Désherbage, contribution de Bertrand Calenge

Nous avons reçu de Bernard Calenge, conservateur général à la bibliothèque municipal de Lyon, le courrier suivant à propos du débat sur le « désherbage » :

Le débat animé qui se déroule dans vos colonnes autour de l’article incriminant la mise au pilon de documents de la BHVP m’incite à participer, à la fois parce que le sujet m’intéresse grandement et parce que deux des commentatrices (Juliette Jestaz et Séverine Lepape) me prennent à témoin (partie ?), la première explicitement comme référence en matière de désherbage, la seconde implicitement en incriminant les tentatives de « shadokisation » des pratiques bibliothécaires.

Je partage totalement l’avis de Séverine Lepape lorsqu’elle voit dans ce débat « les deux cultures radicalement opposées d’un chercheur et d’un bibliothécaire ». Néanmoins, je ne la suis pas, ni Juliette Jestaz, ni non plus Rémi Mathis, lorsqu’ils posent la question de la patrimonialité sous l’angle privilégié de la rareté (pas plus que je ne peux les suivre lorsqu’ils laissent entendre que le manque de place et de moyens est une raison valable à ces exterminations)

Les quelques écrits que j’ai commis sont toujours restés prudents sur la question des collections patrimoniales, et j’ai toujours prôné le désherbage – et même le pilon, sous certaines conditions – pour les seules collections largement diffusées et attentives à l’appétit du plus grand nombre, par exemple espaces de libre accès des bibliothèques publiques et bibliothèques étudiantes.

En ce qui concerne les collections patrimoniales – ou en l’occurrence les collections spécialisées -, l’argument de la non-rareté de tel ou tel document ( The Art bulletin ou un autre) n’est pas suffisant pour procéder à de telles opérations. Au-delà du stock documentaire accumulé au cours des années, une bibliothèque – et en particulier une bibliothèque de recherche – constitue des corpus qui disposent d’une certaine cohérence interne, indépendamment de la rareté des documents qui les composent. Corpus élaborés souvent par des donateurs ou légataires privés, parfois par les bibliothécaires eux-mêmes avec la complicité implicite des chercheurs qui les sollicitent. Et ce qui est important dans de tels cas (incomparables avec l’exercice de consommation culturelle qui régit légitimement nombre de collections), c’est non la singularité de tel document – surtout quand effectivement il se trouve présent dans plusieurs établissements peu éloignés -, que la cohérence de sa présence avoisinant d’autres documents qu’il éclaire ou qui lui donnent une signification singulière.

Dans ces conditions, la colère focalisée sur tel ou tel document retiré des collections me semble, en l’absence de rareté affirmée, exagérément totémique. Une autre question pourrait être posée : en quoi la collection de la BHVP perd-elle de sa signification avec cette élimination, compte tenu des orientations qu’elle a prise ? Si la BHVP dispose de fonds solides et cohérents dans des domaines où /The Art bulletin/ (ou tout autre titre…) se révèle un auxiliaire de recherche précieux et éclairant, alors oui, je m’interroge. Si comme vous l’écrivez, la Bibliothèque Forney développe son expertise en ce domaine en accord avec ses voisines (et pour le meilleur usage des maigres deniers publics, tout en étant très proche géographiquement de la BHVP), alors je ne vous comprends pas.

Certains de vos commentateurs évoquent à juste titre la coopération entre bibliothèques en matière de conservation. Permettez-moi d’espérer que cette coopération s’étende aux chercheurs travaillant avec les ressources de ces mêmes bibliothèques. Mais non en termes de prés carrés, de territoires de proximité : après tout, Séverine Lepape souligne justement que le métier de chercheur est itinérant. Mais mon expérience de bibliothécaire me dit qu’un chercheur se dirige vers des gisements plus que vers des titres spécifiques isolés et par ailleurs largement répandus. De même les bibliothécaires gagneraient, dans leurs plans de conservation partagés (eh oui, ça existe !) à ne pas se cantonner à l’analyse particulière de la rareté des titres sur un territoire. Où trouver des espaces de dialogue pacifiés ? Je vous laisse chercher…

Bertrand Calenge
Conservateur général à la Bibliothèque municipale de Lyon

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