Courrier reçu de Juliette Jestaz, Conservatrice des imprimés et des manuscrits, ENSBA

Nous avons reçu ce courrier de Juliette Jestaz (notre réponse suit) :

Monsieur,

On m’a transmis votre article sur le désherbage de périodiques à la Bibliothèque historique de la ville de Paris. Je regrette que vous ayez cru bon d’agiter la communauté des historiens de l’art pour un point technique, qui ne les intéresse pas, et ne relève absolument pas de la défense du patrimoine (des bibliothèques ou d’autres organes).

Si vous prenez la peine de consulter le catalogue collectif des bibliothèques universitaires (SUDOC) dont vous a parlé Mme Toulet, Vous y verrez que The Art Bulletin est une revue disponible dans plusieurs dizaines de bibliothèques en France, certes dans des états de collection très variés, et que la bibliothèque de l’Inha, puisque vous la citez, la possède intégralement (et qu’il n’était donc pas besoin de la contacter).
Cela vous permettra de constater que les bibliothécaires ont réussi grâce à des efforts de collaboration qui durent depuis des décennies, à constituer un outil collaboratif, qui leur évite les démarches si coûteuses de contacts bilatéraux, lorsqu’on a décidé d’éliminer une collection.

Ces opérations de désherbage ne sont pas le fruit du coup de tête d’un bibliothécaire, mais des travaux complexes et longuement préparés, encadrés par une large littérature professionnelle. Voir la dernière édition de B. Calenge, Les Politiques d’acquisition [en bibliothèque], 1993, ou le manuel de référence de deux inspectrices générales des bibliothèques.

Oui, il n’est pas très compliqué à Paris de se procurer The Art Bulletin : Sainte-Geneviève (bibliothèque publique), et pour les étudiants, en vrac, l’Inha, Michelet, la Médiathèque de l’Ecole des beaux-arts..., et on ne peut dire franchement qu’il s’agisse d’un titre grand public.

Etant donné l’audience dont jouit La Tribune de l’Art, je vous trouve bien léger de lancer un opprobre public sur quelqu’un, alors que vous ne connaissez pas les pratiques d’un milieu professionnel. Le succès de votre publication doit vous obliger à des précautions considérables avant de lancer une condamnation. Vous auriez pris la peine de contacter la moindre association professionnelle, par exemple Biblio-Pat, association de 719 bibliothécaires spécialisés dans la gestion de collections anciennes, vous auriez pu vous rendre compte du manque de fondements de vos accusations.

Le désherbage est aujourd’hui répandu dans toutes les bibliothèques, contraintes de gérer sans moyens une expansion continue des collections dans des espaces insuffisants, et qui doivent tenir compte du développement continu des ressources en ligne (les bibliothèques de Reims, Montpellier et Lyon-II donnent aujourd’hui accès à The Art Bulletin en ligne, collection complète, d’après le Sudoc). Toute la profession pourrait être alignée sur le pilori où vous clouez aujourd’hui Mme Toulet, reconnue par ailleurs comme un de nos meilleurs spécialistes du livre ancien, qui s’est illustrée par l’organisation de plusieurs très belles expositions au musée Chantilly, chartiste, imbibée de la déontologie du métier de conservateur et qui connaît depuis l’enfance la valeur intellectuelle, symbolique et matérielle du livre.

J’estime que vous lui devez une réparation publique.

Avec mes sincères salutations,

Juliette Jestaz
Conservatrice des imprimés et des manuscrits
Ecole nationale supérieure des beaux-arts, service des Collections

Nous avons répondu à Juliette Jestaz, qui nous a envoyé les précisions complémentaires suivantes :

Une partie des bibliothécaires, comme le public, a du mal à assimiler la pratique du désherbage, qui est effectivement née, comme vous y faisiez allusion dans votre article, dans les bibliothèques dites de lecture publique. Il se trouve que l’évolution des collections de toutes les bibliothèques depuis l’explosion des publications survenue depuis l’après-guerre contraint désormais, non seulement à choisir beaucoup plus restrictivement les ouvrages qu’on acquiert, mais aussi à reconsidérer l’utilité et l’usage des fonds qui sont conservés, et qui ne relèvent pas de collections patrimoniales et « d’appartenance imprescriptible ». Il y a encore 15 ans, toutes les bibliothèques municipales de France conservaient leur collection du Monde et du Figaro ; le gros travail de collaboration mené depuis a permis de répartir leur conservation par région. Avant de vous indigner de cette pratique, demandez-vous s’il ne vaut pas mieux des collections de périodiques correctement conservées en peu d’exemplaires, que des collections entassées par terre, sans reliure (ça prend de la place) tous les 10 km.

Le principe peut être parfaitement étendu aux collections des bibliothèques universitaires ou de niveau équivalent. Il est inutile de trouver la Gazette des beaux-arts dans des dizaines de bibliothèques à Paris, de même qu’il faut pouvoir la trouver dans plusieurs, étant donné son importance historique dans la discipline. Le jugement sur ce délicat équilibre relève des compétences de notre métier de bibliothécaires, formés à ces questions complexes regroupant la connaissance des usages des catégories de public pouvant être concernées, la connaissance d’une discipline du savoir et celle de l’état des collections dans le "paysage documentaire" où s’inscrit l’institution (pour parler le jargon bibliothéconomique).

Par ailleurs, pour vous répondre sur la question de la revente : il est possible qu’il y ait des progrès à faire sur le bout de la chaîne, et la collaboration avec des revendeurs. Mais franchement, j’ai beaucoup de mal à croire qu’ils puissent être intéressés par des collections de périodiques (notamment étrangers). Et vous, historien de l’art, demandez-vous si vous auriez vraiment envie de récupérer 10 mètres de l’Art bulletin (abstraitement oui, dans les faits, non). Les particuliers rencontrent à leur échelle, notamment en région parisienne, exactement les mêmes difficultés de stockage que les bibliothèques publiques. Et il m’arrive régulièrement de jeter des livres de ma bibliothèque, récupérés trop hâtivement autrefois, ne souhaitant pas encombrer des bouquinistes d’ouvrages dont j’estime qu’ils n’en valent pas la peine.

Juliette Jestaz

Notre réponse :

Nous développons une grande partie de nos arguments dans cet article publié ici. Précisons cependant, en complément :

 que nous n’avons jamais remis en cause les compétences dans le livre ancien de Mme Toulet, et que cela n’était aucunement le propos ici,

 que The Art Bulletin n’était qu’un exemple, puisqu’il s’agissait de la revue qui se trouvait au-dessus de la benne,

 que nous n’avons jamais prétendu qu’il s’agissait d’un titre « grand public », évidemment. Mais attend-on d’une bibliothèque spécialisée qu’elle propose des titres « grand public » ?

 que l’accès d’une revue en ligne ne doit évidemment pas empêcher sa conservation et sa consultation sur papier (beaucoup plus agréable), et surtout qu’une bibliothèque publique ne peut se défausser sur d’autres (en l’occurence l’association américaine CAA) de ses missions de conservation et de diffusion de ses collections. Que se passera-t-il par exemple si le CAA décidait par choix ou par obligation de cesser la diffusion par Internet de sa revue (fort chère au demeurant, et nécessitant un abonnement annuel) ?

 que nous connaissons des dizaines de personnes qui auraient été ravis de récupérer « dix mètres » de The Art Bulletin, une revue qui n’a rien d’abstrait, quasiment introuvable d’occasion, et ruineuse à l’achat neuf. Signalons, par exemple, que la bibliothèque universitaire d’Aix-Marseille II, possède The Art Bulletin sur papier, depuis 1961, vol 43, n° 1, et qu’il lui manque les numéros suivants : 1962 no. 2 ; 1963 no. 3 et 4 ; 1964 vo. 46 ; 1966 no. 3 ; 1967 vo. 49 ; 1968 no. 1-4 ; 1969 vo. 51 no. 4 ; 1973 vo. 55 no. 2, 3/4 ; 1975 vo. 57 no. 1/2 ; 1976 vo. 58 no. 3 ; 1978 vo. 60 no. 4 ; 1982 no. 3 : 2009 no. 1.
Toujours à Aix-en-Provence, la bibliothèque Mejanes (Cité du Livre) n’a pas The Art Bulletin et « serait heureuse d’en disposer ».
La BHVP a-t-elle contacté ces établissements ? Evidemment non. On n’ose imaginer combien de bibliothèques de province auraient aimé, elles aussi, bénéficier de cette revue. Au moins, il n’y aura pas de choix cornélien à effectuer.

Didier Rykner
(mis en ligne le 19 juin 2009)

Lire également ici et quelques autres réactions ici.

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