a son interprétation par un de nos grands peintres, il y a enfin son actualité, les nombreux massacres des innocents contemporains dont Poussin sut peindre l’horreur. Chardin, au contraire, livre du XVIIIe siècle une image bien différente de celle que nous donnent Boucher et Fragonard. En quoi les scènes de genre de Chardin, ses natures mortes et leur silence, symbolisent-elles le XVIIIe français ? La beauté, car c’est bien de cela dont il s’agit – n’attendez pas de moi une définition du mot beau –, la beauté des vers de Racine, d’un trio vocal de Mozart, de la Montagne Sainte-Victoire, n’est pas chose évidente. On n’y est pas naturellement sensible, on n’y est pas sensible de naissance, on n’y est pas sensible sans un effort, sans une éducation, sans un enseignement. J’ajouterai que nous ne sommes pas tous sensibles à tous les arts – à la poésie et au jazz, à l’architecture et à la photographie, à l’art océanien et aux primitifs italiens –, mais le point essentiel sur lequel j’insiste et sur lequel je reviendrai est que nous soient données à tous la chance, l’opportunité, l’occasion, la possibilité de découvrir ces arts, qu’il nous soit permis de faire notre choix, selon nos goût, nos penchants, nos inclinaisons. Ce choix enrichira définitivement notre vie, nous accompagnera pour toute notre existence, nous aidera à surmonter ses moments difficiles, nous apportera de grands bonheurs.

Les œuvres d’art ne se livrent pas d’elles-mêmes… Je reprendrai deux exemples qui me sont chers, un édifice religieux et un tableau. La cathédrale de Chartres, il ne s’agit pas seulement de sa rapide construction, pour l’essentiel en moins de trente ans, l’extrême fin du XIIe siècle, les deux premières décennies du siècle suivant (je suis de ceux pour qui la chronologie, les repères historiques, restent essentiels). Eut-elle un ou plusieurs architectes ? Quelle était leur formation ? Y eut-il des plans ? Qui fut responsable du programme iconographique de la façade principale, le portail royal, des portails Nord, Ouest et Sud ? D’où venaient les pierres qui permirent sa construction, comment et par qui étaient-elles transportées ? Qui payait ? Qui payait-on ? D’où venait l’argent ? Quelle était la formation des sculpteurs : étaient-ils « locaux », ou provenaient-ils d’autres chantiers ? Les vitraux, les plus beaux de France avec ceux de Bourges, la technique du vitrail, des plombs, des minerais broyés dans la pâte de verre. Comment obtenait-on leurs magnifiques couleurs, ces bleus inoubliables, « la blonde aux yeux bleus » pour citer Huysmans ? Chartres, Amiens, Notre-Dame, Reims, Beauvais peut-être, comment les comparer ? Que veut dire gothique ? D’où vient ce mot ? La cathédrale de Chartres, certes, est un édifice religieux, mais pour quelles raisons est-elle visitée et admirée par tous et dans tous les pays, par les athées comme par les croyants ?

J’ai parlé d’un édifice religieux. Je prendrai maintenant pour exemple un tableau profane, le Tricheur de Georges de La Tour. Que voyons-nous ? Il s’agit clairement d’une scène de jeu. Le tableau nous montre deux hommes et deux femmes, l’une est debout, les trois autres personnages sont assis. La jeune femme debout, une servante, tient d’une main un verre de vin et de l’autre une fiasque. Elle louche vers l’homme assis sur la gauche du tableau. Elle porte un magnifique turban couleur topaze à aigrette. Devant elle, assise, une autre femme plus âgée, au visage en forme d’œuf d’autruche - généreusement décolletée comme la servante – qui regarde elle aussi l’homme sur la gauche du tableau. Elle porte un étrange chapeau à plumes et un collier de grosses perles. Elle tient une carte à jouer. Devant elle, quelques pièces d’or. Sur la droite du tableau, magnifiquement vêtu, d’une manière extravagante, un très jeune homme, un adolescent, qui lui aussi arbore un chapeau à plumes. Devant lui ses cartes et son tas d’or. Sur la gauche enfin, un second jeune homme se tourne vers nous comme pour nous interpeller, nous expliquer la scène et nous en rendre complice. Il tient de la main droite ses cartes à carreaux et tire de son dos, caché dans sa ceinture, l’as de carreau victorieux, la carte de la tricherie. Le tricheur c’est lui. Les trois complices, par le jeu des regards et le ballet des mains, ont dépouillé le benêt, l’ont berné. La leçon du tableau est claire : jeunes gens, méfiez-vous des tentations, du vin, des femmes et du jeu.

Bien d’autres interrogations viennent aux lèvres. Le tableau est signé Georgius de la Tour. Qui est ce Georges de La Tour ? Pourquoi signe-t-il en latin ? Où vivait-il ? En Lorraine. Que se passait-il en Lorraine durant la première moitié du XVIIe siècle ? Etait-il célèbre de son vivant ? Comment, quand et par qui ce peintre a-t-il été redécouvert ? (Je ne peux résister au plaisir de vous livrer la réponse : grâce aux historiens de l’art dont La Tour est le triomphe). On a admiré d’abord ses nocturnes à sujets religieux puis ses diurnes à sujets profanes. Pourquoi aujourd’hui cette immense gloire ?

D’autres questions : la date du tableau ? Quel est le jeu ? Je réponds, le jeu de prime. Le verre que tient la servante, où le fabriquait-on ? Pourquoi peut-on dire que la femme au centre de la composition, celle au visage en œuf d’autruche, est une courtisane, une prostituée ? Les perles sont de Vénus, la déesse de l’amour, quand elles sont grosses, les perles signifient l’amour vénal. Quand, et par qui, le tableau a-t-il été découvert ? Pourquoi le Louvre l’acheta-t-il en 1972 ? Pourquoi pour dix millions d’anciens francs ? Une bande de dix centimètres a été ajoutée dans le haut du tableau. Pourquoi a-t-elle était ajoutée ? Pourquoi ne l’a-t-on pas supprimée ? L’éclairage froid, les ombres et les couleurs, la facture, la composition, bien d’autres questions peuvent être abordées.

Il existe une seconde version du tableau avec quelques variantes au musée de Fort Worth au Texas. Que veut dire « seconde version » ? Que signifie-t-elle ? Le tableau américain a-t’il été peint avant ou après celui du Louvre ?

D’autres questions : à quelle école, à quel mouvement, se rattache ce tableau ? On a qualifié l’œuvre de caravagesque : que veut-on dire par là ? Pourquoi le caravagisme en Lorraine au XVIIe siècle ? Le tableau est-il réaliste, dépeint-il la réalité quotidienne, une réalité de l’époque ou n’est-il pas plutôt une allégorie morale ? Bien au-delà de la simple image riche en détails pittoresques, il décrit, avec ce cynisme désabusé propre à Georges de La Tour, le triomphe des malhonnêtes sur l’innocence de la jeunesse. Ce triomphe le dépeint-il pour nous mettre en garde ou pour dire simplement que les choses sont ainsi et ne changeront jamais ?

Ces interrogations, il faut que l’élève, le collégien, le lycéen, ait envie de les poser, ait envie de se les poser et ait envie de les poser à son professeur. Il faut éveiller sa curiosité. Il faut apprendre à voir. Voir bien sûr avec ses yeux, voir aussi avec son intelligence. Il faut provoquer l’émotion. Seul l’historien de l’art saura le faire.

Vous me permettrez une courte parenthèse : j’ai choisi Chartres et Georges de La Tour, j’aurais pu évoquer les allées de Tourny à Bordeaux, le familistère de Guise, la place du Peyrou à Montpellier, la place Stanislas à Nancy, le tombeau du maréchal de Saxe à Strasbourg, le pont du Gard, la chapelle de Ronchamp, la cathédrale d’Evry, le viaduc de Millau… Toutes les villes de nos provinces sont riches en œuvres d’art de tous les siècles, des grottes de Lascaux aux salines d’Arc-et-Senans, du trésor de Conques au retable d’Issenheim. La France, après l’Italie, a la chance de posséder le plus important, le plus imposant patrimoine artistique du monde. Rares, trop rares hélas, sont les habitants de nos villes qui s’y intéressent, qui ont conscience de cette richesse. Qui sait que dans l’église de Nohant se cache un chef-d’œuvre absolu de Fouquet ? Que l’église du Mas-d’Agenais possède un Rembrandt exceptionnel ? Que la cathédrale d’Evreux présente une œuvre splendide de Gian Antonio Guardi ?Qui sait qu’au musée de Pau se cache un des plus beaux tableaux de Degas ? Je pourrais à l’infini multiplier les exemples. Le point sur lequel je voudrais insister, c’est que l’école, l’histoire de l’art, devrait jouer un rôle essentiel dans la découverte de ce patrimoine, faire aimer nos villes et nos communes pour lesquelles tant de leurs habitants n’ont que mépris et dédain par ignorance des richesses si variées qu’elles possèdent. Je rappelle que notre pays est visité par près de 80 millions de touristes chaque année, des touristes attirés en France par son patrimoine exceptionnel et pourtant si négligé. L’histoire de l’art est au service de notre patrimoine et dans un sens, de notre économie.

Le champ de l’histoire de l’art est immense. Il y a son champ dans le temps, des origines de l’humanité à nos jours, le passé et le présent. Il y a son champ dans l’espace, tous continents confondus, des Indiens de l’Alaska à l’art indigène australien et pas seulement le monde blanc. Il y a le champ de ses recherches : je n’en dresserai pas la liste, elle serait de toute façon incomplète. L’iconographie, l’iconologie, l’archéologie, l’esthétique, l’architecture et l’urbanisme, la restauration des œuvres, l’histoire de la restauration, le commerce de l’art, le mécénat et les collectionneurs, la sociologie de l’art, le féminisme (ce « gender » cher aux études anglo-saxonnes), la critique d’art, la censure, le nu, les scandales de l’art dont la presse se fait si volontiers l’écho, les arts primitifs dits premiers, le vandalisme, le pillage artistique, des Romains aux nazis, les peintres pompiers, le vol de la Joconde, le retour en Grèce des marbres d’Elgin. Pourquoi le peintre académique Léon Bonnat donna-t-il sa magnifique collection de tableaux et de dessins au musée de Bayonne ? Comment put-il, comment sut-il acheter les chefs-d’œuvre qui la composent ? Qu’est-ce qu’une copie, une réplique, un pastiche, un faux ? Qui découvrit les impressionnistes ?

L’histoire de l’art, évidemment, ne se limite pas à la France. Elle s’intéresse à l’Amérique précolombienne et à l’art des Cyclades, à Andy Warhol et à l’Egypte, à l’archéologie, à l’architecture, à la sculpture, au cinéma et à la photographie, à toutes ses expressions, des plus anciennes aux plus contemporaines, des plus modestes à Versailles, du clocher de la petite église de village à la statue installée sous la Troisième République, et c’est dans ce sens que j’avais compris, que j’avais voulu comprendre « histoire des arts » = « histoire des arts visuels ».

« Histoire des arts » : je lis l’arrêté du Bulletin officiel spécial n° 6 du ministère de l’Education nationale parue le 28 août 2008 au titre prometteur Organisation de l’enseignement de l’histoire des arts. Je cite les six grands domaines artistiques retenus :

* Les arts de l’espace : l’architecture, l’urbanisme, les arts du jardin, paysage aménagé, etc.. Parfait.

Viennent ensuite,

* Les arts du langage : c’est-à-dire essentiellement la littérature.
* Les arts du quotidien : on veut parler des métiers d’art, des arts populaires et du design
* Les arts du son : en d’autres mots, la musique.
* Les arts du spectacle vivant : le théâtre, etc…

Dernière rubrique de ces six grands domaines artistiques :

* Les arts du visuel : la peinture, la sculpture, le dessin, les arts plastiques, le cinéma, etc…

Bien entendu et c’est un immense progrès, une considérable poussée, je n’insisterai jamais assez sur ce point, cet enseignement est obligatoire pour tous (autre oxymoron) dans le primaire, dans les collèges et les lycées mais vous comprendrez ma surprise, mon étonnement, ma stupéfaction devant cette étrange nomenclature, ce découpage.

De ce programme, deux mots sont bannis : celui d’archéologie (j’ignore les raisons de ce regrettable et incompréhensible ostracisme, l’archéologie est un excellent facteur d’intégration au tissu local) et celui, omission, je n’ose pas dire révélatrice, d’histoire de l’art. Certes, on trouve le mot « histoire de l’art » dans le préambule de cet arrêté qui précise : « L’histoire des arts intègre l’histoire de l’art par le biais des arts de l’espace, des arts visuels, et des arts du quotidien », mais quelques lignes plus haut sont mentionnés les arts du son et les arts du langage auxquels, me semble-t -il, une place est aujourd’hui déjà faite dans l’enseignement des lycées et des collèges. Je ne m’attarderai pas sur cet arrêté qui donne le sentiment - pardonnez-moi l’expression - d’avoir voulu jeter le bébé avec l’eau du bain, ses bonnes intentions méritent cependant d’être soulignées.

Je m’interroge, les historiens de l’art - aujourd’hui regroupés au sein du comité français d’histoire de l’art (CFHA) et de l’APAHAU (l’association des professeurs d’archéologie et d’histoire de l’art des universités) – ont-ils été associés à la rédaction de cet arrêté ? Ont-ils été sollicités ? Ont-ils été appelés à donner leur avis ?

Je m’en voudrais d’être pessimiste. Un pas a été franchi, un pas est franchi. Il est irréversible. Je sais que le nouveau ministère de la Culture a nommé un conseiller chargé de l’éducation et de l’enseignement artistique et culturel, histoire de l’art. Je sais toute l’importance que la Digesco, la Direction générale de l’enseignement scolaire, attache à la question. Et je sais qu’une collaboration a été engagée entre le ministère de l’Education nationale, l’APAHAU et l’INHA (l’Institut national de l’histoire de l’art) et je m’en réjouis. Je sais également qu’une première journée de rencontre entre enseignants du second degré et du supérieur a eu lieu à l’INHA le 10 juin. Il serait absurde, de la part de la communauté des historiens de l’art, de rejeter et de refuser cette incontestable avancée et de ne pas s’en réjouir. Il serait absurde, de la part de cette communauté, non seulement de se refuser à jouer le jeu, mais de ne pas participer activement à cette réforme que je juge capitale. Une page, je le répète, est tournée, définitivement. Vous pouvez compter sur la collaboration engagée des historiens de l’art.

Autorisez-moi une digression : l’Italie.

En Italie, depuis longtemps déjà, depuis 1923 et la réforme Gentile pour ceux d’entre vous qui aiment les précisons, l’histoire de l’art est obligatoirement enseigné dans les lycées et dans les collèges. Nul n’y échappe. Mes petits fils sont italiens. Je connais leurs programmes. Je connais les livres dont ils font usage. C’était autrefois l’Argan, du nom du grand historien de l’art italien Giulio Carlo Argan, par ailleurs maire communiste (à l’italienne) de Rome. Ce sont aujourd’hui trois volumes :

* de la préhistoire à l’âge gothique.
* de Giotto à l’âge baroque (je n’aime guère le mot baroque, mais vous en donner les raisons m’entraînerait trop loin).
* Enfin, de l’âge des Lumières à « i giorni nostri ». En couverture de ce volume, les Demoiselles d’Avignon. La dernière reproduction de ce tome est une œuvre de Maurizio Cattelan, un olivier de six mètres de hauteur avec ses racines plongéesdans la terre, qui permet à l’auteur de la notice de revenir à la Grèce antique du premier volume et à ce Guerrier blessé du temple d’Egine qui en illustre la couverture.

Quelques textes classiques tirés du Journal de Delacroix, des lettres de Vincent à son frère Théo, la déclaration de David sur la sauvegarde du patrimoine artistique - pour me cantonner aux exemples français - concluent l’ouvrage (Van Gogh est hollandais mais ses lettres sont souvent écrites en français) .

Rien de bien révolutionnaire dans ces volumes sinon une priorité certaine donnée à l’Italie (Maurizio Cattelan !), une place importante accordée à l’archéologie et une affirmation marquée en faveur de la chronologie. Pourquoi cet enseignement est-il rarement contesté en Italie ? J’y vois trois raisons. Tout d’abord, l’immensité, l’inépuisabilité du patrimoine artistique de l’Italie (je n’ai pas dit italien). Deuxièmement, la difficulté qu’il y a à enseigner l’histoire italienne à laquelle les Italiens s’intéressent peu – préférant l’histoire locale, l’histoire régionale, la petite patrie, les Marches ou l’Ombrie, Ancône ou Syracuse, à la Grande Nation, à Napoléon et à Jeanne d’Arc et enfin – je compte sur votre discrétion pour ne pas ébruiter ce troisième point qui m’interdirait définitivement de séjour en Italie - le fait qu’il est plus difficile d’enseigner la littérature italienne - Dante et quelques beaux poètes italiens que nos compatriotes trop souvent ignorent – que la française, de Rabelais à notre dernier prix Nobel Jean-Marie Le Clézio, l’allemande et ses philosophes, ou l’anglaise et ses grands romanciers.

Mais, me demanderez-vous sans doute, quels sont les apports de cet enseignement, ses résultats ? La réponse est simple : allez au Louvre. Vous y croiserez en toutes saisons mais surtout à Pâques (pourquoi à Pâques ?) de nombreux Italiens, un peu bruyants sans doute. Certes, et ceci en dépit des excellents manuels scolaires dont je faisais à l’instant l’apologie, nombreux sont ceux qui sont convaincus que la Joconde leur a été volée par Napoléon. Mais vous remarquerez une sorte de familiarité, de connivence avec les œuvres d’art, une aisance, une attitude naturelle nullement empruntée, qui différencient les visiteurs italiens des touristes étrangers et des visiteurs français. Les entendre dire « e nostro » devant un tableau de Piero di Cosimo ou les Esclaves de Michel-Ange a quelque chose de réconfortant. L’histoire de l’art les a enrichis. Autrefois, c’était Raphaël. Leurs grands-parents avaient pour idole Botticelli, puis ce fut Piero della Francesca, aujourd’hui Caravage l’emporte sur Michel-Ange et sur Léonard. On sent vibrer et vivre les visiteurs italiens, dans leur manière de se comporter devant les œuvres de ces génies, de les regarder, on les sent heureux, un vrai bonheur. Il suffit de voyager en Italie, au Piémont comme en Sicile, pour vérifier que cet enseignement a porté ses fruits. Il a contribué à une authentique démocratisation de la culture. Les Italiens sont fiers de leur patrimoine qu’ils connaissent et qu’ils aiment.

Ces manuels d’enseignement scolaire existent aussi en France, destinés il est vrai à des étudiants universitaires, et ils sont excellents. Je relisais ces jours-ci la note introductive aux volumes publiés conjointement par les éditions Gallimard et la Réunion des musées nationaux (je ferai le même éloge pour les volumes de grande qualité édités par Flammarion). Cette note introductive, cette préface date de 1995. Elle fait allusion à la loi du 6 janvier 1988 qui avait donné aux historiens de l’art quelques espoirs. Qui s’en souvient ?

Mais surtout elle insistait sur la spécificité de cette discipline, l’histoire de l’art, une discipline à part entière, une spécificité évidente encore aujourd’hui largement ignorée. L’histoire de l’art a ses grands noms d’Aby Warburg à Erwin Panofsky, de Bernard Berenson à Roberto Longhi, d’Anthony Blunt à John Pope-Hennessy, de Robert Rosenblum à Michael Baxandall, sans oublier nos compatriotes qui firent de la France au XIXe siècle le grand pays de l’histoire de l’art avec l’Allemagne et plus récemment Henri Focillon, Emile Mâle, Elie Faure, Louis Grodecki, Antoine Schnapper, Daniel Arasse… Ma liste n’est pas exhaustive. Sans me reporter à Malraux dont il est aujourd’hui de bon ton de critiquer l’action mais qui croyait à l’histoire de l’art – je l’ai suffisamment pratiqué pour pouvoir l’affirmer -, des efforts considérables et parfois admirables ont été faits. Les services éducatifs des musées – je citerai bien sûr le Louvre, mais aussi l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts et bien d’autres musées à Paris et en province –, en collaboration avec l’Education nationale, ont bien compris l’importance de l’enjeu.

Je viens de prononcer le mot effort. Ce qui se fait aujourd’hui, bien souvent, se veut ludique. Ce sont des sortes de vacances culturelles. Pas un instant, je n’en nie l’importance. Je crois cependant qu’il faut demander à l’élève un effort. La connivence avec l’œuvre se gagne, elle s’apprend, elle se cultive, elle se transmet. Il faut que l’élève sache s’exprimer face à une œuvre d’art, qu’il apprenne à rédiger. Les portes du ciel ne s’ouvrent pas d’elles-mêmes.

Une discipline méconnue… La phrase qui a fait bondir les historiens de l’art la voici. Vous pouvez la lire, toujours dans le Bulletin officiel du ministère de l’Education nationale du 28 août 2008, dans le programme de l’enseignement du français. Cette phrase la voici : « Le professeur de français collabore à l’enseignement de l’histoire des arts avec sa compétence propre. Il n’a pas besoin pour cela d’une formation spécifique ».

« Il n’a pas besoin pour cela d’une formation spécifique ». Les bras m’en tombent. Je veux bien croire que le professeur de français est le mieux placé pour commenter Proust et son « petit pan de mur jaune » mais que dira-t-il de Vermeer s’il ignore tout sur cet artiste, sur la redécouverte de son œuvre au XIXe siècle, sa rareté, ses particularités techniques, son univers spirituel (catholique caché en pays protestant) ? Je veux bien croire que le professeur de français saura faire aimer Racine mais comment s’y prendra-t -il pour faire aimer Poussin notre plus grand peintre ? Un peintre tout aussi « difficile » - vous me pardonnerez le mot qui nécessiterait explication – que notre grand poète. Je veux bien croire que le professeur d’histoire saura évoquer l’assassinat de Marat, le 13 juillet 1793 à 19h30, et placer l’événement dans son juste contexte historique mais saura-t-il trouver les mots justes pour mettre en valeur les ambitions de David. L’artiste a su immortaliser Marat, faire de la victime un héros et peindre cette Pieta laïque qu’attendait la Révolution. Connaîtra-t-il les références visuelles qui sous-tendent le chef-d’œuvre de David ?

Malraux, que je viens de citer, aurait déclaré, je l’ai lu dans les gazettes, "on n’est pas là pour expliquer Racine mais faire aimer Racine". Certes… Mais pour faire aimer Racine, il faut l’expliquer.

Le Dos et le Tres de Mayo, Le Sacre ou plus justement Le Couronnement de Joséphine, Guernica illustrent admirablement de graves événements historiques, Le Radeau de la Méduse héroïse un fait divers. Les chefs-d’œuvre que sont L’enseigne de Gersaint, Les bergers d’Arcadie, La grande odalisque, Le déjeuner sur l’herbe, Les demoiselles d’Avignon, n’accompagnent qu’indirectement l’histoire ou la littérature. Seul l’historien de l’art saura fournir l’indispensable information et voudra les faire aimer.

Si j’ai, Mesdames et Messieurs, évoqué ces quelques exemples dont je pourrais aisément multiplier le nombre, c’est tout simplement pour formuler une évidence dont on s’étonne qu’il soit besoin de la rappeler : l’histoire de l’art est une discipline à part entière, une profession, un métier qu’on apprend et qu’on enseigne ! On ne s’improvise pas historien de l’art.

Un souvenir personnel. Alors que je présidais le Comité français d’histoire de l’art, je déjeunais avec Georges Duby que j’avais rejoint depuis peu à l’Académie française. Gravement malade, il se savait condamné. Mais le grand historien du Moyen-Age voulut m’assurer qu’il n’avait jamais confondu « histoire » et « histoire de l’art », que si, bien sûr, il y avait des passerelles, les deux disciplines étaient l’une et l’autre autonomes et que s’il s’affirmait historien, il regrettait de ne pas avoir été plus historien de l’art. A l’époque déjà, l’on débattait de l’enseignement de l’histoire de l’art et Georges Duby souhaitait que ses propos fussent répétés, ce que je fais aujourd’hui bien volontiers. Une discipline autonome avec, comme toute discipline, ses règles, ses particularités, son mode d’emploi, son code. Ce que l’on reconnaît à la cristallographie par exemple ou à la mycologie, on le refuse à l’histoire de l’art. Tout le monde sait, tout le monde se fait fort de savoir. Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, on ferait de l’histoire de l’art sans avoir besoin de savoir.

J’en viens au point principal de mon intervention et à ma conclusion. Je sais bien et je le regrette, qu’on ne créera pas de si tôt une agrégation d’histoire de l’art (fortunés plasticiens !)ni même un CAPES à part entière. Ce que nous souhaitons - certains dans la salle me reprocheront mon manque d’ambition -, ce que la communauté des historiens de l’art souhaite est tout simple : que ceux qui bientôt, qui ont maintenant la charge d’enseigner l’histoire de l’art, acceptent que des historiens de l’art professionnels, leurs collègues enseignants, leur apportent ce complément de savoir qui souvent leur manque, que les historiens de l’art participent obligatoirement à la formation des enseignants, formation complémentaire et indispensable, j’insiste sur le mot formation, à mes yeux capital. A ce titre, il me semble utile pour l’avenir de réfléchir déjà à des solutions pratiques. J’en vois deux, il en existe sans doute d’autres mais le conservateur de musée que je fus n’est pas compétent en la matière : des CAPES doubles (je dis bien CAPES et non une agrégation, il faut s’y résigner), des CAPES doubles, lettres-histoire de l’art ou histoire-histoire de l’art (ou des arts, je ne m’y ferai jamais), ou bien exiger de ceux qui seront en charge d’enseigner l’histoire de l’art, une licence d’enseignement d’histoire de l’art. C’est peu et ce serait déjà beaucoup.

Il ne s’agit pas, bien sûr, de faire de tous les collégiens et de tous les lycéens français des historiens de l’art (les plasticiens veulent-ils faire de chacun de leurs élèves un artiste ?). Il s’agit, grâce à la découverte de l’art, de leur permettre de mieux jouir de l’existence, de mieux la supporter, de mieux la comprendre. L’homme cultivé – vous me pardonnerez ce mot désuet - vit mieux. L’histoire de l’art l’aidera à mieux vivre.

Charles-Quint se baissa pour ramasser les pinceaux du Titien, les historiens de l’art sont les indispensables passeurs de la beauté.

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