Des Canova en « excellent état de préservation »...

1. Les plâtres tels qu’ils sont présentés actuellement
dans l’exposition « Naissance d’un musée » au Louvre
À gauche, Creugas, à droite, Damoxène
Photo : Didier Rykner
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« Nous avons un fort niveau d’exigence sur le plan de la pertinence des œuvres, mais aussi en terme de qualité de leur provenance, de déontologie d’acquisition, et de prix […] Nous ne pouvons pas entraîner nos partenaires sur une pièce qui n’est pas sûre, pas au bon prix, ou pas de bonne qualité ». Ainsi s’exprimait, dans Le Point, Laurence des Cars lorsqu’elle était directrice scientifique de l’Agence France-Muséums. Les émiriens n’ont pas toujours paru certains de ces bonnes intentions, puisqu’ils ont demandé à un expert extérieur un rapport sur les acquisitions. Nous ne connaissons pas le résultat de ce rapport, mais la présence dans l’exposition du Louvre des deux pugilistes en plâtre de Canova montre qu’ils n’ont sans doute pas eu toutes les informations disponibles.

L’historique de ces deux sculptures est confus et ne remonte pas en deçà des années 1980. La notice du catalogue du Louvre Abou Dhabi laisse penser qu’ils auraient été acquis par Gianni Versace chez Sotheby’s Monaco en 1988 où ils sont effectivement passés. En réalité, ils ont longtemps appartenu à la galerie Frémontier, quai Voltaire, qui les a vendus à Versace, comme nous l’a confirmé Mme Frémontier.
En mars 2009, ils ont été mis en vente à Londres chez Sotheby’s par la succession Versace comme « d’après des modèles d’Antonio Canova, milieu du XIXe siècle » où ils furent acquis par une galerie new-yorkaise. En 2012, ils ont été cédés au Louvre Abou Dhabi. Ils ne sont plus présentés comme des copies d’après Canova, mais comme des Canova parfaitement authentiques.

Le petit catalogue publié par le marchand new-yorkais ayant vendu ces œuvres au Louvre Abou Dhabi, sur les conseils de France Muséums , signale, dans un paragraphe intitulé « State of preservation » que : « À l’exception de problèmes structurels internes, causés par l’oxydation des renforts, qui ont été traités en 2011-2012 […], ces plâtres, qui ont toujours été conservés ensemble depuis leur création, sont dans un excellent état de préservation. Ils n’ont probablement pas été beaucoup déplacés. Il n’y a aucune cassure visible et aucun élément n’a été remplacé. [1] ». Le rapport de restauration, que nous a communiqué l’agence France Muséums, indique, pour les deux plâtres : « L’état de conservation en-dessous de la crasse était bon, il n’a aucun manque, aucun ajout, même dans les parties habituellement endommagées comme les mains, les pieds, le nez. […] Cette crasse a eu pour effet de protéger l’épiderme qui s’est révélé très bon au nettoyage. » Il ajoute : « L’essentiel de la patine, en particulier sur les parties hautes et les surfaces larges, est originale, car protégée par l’encrassement. » Pour le Damoxène, il précise : « La base présentait un réseau de fines fissures découvertes sous la crasse. Nous les avons dégagées en déposant le plâtre original qui fut intégralement replacé après l’opération. »
Enfin, interrogée par nous lors d’une présentation de l’exposition à la presse, Laurence des Cars nous a affirmé que : « Il n’y avait pas de problème d’état. Ils étaient essentiellement très encrassés au moment de la vente Versace. Les jambes n’ont pas été restaurées. C’est essentiellement un décrassage, un nettoyage, et une désoxydation des parties métalliques de la base. La patine est bonne, bien sûr. » Elle a ajouté, « au départ, c’était trop beau pour être vrai ». Effectivement…

Toutes ces affirmations, en effet, semblent assez éloignées de la réalité. On peut le voir grâce à une vidéo qui montre une visite au restaurateur en charge de travailler sur ces plâtres. Cette vidéo n’a pas été filmée en 2010-2011, date à laquelle la restauration aurait eu lieu, mais en août et septembre 2009. Nous avons effectué un montage pour en conserver les meilleurs moments, et volontairement flouté les visages et maquillé les voix car notre objectif est seulement de faire le point sur l’état de ces œuvres. Ce qui s’y dit et s’y voit est parfaitement clair et peut se résumer en quelques points :



Des Canova "en parfait état de préservation" par latribunedelart


 loin d’être en excellent état, les plâtres sont très restaurés, en partie avec ce qui est qualifié pendant le film de « plâtre polyester [2] »

 le plâtre polyester est (était ?) très largement présent sur ces statues,

 au moins une jambe, jusqu’au genou (la gauche de Creugas) est entièrement refaite anciennement, en plâtre,

 au moins un talon, celui du pied gauche de Damoxène, a été refait par le restaurateur qu’on voit sur la vidéo ; dans une autre partie de la vidéo (non incluse dans le montage) il donne ce talon en plâtre polyester à l’un des participants à cette réunion pour le faire analyser,

 la base du Damoxène a en grande partie été refaite par ce même restaurateur,

 d’une manière générale, les parties basses des statues étaient très altérées,

 des marques inscrites sur les plâtres, mais aussi des graffitis, ont été enlevés et leur trace n’a pas été conservée (en tout cas dans aucun des documents cités ici) , ce qui est inhabituel et regrettable pour la connaissance de leur histoire,

 il y a des incohérences dans la disposition des croix de transfert (qui servent de repères pour la transcription en marbre), une au moins se trouvant au-dessus du plâtre polyester (ce qui est évidemment impossible comme le fait remarquer le restaurateur, et prouve que la croix a été refaite sur la restauration),


2. Cuisse droite de Creugas
État en août-septembre 2009
dans l’atelier de restauration
Photo : La Tribune de l’Art
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3. Cuisse droite de Creugas
État en mai 2014
Photo : Didier Rykner
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 la patine a été en partie refaite, certainement de manière importante, contrairement à ce qu’on a pu lire ou entendre ; on voit distinctement sur les images l’état de dégradation de la surface, un peu partout, et on entend également dire que l’on doit retrouver une patine d’une couleur que l’on voit encore sur la tête… Nous pouvons aussi comparer des photographies, tirées du film, et prises sur les mêmes modèles, et presque sous le même angle, dans l’exposition du Louvre (ill. 2 à 5).


4. Damoxène, détail
État en août-septembre 2009
dans l’atelier de restauration
Photo : La Tribune de l’Art
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5. Damoxène, détail
État en mai 2014
Photo : Didier Rykner
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Tous ces constats relèvent des vidéos dont nous disposons, qui sont loin de refléter toutes les étapes de la restauration. Il serait étonnant qu’il n’y ait pas d’autres dégradations que celles que nous décrivons ici.

Nous avons consulté un spécialiste de la restauration des plâtres et lui avons montré le film et les photos pour lui demander son opinion, notamment à propos de la patine. Voici ce qu’il nous a dit : « le plâtre présente une altération classique d’un plâtre qui n’a pas eu des conditions de conservation optimales. La surface n’est pas en bon état de conservation, elle est très altérée (fissures, trous, griffures, graffitis).
Entre ce que vous me montrez comme résultat [les œuvres exposées au Louvre] et la vidéo, il y a eu une campagne exhaustive de bouchage des accidents de la surface et une harmonisation de la teinte, sans doute partielle. Il y a de la patine originale mais elle n’est pas conservée dans toutes les zones, certaines étant trop altérées. Le langage employé par le rapport de restauration se veut rassurant, il s’agit d’une façon de présenter un objet et sa restauration très simplificatrice.
 »

Il est exact que beaucoup de plâtres anciens parviennent jusqu’à nous dans un état moyen ou mauvais, pas très différent de ce que l’on voit ici, et qu’il est nécessaire de les restaurer pour les exposer. Incontestablement, ce qui nous a été confirmé par le spécialiste que nous avons consulté, le travail a ici été bien fait. Mais les émiriens ont-ils été informés de l’état réel de ces œuvres ? L’agence France Muséums était-elle au courant de ces restaurations très importantes ? Est-il opportun, pour constituer un « musée universel », d’acquérir des œuvres autant restaurées ? Peut-être, à condition que l’on sache ce qu’on achète. Si les émiriens n’ont pas été informés de ces restaurations que l’on cache même aux journalistes, peut-on dire qu’ils ont été conseillés au mieux ? Toutes ces questions méritent d’être posées.

Didier Rykner

Notes

[1« With the exception of internal structural problems caused by oxidation of the reinforcements, which were treated in 2010-2011 […], these plasters, which have been kept together as a set ever since they were made, are in an excellent state of preservation. Having probably not been moved around much. There are no breaks to be seen an no element has been replaced. »

[2À un moment de la vidéo (non repris dans le montage), le restaurateur évoque aussi l’existence possible d’un plâtre auquel on aurait ajouté une colle animale ; il s’agit en tout cas d’un plâtre non original.

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