Enfances du XIXe siècle

De Montaigne à Hugo...

Une histoire de l’enfance et du sentiment de l’enfance à la période contemporaine devrait certainement éviter les affirmations abruptes. On a pu considérer que l’enfant a longtemps représenté davantage l’espérance d’une continuité de la lignée que l’épanouissement d’une personnalité propre. Sa place restait marginale au sein de la famille, d’autant plus que le taux élevé de mortalité infantile pesait sur les relations affectives. Selon la thèse classique de Philippe Ariès [1], ce n’est qu’au terme d’une longue évolution que serait reconnue la spécificité de l’enfance et le souci particulier qu’il mérite. Jean-Jacques Rousseau (« laissez mûrir l’enfance dans l’enfant ») représenterait l’ultime avatar de ce long cheminement intellectuel et sensible. Liée à cette émergence du sentiment de l’enfance, la famille, valeur bourgeoise, tendrait à supplanter le lignage, notion aristocratique. De fait, à la fin du XVIIIe siècle, il n’est pas trop difficile de trouver l’expression des conceptions traditionnelles, par exemple dans de nombreux souvenirs d’enfance de représentants de la haute ou de la moyenne noblesse : Mirabeau, le prince de Ligne, Talleyrand, Chateaubriand... Stendhal dira encore de son père : « Il ne m’aimait pas comme individu mais comme fils devant continuer sa famille ». L’évolution sociale et culturelle, lente et fluctuante, se dessina naturellement à des moments différents, et à des degrés divers, selon les lieux et les milieux. Elle dût exister cependant et finit par s’imposer. Le XIXe siècle finissant plaça résolument l’enfant au centre de la famille [2], Paris, A. Colin, « U », 1970.]]. En quelque sorte, on passa du « J’ai perdu deux enfants au maillot, non sans fâcherie, mais sans chagrin excessif » de Montaigne au « Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille / Applaudit à grands cris son doux regard qui brille » de Victor Hugo.

Arts et documents...

Les œuvres présentées dans cette exposition comme au reste celles d’autres peintres du temps présents dans les divers musées et institutions de France et de l’étranger comme dans les collections particulières permettent-elles de rendre compte de cette transformation ? On ne saurait être trop prudent : les tableaux, produits par une catégorie particulière pour un public limité (amateurs, collectionneurs, visiteurs des salons...) renvoient souvent davantage à des images culturellement construites et définies de l’enfant qu’ils ne donnent une vision brute des mentalités et des pratiques du temps [3]. Comme le dirait à peu près Pierre Vidal-Naquet, il ne faut pas plus chercher la société ou la culture du XIXe siècle dans une toile d’Ingres ou de Manet que le cor de Roland à Roncevaux. Il n’empêche que leur observation sert à la compréhension d’une époque devenue lointaine.
Depuis l’Antiquité, des enfants sont représentés par des artistes. Au Moyen Âge, la peinture religieuse diffuse dans les campagnes les plus reculées l’image de l’Enfant-Jésus. Le portrait, qui est d’abord celui des rois et des puissants, immortalise tôt les traits des fils de princes ou des jeunes rois : citons ainsi Charles Orlant, dauphin de France (1494), par le Maître de Moulins, un peu plus d’un siècle après le premier portrait royal. La peinture de genre accueille aussi les figures pittoresques des petits enfants : Brueghel, Bosch, Le Nain, etc. Les portraits officiels, de princes ou de rois, semblent confirmer les thèses de Philippe Ariès. Ils annihilent toute originalité de l’enfance : les jeunes Louis XIII ou Louis XV ne sont pas représentés autrement que dans leur âge mûr ou que le vieux Louis XIV. Ce qui compte en l’occurrence est bien leur future destinée royale et il s’agit justement de gommer tout caractère trop enfantin. Ainsi, les rois de France sont majeurs dès l’âge de 13 ans et même le très fragile Charles II d’Espagne passe pour faire preuve du plus grand esprit de répartie dès l’âge de 5 ans : il est vrai qu’il doit régner dès cet âge tendre. Le sentiment moderne de l’enfance n’apparaîtra donc pas dans la peinture royale : il faut plutôt aller le chercher, au XVIIIe siècle, chez Chardin, Greuze, Reynolds, ou Goya... Le XIXe siècle, entendu dans son sens large, marque sans doute son apogée. Carolus-Duran s’inscrit donc parfaitement dans un mouvement plus général. Ensuite, l’évolution de la peinture moderne l’éloignera souvent du souci de représentation, même si Pablo Picasso et quelques autres peuvent – avec génie – nous démentir aisément. Au demeurant, la représentation visuelle passe par d’autres formes d’expression artistique : le cinéma rend compte très vite de l’importante place occupée par l’enfant dans la vie familiale avec Le déjeuner de Bébé, des frères Lumière. Après eux, de Chaplin (The Kid) ou Comencini (L’Incompris) à Losey (Le Garçon aux cheveux verts) et Pialat (L’Enfance nue), la postérité de l’enfant en images sera prolifique.
Revenons au XIXe siècle qui d’ailleurs fut déjà, à sa manière, un siècle de l’image : bien avant Mac Luhan, Baudelaire avait eu l’occasion de l’écrire : « Notre siècle a le culte des images ». La propension des artistes à moraliser, à présenter des leçons exemplaires à leurs contemporains, peut favoriser une lecture de leurs œuvres qui privilégie les représentations intemporelles de l’enfance plutôt que les réalités sociales. Cela n’empêche nullement de repérer les éléments, implicites ou non, qui informent sur l’enfance au XIXe siècle, qu’il s’agisse de ses conditions de vies concrètes ou de l’image que la société se plaisait à en avoir.


La suprématie de la vie privée

L’enfant est d’abord l’enfant de la famille [4]. La Grande-Bretagne fut sans doute le premier pays à promouvoir les valeurs du bonheur familial : en 1820, George IV avait pu éprouver les difficultés provoquées par une mésentente affichée du couple royal. L’heureuse famille unie autour de la reine Victoria (1819-1837-1901) et du Prince Albert (1819-1861) rompt avec le modèle « Ancien Régime » des souverains entourés de maîtresses ou de favorites : la popularité de l’institution monarchique en sort grandement renforcée. En France, les monarchies « citoyennes » de Louis-Philippe et de Napoléon III essaient d’affirmer le même modèle. Ainsi, la diffusion massive de l’œuvre de Carpeaux, Le Prince impérial et son chien Néro, sert la propagande impériale, en dehors des qualités propres de l’œuvre, toujours très populaire après 1870 sous le nom de L’Enfant et son chien. Dans Son Excellence Eugène Rougon, Zola fait s’exprimer sans malice une brave bourgeoise de province à l’égard du couple impérial : « Ils ont l’air bien bon (...) de braves gens (...) on dirait deux têtes sur le même traversin ». La respectabilité familiale est de rigueur. L’enfant est son meilleur garant.
La vie de famille permet le développement d’une sociabilité particulière, s’organisant au sein et autour de la maison. L’ameublement cossu et confortable, souvent marqué par le goût de l’accumulation et des bibelots, les repas, moments de cérémonie, en forment les principaux éléments. Être servi à table est le signe discriminant qui indique l’appartenance à la bourgeoisie. Celle-ci dispose de tout un jeu complémentaire de marques distinctives, tels que le thé ou le goûter pour les petits.

L’enfant bénéficie du climat d’affection et de tendresse décrit comme l’idéal de l’intimité familiale. Flaubert pourra bien moquer Bouvard et Pécuchet pour leur pédagogie moderne, le tutoiement progresse, le martinet et les sanctions corporelles régressent lentement, les chambres d’enfants, encore rares, font leur apparition. L’État encourage ces pratiques : il donne l’exemple, au moins dans les principes énoncés. Dès 1834, il est interdit de frapper les enfants dans les écoles publiques, prohibition rappelée avec force par les directives de Jules Ferry et, semble-t-il, ce refus des sanctions corporelles constitue souvent une différence marquante entre les deux écoles, privée et publique. Les lois de 1889 et 1898 interviennent au sein même de la famille pour protéger les enfants de mauvais traitements. L’idéal du bonheur familial se répand et s’étend à l’ensemble des milieux sociaux. Ainsi au début du XXe siècle, la C.G.T., syndicaliste-révolutionnaire, revendique la journée de 8 heures au nom des intérêts de la famille ouvrière, de son droit au bonheur et à la détente, symbolisés par l’image de parents enfin disponibles pour s’occuper de l’éducation de leurs enfants. « Le nid est devenu la norme », selon l’expression de l’historien Edward Shorter [5].


Une enfance scolarisée

Les grandes lois scolaires du XIXe siècle permettent la scolarisation massive des enfants, au moins des garçons, alors que dans les milieux bourgeois ou aristocratiques s’estompe le personnage du précepteur [6]. Cette évolution correspond aussi à un renforcement de l’État au détriment du droit paternel, qui n’est pas toujours accepté ou souhaité. Catholiques et conservateurs dénoncent l’emprise de l’État, au nom des familles et des libertés privées. Le comte de Falloux, député royaliste de Segré et ministre de l’Instruction publique sous la IIe République, défenseur des droits de l’Église, reproche à l’Université de donner « plus d’instruction que d’éducation ». Le syndicalisme révolutionnaire du début du siècle, lui aussi méfiant à l’égard de l’État, s’oppose également à tout monopole de celui-ci au sein de l’enseignement. En revanche, la politique républicaine s’identifie vite avec la cause de l’instruction, censée être la meilleure arme contre les misères sociales. « Ouvrir une école, c’est fermer une prison », le mot d’ordre de Victor Hugo illustre l’effort des héritiers des Lumières au XIXe siècle, de Guizot à Ferry. Les lois scolaires de 1880-1882 couronnent l’œuvre entreprise par Condorcet, Lakanal et les Conventionnels, continuée par Guizot sous Louis-Philippe et par Victor Duruy sous Napoléon III. L’analphabétisme recule : 50 % de la population masculine en 1830, 4 % en 1910 selon les statistiques établies au moment du service militaire. Savoir lire, écrire, compter, le mot d’ordre de Jules Ferry devient une réalité, au moins pour les garçons [7]. La coupure essentielle dans la réalité sociale, au XIXe siècle, et sans doute encore après, demeure celle qui sépare les filles des garçons... La scolarisation des jeunes filles suit en effet avec retard celle des garçons [8]. Victor Duruy, ministre de 1863 à 1869, a ouvert les premiers cours secondaires pour jeunes filles, ce qui lui a valu d’être violemment pris à partie par la presse conservatrice, tout comme le républicain Camille Sée, à l’origine des lycées de jeunes filles (1880) et de l’École normale supérieure de Sèvres (1881).


Une jeunesse divisée

L’école ne joue cependant que très imparfaitement son rôle de creuset social. Aux lycées de la bourgeoisie s’opposent les écoles primaires, et leurs cours complémentaires, apanages populaires. Très tôt, l’enfant du peuple découvre le travail comme apprenti ou jeune ouvrier. Il est même rare qu’il attende l’âge officiel de la fin de la scolarité (13 ans en 1882), surtout s’il s’agit d’une fille. Certes, des lois sociales sont votées pour interdire le travail des enfants : avant 8 ans en 1841, 10 ans en 1874, 13 ans en 1892. C’est précisément sur ce sujet, au nom de la défense des intérêts de la nation, que sont prises les premières lois sociales, ébréchant le dogme de la liberté complète des contrats de travail. Ainsi, c’est pour contrôler l’application de la loi sur le travail des enfants qu’est créée l’inspection du travail (1874) [9]. D’autres catégories sont ensuite concernées par ces dispositions sociales : ainsi, en 1900, la durée de la journée de travail est limitée à 10 heures pour les femmes comme pour les enfants. Néanmoins, si globalement le sort de l’enfance populaire tend à s’améliorer, il ne faut pas non plus oublier la distance qui peut séparer longtemps principes législatifs et applications concrètes, ni la situation tragique et intolérable des conditions de vie en milieu populaire à la fin de la « Belle Époque ».
L’État intervient aussi pour développer l’assistanat (loi de 1904) : politique sociale et souci national se mêlent. La lutte contre la dénatalité et l’affaiblissement physiologique de la « race » face au rival allemand est une obsession du temps. Le congé de maternité, d’une durée de un mois, avec garantie de l’emploi est ainsi institué en 1909. Les progrès de la médecine concernent aussi la généralisation des vaccinations, les progrès de l’hygiène et l’émergence de la pédiatrie avec le développement de la puériculture, illustré par le docteur Variot. Ces efforts, liés aux résultats de la croissance économique et aux améliorations sociales, ne restent pas sans effet, même si la lenteur des résultats peut paraître dramatique : le taux de mortalité infantile passe de 33 % en 1800 à 19 % en 1910. Ce drame de l’enfant mort, qu’illustre de manière poignante Eugène Carrière dans nombre de ses tableaux, concerne tous les milieux même s’il frappe davantage les populations les plus pauvres.

Autres peintres, autres enfants ?

1. Alexandre Antigna
L’Eclair, 1848
Paris, Musée d’Orsay, Inv. RF 1986-7
Cliché : RMN
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Ce n’est pas réduire le mérite de Charles Durand ou Carolus-Duran que d’évoquer quelques autres peintures d’enfants du XIXe siècle dus à ses contemporains [10]. Au contraire, sa personnalité s’en dégagera d’autant plus aisément. Lillois, Carolus-Duran devait connaître les « caves » de Lille dont Hugo dénonça la misère. On peut y songer en voyant certains tableaux réalistes qui posent la question sociale. Ce fut notamment le cas juste avant et pendant la révolution de 1848, juste après la crise et la grande disette des années 1846-1847. Ainsi, Alexandre Antigna (1817-1878) dans L’Eclair (1848, musée d’Orsay, ill. 1) peint une famille populaire. Il s’agit même d’une famille misérable, où le père est absent, comme très souvent chez Antigna, blottie dans sa mansarde, à l’ombre d’un crucifix aujourd’hui à peine visible. Elle assiste à l’orage, dont les éclairs sont figurés par une curieuse lueur orangée et attend avec anxiété ses possibles conséquences. L’atmosphère de L’Eclair dérive encore du drame romantique, mais elle constitue aussi une scène de genre populaire, révélatrice de la misère urbaine. L’expression des sentiments renvoie à la tradition de la peinture d’histoire, alors que le souci, plus moderne, de réalisme se lit dans la description de l’habitat.

2. Marie Bashkirtseff
Un meeting
Paris, Musée d’Orsay, Inv. RF 442
Cliché : RMN
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Sous la IIIe République, des confrères de Carolus-Duran choisissent aussi leurs sujets « dans le peuple ». C’est le cas par exemple de l’élégante et sensible Marie Bashkirtseff [11] (1858-1884) avec Un Meeting (musée d’Orsay, ill. 2) qui connaît un grand succès public au Salon de 1884. Ce groupe de « gamins » assistant à une démonstration renouvelle la scène de genre. Palissades et graffitis indiquent le caractère populaire du lieu. Les enfants reprennent le type du gamin de Paris, longtemps symbolisé par Gavroche, thème qui s’abîmera dans l’imagerie populaire avec les innombrables « Poulbots ». La mièvrerie est ici évitée par le choix chromatique gris-beige-bleu-rose et par la précision du réalisme ethnologique : la séparation des sexes, le mystère révélé par un grand à des petits, aux membres grêles et au teint pâle, aux galoches usées et à l’aspect rusé. Le polémiste Drumont, déjà célèbre par ses violentes campagnes antisémites, dénonce cet amour du laid, du banal et du vulgaire qu’on rencontre dans les faubourgs : « ces sujets qui parlent si peu à l’âme et à l’esprit, qui ne laissent rien subsister de la poésie de l’enfance » (La Liberté, 16 mai 1894). Il aurait pu cependant noter que ces enfants de la rue allaient à l’école. La République, avec les lois de Jules Ferry, achève et généralise l’évolution initiée par Guizot sous la Monarchie de Juillet [12]

3. Léon Frédéric
Les âges de l’ouvrier
Paris, Musée d’Orsay, Inv. RF 1152
Cliché : RMN Hervé Lewandowski
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Le symbolisme, qui dispute à la fin du siècle la primauté esthétique au réalisme, peut traiter des sujets analogues. Léon Frédéric [13] (1856-1940) le démontre avec Les Âges de l’ouvrier (1895-1897, musée d’Orsay, ill. 3). Cette représentation de rues populaires et populeuses de Bruxelles annonce l’ère des masses, espérée par les défenseurs du prolétariat, redoutée aussi par tous ceux qui craignent l’avènement du pouvoir de la foule, comme le sociologue Gustave Lebon. Elle exprime en tout cas les principaux traits de la peur sociale du XIXe siècle. L’horizon de cette masse humaine est sombre : la ciel ne luit guère et l’arrière-plan du tableau est occupé par des bâtiments évocateurs de l’inéluctable destinée ouvrière : le palais de justice au fond du volet de droite, la prison de Saint-Gilles dans celui de gauche, dans le volet central, l’hôpital Saint-Pierre, et à droite, seule consolation ?, Saint-Michel-et-Gudule dont le peintre a transféré l’emplacement. Le triptyque est une forme propice à l’atmosphère religieuse, laquelle est renforcée par de nombreux détails : le volet de droite, réservé aux hommes, évoque une élévation (ou une descente) de croix, celui de gauche, pour les femmes, accumule des représentations de Marie avec l’enfant. Les personnages ont une attitude recueillie, mais le réalisme des visages s’oppose à la complexité du traitement des linges. Le monde des enfants, abandonnés à la rue, semble voué à la perdition : le jeu accompagne la misère (guenilles des joueurs de cartes), mais le désespoir n’est pas total. Les enfants du premier plan, bien nourris et correctement habillés, à l’ombre du couple d’amoureux, peuvent incarner un avenir meilleur. Celui-ci peut être le fruit des luttes sociales et politiques. A l’arrière-plan, des drapeaux rouges encadrent un enterrement : victimes des émeutes de 1893 en faveur du suffrage universel ? L’esprit de revendication sociale et de démocratie politique n’est pas, notamment en Belgique contradictoire avec l’expression de sentiments religieux. Ce tableau est peint peu après la parution de l’encyclique Rerum Novarum (1891) du Pape Léon XIII qui fonde le christianisme social et va permettre le renouvellement du parti catholique belge. Le symbolisme quelque peu mystique de Frédéric demeure cependant assez éloigné du réalisme social du peintre et sculpteur Constantin Meunier (1831-1905). Cette œuvre permet aussi d’évoquer les lents « progrès » sociaux de la Belle Époque, avec l’affirmation du discours social, proclamé par le syndicalisme et les mouvements sociaux, mais aussi pris en compte par les pouvoirs publics, avant comme après la création en France du ministère du Travail (1906).

Autres peintres, mêmes enfants ?

4. Claude Monet
Un coin d’appartement, 1876
Paris, Musée d’Orsay, Inv. RF 2776
Cliché : RMN
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Cela dit, il serait un peu facile de se contenter de passer en revue des sujets « populaires » pour les distinguer du monde charmant que choisit souvent de représenter Carolus-Duran. Nous pouvons aussi évoquer d’autres destinées enfantines en observant des tableaux d’autres maîtres, qui prirent eux aussi leurs sujets dans leur environnement familial immédiat ou dans la bonne société bourgeoise du temps. Claude Monet (1840-1926) avec Un Coin d’appartement (1876, musée d’Orsay, ill. 4) en offre un exemple fameux. La reproduction de ce tableau a longtemps illustré À la recherche du temps perdu dans le classique manuel de littérature dirigé par Lagarde et Michard. Ce sont sans doute des partis pris esthétiques plus que des choix idéologiques qui expliquent les réactions négatives d’une partie de la critique devant ce tableau : « effroyable spectacle de la vanité humaine s’égarant jusqu’à la démence » écrit sans nuance Albert Wolff dans Le Figaro. Monet met en scène une autre vision de l’enfance bourgeoise, plus mélancolique. Le sentiment de solitude de l’enfant, saisi dans une attitude indolente, placé en face du spectateur, juste à côté de la ligne médiane qui sépare en deux parties symétriques le tableau, est renforcé par son effacement relatif dans le décor : l’enfant n’est pas visible d’emblée. Le goût du bibelot, la surcharge décorative des appartements (rideaux, plantes vertes, etc.), sont typiques des intérieurs bourgeois de la fin du siècle. Au moment où la cellule familiale s’impose face à la sphère publique vont commencer également les contestations de son emprise : « Familles, je vous hais ! Volets clos, portes refermées, possessions jalouses du bonheur. » ne va pas tarder à écrire André Gide (Les Nourritures terrestres, 1897).

5. Eugène Carrière
Intimité
Paris, Musée d’Orsay, Inv. RF 1604
Cliché : RMN
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Mais autrement plus cruel est le destin des familles frappées par le malheur de la perte irréparable. Eugène Carrière peint souvent celui-ci, ou du moins sa menace : Intimité (1889, musée d’Orsay, ill. 5). On a parfois considéré Carrière comme un peintre quelque peu entaché de préciosité mondaine. Pourtant, le critique d’art Roger-Marx l’appréciait et soulignait la portée sociale de son oeuvre, comparée à celles de Michelet, Ibsen et Maeterlinck. « Le tragique poète des tendresses et des terreurs maternelles », selon Octave Mirbeau (Le Figaro, 6 mai 1892) affectionne les représentations d’enfants entourés d’une inquiète sollicitude familiale. Siècle de progrès assurément, notamment dans le domaine de la médecine et de la santé publique, ce qu’illustre la figure emblématique de Louis Pasteur, le XIXe siècle n’en demeure pas moins une époque où la mort prématurée est fréquente, où sévissent de nombreuses épidémies. La mortalité infantile, considérable par rapport à nos critères actuels, recule lentement : elle concerne encore vers 1900 une naissance sur cinq. C’est cette donnée qui sous-tend l’atmosphère des tableaux de Carrière : Mirbeau y repère la fréquente présence de « la mort voleuse qui semble planer, toujours et partout ». Au même moment, la société reconnaît à la mort de l’enfant une importance comparable à celle de l’adulte : en 1850, est ainsi établie l’égalité entre enfants et adultes dans les sonneries de deuil des églises tandis que les parents commencent à porter le deuil des enfants morts en bas âge [14].

6. Pierre Auguste Renoir
Jeunes filles au piano, 1892
Paris, Musée d’Orsay, Inv. RF 755
Cliché : RMN
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Faut-il rester sur une note triste ? Nous pouvons très volontairement, comme Renoir, prendre le parti de la « gaieté » et du « joli ». Pierre-Auguste Renoir (1841-1919) assumait en effet totalement le choix du caractère aimable et irénique qu’il voulait donner à son œuvre : « Pour moi, un tableau doit être une chose aimable, joyeuse et jolie : oui, jolie. Il y a assez de choses embêtantes dans la vie pour que nous n’en fabriquions pas encore d’autres [15] ». Point de vue approfondi par le critique Albert Aurier : « Le joli de Renoir (...) devient prodigieusement intéressant, d’abord par son excès même et ensuite parce qu’il est, en quelque sorte, un joli philosophique, un joli symbolique, de son âme d’artiste, de ses idées, de ses compréhensions cosmologiques... ». Dans Jeunes Filles au piano (1892, musée d’Orsay, ill. 6), il donne à voir le même monde que celui peint par Monet, mais avec un regard plus optimiste et souriant. Est-ce parce que la représentation de jeunes filles ne s’accompagne pas aisément d’images dramatiques, de tensions et de violences que celles-ci semblent vivre dans un monde d’harmonie, qui respire le bien-être et l’intimité ? Renoir apprécie particulièrement ces atmosphères paisibles, mais cette leçon de piano est aussi l’occasion de rappeler la place primordiale des arts d’agrément dans l’éducation féminine de ce milieu et de cette époque [16]. Le tableau de Renoir lui a été commandé pour le musée du Luxembourg, musée des artistes vivants, par le directeur des Beaux-Arts, Henry Roujon, sur intervention de son ami Stéphane Mallarmé. L’artiste a réalisé six versions, cinq toiles et un pastel, laissant les représentants de l’État choisir.

7. Félix Vallotton
Le ballon, 1899
Paris, Musée d’Orsay, Inv. 1977 353
Cliché : RMN
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Bonheur et angoisse

Pierre Bonnard (1867-1947) avec L’Enfant au pâté de sable (1894, musée d’Orsay) choisit aussi de peindre un moment de bonheur. L’enfant tourne le dos au spectateur : il est dans son monde, dont la valeur est implicitement reconnue puisqu’il constitue le sujet du tableau. L’enfant n’a plus besoin de prétexte familial ou anecdotique pour figurer sur la toile. Bien plus, est esquissée l’idée que son monde nous demeure étranger dans une certaine mesure, qu’il ne nous est jamais tout à fait accessible. C’est l’aboutissement de l’évolution pressentie par Victor Hugo dans L’Art d’être grand-père : en contemplant l’enfant, on trouve « une profonde paix toute faite d’étoiles ». On sait que Bonnard fut surnommé par ses amis « le nabi japonard ». Le japonisme se lit dans le format choisi, la grande sobriété des teintes, le traitement en damier du vêtement de l’enfant, les surfaces mouchetées. Le peintre renoue également avec la concision et l’abstraction géométrique du Quattrocento.
L’enfant peint par Félix Vallotton (1865-1925) dans Le Ballon (1899, musée d’Orsay, ill. 7) est sans doute lui aussi heureux. Est-il trop romanesque et psychologisant cependant de noter que l’atmosphère du tableau est moins sereine, plus inquiétante que dans les œuvres précédemment évoquées ? L’enfant est aussi échappé du monde des adultes. Pendant que les deux silhouettes féminines prolongent leur promenade, il court vers son ballon, à proximité de l’ombre projetée par les arbres. Alors que le tableau de Bonnard semble baigner dans une atmosphère sereine et heureuse, le sentiment d’inquiétude est ici prégnant, avec un paysage sans ciel, dépourvu d’issues. Il peut être tentant d’évoquer l’intérêt pour la psychologie enfantine dans la France de la fin du XIXe siècle et de noter la concomitance de dates entre l’œuvre de Vallotton et L’Interprétation des rêves de Sigmund Freud. Avec le XXe siècle commence à se bâtir une vision entièrement renouvelée du monde de l’enfance, identifiée avec un temps de bonheur, mais un bonheur fragile et menacé par des dangers aux natures diverses, qu’il convient de combattre inlassablement [17].

Gilles Candar

Notes

[1Cf. son grand classique, L’Enfant et la vie familiale, Paris, Seuil, collection « L’univers historique », 1973.

[2Cf. Maurice Crubellier, [[L’Enfance et la jeunesse dans la société française 1800-1950

[3Cf. Claire Barbillon, « Images de l’enfant : mythe et réalité », 48-14, n° 2, 1990.

[4Cf. sous la direction de Michelle Perrot, De la Révolution à la Grande Guerre, tome 4 de l’Histoire de la vie privée, dirigée par Philippe Ariès et Georges Duby, Paris, Seuil, collection « L’univers historique », 1987.

[5Edward Shorter, Naissance de la famille moderne, Paris, Seuil, « Univers historique », 1977, rééd. « Points », 1981.

[6Cf. Antoine Prost, L’Enseignement en France 1800-1967, Paris, A. Colin, « U », 1968.

[7Cf. Jacques Ozouf, Nous, les maîtres d’écoles, autobiographies d’instituteurs de la Belle Époque, Paris, Gallimard, « Archives », rééd. Folio, 1993.

[8Cf. Françoise Mayeur, L’Éducation des filles en France au XIXe siècle, Paris, Hachette, 1979.

[9Cf. Vincent Viet, Les Voltigeurs de la République. L’inspection du travail jusqu’en 1914, Paris, CNRS Éditions, 1994, 2 volumes.

[10Cf. Chantal Georgel, L’Enfant et l’image au XIXe siècle, dossier du musée d’Orsay, n° 24, RMN, 1988 et L’Enfant, Carnet parcours du musée d’Orsay, n° 16, RMN, 1989.

[11Cf. Colette Cosnier, Marie Bashkirtseff un portrait sans retouches, Pierre Horay, 1985.

[12Cf. François Jacquet-Francillon, Naissances de l’école du peuple, 1815-1870, Paris, Éd. de l’Atelier, 1995.

[13Cf. Rodolphe Rapetti, « Léon Frédéric et Les âges de l’ouvrier », Revue du Louvre, 2, 1990.

[14Cf. Alain Corbin, Le Temps des cloches, Paris, Albin Michel, 1994.

[15Cité par Albert André, Renoir, Paris, Crès, 1919.

[16Cf. Nicole Savy, Les Petites filles modernes, dossier du musée d’Orsay, n° 33, RMN 1989.

[17Cf. Marie-José Chombart de Lauwe, Un monde autre, l’enfance, de ses représentations à son mythe, Lausanne-Paris, Payot, 1971.

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